Analyse du Dasein (12 à 44).
L'être-au-monde (paragraphes 12 à 14).
Le point de départ de l'analytique du Dasein, nous explique Heidegger, laquelle consiste à rechercher ses déterminations d'être – expression que l'on pourrait tenir pour synonyme d' "existentiaux" – est la constitution d'être que nous appelons être-au-monde. Ce dernier, poursuit-il, est un phénomène unitaire qui comporte trois aspects : le "au-monde", l' identité de l'étant qui est au-monde, et l'"être-au" ou "être-à", que Heidegger se propose d'analyser dans cet ordre là, partant du "au-monde", entreprenant ensuite de dire "qui" est au monde, et développant à partir de là la manière dont il y est, qu'il précise être un existential, opposé aux catégories de ce qui n'est pas le Dasein (paragraphe 12).
Si nous traduisons tout cela en langage ordinaire, nous dirons que Heidegger s'est trouvé confronté au problème de toute démarche introspective : ce que nous trouvons en nous fait partie du monde. Mais comme il ne veut ni des objets de la sensibilité et de la connaissance, ni du sujet de l'intuition et de la pensée, il est pour lui rusé de se centrer sur le rapport des deux, pour en faire un lieu propre, et non (soi-disant) celui de leur relation, le lieu des "existentiaux" du "Dasein".
Il lui faut pour cela affirmer que la connaissance du monde, donc en fait toute connaissance, n'est qu'un mode dérivé et déficient de l'être-au-monde, qui en dérive nécessairement lorsque la préoccupation et le souci de l'être qui le font être-au-monde s'éteignent dans une inactivité contemplative. Il n'envisage donc, de fait, la connaissance du monde et la connaissance en général que comme abstraites et séparées de l'activité, représentation idéologique typique d'un faisant fonction du "travail" intellectuel, mais nullement conforme à la façon réelle dont s'est développée la connaissance, est-il besoin de le souligner (paragraphe 13).
Et donc, si l'on veut s'attaquer à ce que désignent les mots "au-monde", convient-il encore de préciser que le sujet traité n'est pas ... le monde, mais bien les existentiaux, modes d'être du Dasein (paragraphe 14) : donc non pas le monde, mais une chose à désigner par un néologisme formé sur Welt, monde : Weltlichkeit, qui sera mondéité dans la traduction Vezin, et mondanéité dans la traduction Martineau. Que de mondanités !
Monde, espace, ambiance, milieu ... petit-bourgeois ! (paragraphes 15-18 et 22-24).
Heidegger a son idée, son plan est préconstruit. Il entend nous construire un "monde", quotidien, médiocre, et ambiant, à partir du Dasein, afin de produire en nous, au final, une impression de désagrément et de banalité, étant donné que la première modalité d'être du Dasein analysée est l'inauthentique. A partir de là, il élargira le champ pour pouvoir passer au Dasein "authentique", véritable sujet de la seconde (et, de fait, dernière) partie de l'ouvrage.
Le fil directeur pour analyser le "au-monde" de l'être-au-monde quotidien est le Umgang, qui signifie usage des choses au sens de maniement en même temps qu'accès aux objets d'utilité, que Martineau traduit par usage et Vezin par commerce (paragraphe 15). Il est très intéressant de constater que la seule manière de restituer véritablement le sens de ce terme chez Heidegger est de le situer dans les catégories de Marx : l'usage-commerce-maniement, le Umgang, c'est la valeur d'usage dans la vie quotidienne, dont on dispose chez soi ou que l'on se procure par l'échange marchand simple. C'est donc la valeur d'usage telle que la déterminent les rapports sociaux marchands, par conséquent les rapports sociaux capitalistes, mais sans que celui qui en use ait la moindre conscience de cette source de ce dont il use.
Nous sommes là, qu'on ne se méprenne pas, aux antipodes d'une inspiration "marxiste" : nulle mention de Marx dans Sein und Zeit, tout laissant à penser que Heidegger ne le connaît ni ne l'estime à cette date. Il en fera mention dans son cours hitlérien sur "Hegel et l’État" de fin 1933, en opposant un Hegel mythifié, celui des Principes de la philosophie du droit, à son "négatif" représenté par Marx aussi bien que par le libéralisme politique. Puis, dans sa Lettre sur l'humanisme, en 1947, il rendra un hommage opportuniste à Marx pour la notion d'aliénation, qu'il rapproche immédiatement de l'absence de patrie de l'homme moderne. C'est donc tout à fait involontairement que Heidegger met remarquablement bien en exergue, dans ce 3° chapitre de la 1° partie de Sein und Zeit, la catégorie de la valeur d'usage vue par un "usager" de celle-ci, qui n'a pas à la produire, sans pour autant être un capitaliste : un petit-bourgeois.
Cet usage des choses est émietté en une multiplicité d'actes (comme l'est réellement la sphère de la circulation marchande). De manière soi-disant "phénoménologique", il ne consiste pas dans la connaissance abstraite des choses, mais dans une préoccupation du Dasein qui utilise et connaît de manière empirique et intuitive, mais pas rationnelle et discursive, son monde environnant : on est là dans l'apologie du "bon sens près de chez soi' attribué au paysan ou, mieux encore, à l'artisan. Heidegger prétend que la praxis des Grecs et d'Aristote est la même chose, remarquable abus de langage et amalgame interprétatif, qui nous signale qu'il semble bien penser que son petit-monde de la Hutte de Todnauberg avec sa cabane à outils est une formation non pas sociale, mais "existentiale", transhistorique, existant de toute éternité !
L'étant se rencontrant dans la préoccupation qui n'est ni une simple chose extérieure, ni une marchandise déterminée par sa valeur d'échange encore qu'il faille parfois se le procurer contre espèces sonnantes, est désigné par le terme de Zeug, mot allemand assez polysémique car, signifiant ustensile ou outillage, il peut aller jusqu'à signifier "substance" dans certains cas. Ce terme est combiné chez Heidegger à un néologisme, Zuhandenheit, traduit par utilisabilité, et qui fait symétrie avec l'être-là-devant ou être-sous-la-main, Vorhandenheit, les deux termes ayant pour radical Hand, la main. Chez Martineau, Zeug est simplement traduit par outil. La traduction Vezin-NRF donne, défense de rire : util, prononcez "outile" !
Comme l'explique une longue note de cette édition, c'est une orthographe ancienne d'outil, datant du XVI° siècle. Ce côté "vieille France artisanale" colle il est vrai aux exemples et à toutes les descriptions de Heidegger, qui nous parle de modes de vies et de pratiques artisanales dans une Heimat sud-allemande, voire même des petits travaux manuels du mage de Todnauberg à ses heures de repos, pendant qu' Elfriede fait bouillir la soupe entre un Pater et un Heil Hitler et que le bon maître repose son grand esprit en créant de menus objets par le travail de ses mains, en bon Dasein préoccupé qui "outilise" l'être-là-devant formé par la buche, le rabot et le marteau, après avoir, d'ailleurs, fait de même au moyen de sa plume et de son papier à en-tête.
L'exemple le plus abouti, récurrent chez Heidegger, de maniement de "l'util" et donc de préoccupation du Dasein comme être-au-monde, c'est l'emploi d'un marteau pour enfoncer un clou, ce qui donne l'impression que ce fut là, dans la "quotidienneté", la forme du travail humain la plus élaborée qu'ait connu, et peut-être pratiqué, le mage de la Forêt noire en costume régional. Taper à coup de marteau, rien de tel pour dévoiler la "manualité" spécifique" du marteau. Et, tapant avec son marteau, le "commerce" qui use et manutentionne n'est pas aveugle, ce qui est l'occasion de nommer la forme de connaissance qu'on a là, bien distincte de la connaissance abstraite de la vilaine raison raisonnante : c'est la discernation.
Ainsi, est-on tenté de poursuivre, la discernation du marteau fait "haïe" et crie m..., pardon zut, quand la marteauité du marteau se manifeste envers elle en affectant les doigts de sa main, ce que les éminents traducteurs auraient pu désigner par un néologisme franco-allemand : la Zut-handenheit !
Zeug désigne donc ces valeurs d'usage, procurées par un échange marchand qui se ferait entièrement en vue de la valeur d'usage (chose qui n'a jamais existé). Ce fétichisme inconscient de la valeur d'usage situe pour nous Heidegger dans le "camp" du particularisme concret, contre l'universalité abstraite, sans comprendre que ses représentations d'objets concrets utilitaires assujettis à une "discernation" intuitive, concrète et empreinte du sang et du sol, sont tout autant fonction de la domination du capital que celles de la valeur abstraite et monétaire - les "utils" sont des évidences, dont à aucun moment il n'envisage qu'ils pourraient avoir été produits par le travail social d'êtres humains.
On pourrait, certes, alléguer que comme nous sommes dans la sphère de la quotidienneté, où le Dasein authentique ne s'est pas encore ou pas forcément découvert, nous aurions affaire à une critique implicite de tels rapports sociaux. Mais un usage "authentique" de l'outil sera affirmé par Heidegger, Führer nazi de l'université de Fribourg, prêchant pour les camps de travail étudiants-chômeurs, action commune pour la "cause" dans le "combat" : la valeur d'usage marchande n'est pas en tant que telle critiquée, ni associée de manière structurelle à la quotidienneté médiocre, même si elle semble bien l'occuper pleinement.
A partir de là les paragraphes 16 à 18 procèdent aux agrandissements successifs de la perspective étriquée du petit-bourgeois (aisé) dans son chalet, qui coupe du bois, plante des clous et noue ainsi un certain rapport à l'être ! Non sans comique involontaire, Heidegger nous explique que l' "util" peut se casser ou se perdre ou devenir inutile, mais qu'alors le Dasein ne perd pas, lui, son rapport à cet être. L' "util" peut même devenir carrément pénible (se tapait-il sur les doigts souvent avec son marteau ? ). Tout cela nous donne les modes de la surprenance, de l'importunance et de la récalcitrance (festival de néologismes rigolos de la traduction Vezin !), qui ont pour fonction d'amener le caractère d'être-la-devant à émerger à même l'utilisable. Deuxième étape : l'être comme tel de l'étant, là-devant, est repéré, la conscience des objets en tant que tels n'étant pas première mais succédant à l'emploi des "utils".
Le monde est alors élargi en un monde ambiant, ce qui traduit Umwelt. Terme et notion viennent du biologiste Jacob von Uexküll - un baron balte, prédécesseur de Konrad Lorentz, à l'origine d'une "nouvelle biologie" non darwinienne reposant sur la notion de conditionnement par le milieu, fortement lu dans les milieux Steiner et d'extrême-droite dans les années 1920-1930 et faisant référence dans des courants écologistes par la suite, éditeur allemand du théoricien raciste H.S. Chamberlain, auquel Husserl, d'une part, Ludwig Clauss le raciologue, d'autre part, se référaient aussi (paragraphe 16).
Généralisation suivante : les utilisables renvoient à d'autres choses et les uns aux autres, ceci incluant le fait de "montrer" quelque chose, de le signaler, de l'indiquer (on a droit à un long développement sur les flèches de direction des voitures dans les années 1920). Ces renvois forment tout un réseau, que Heidegger prend soin de distinguer des mises en relation qu'examine la logique. Et finalement tous les signes relèvent de cette extension et prennent place par ce réseau, le signe étant un utilisable ontique qui, tout en fonctionnant comme cet util particulier, a en même temps un rôle d'indicateur par rapport à la structure ontologique de l'utilisabilité, du réseau entier des renvois et de la mondéité.
Cette pseudo-métaphysique du marteau et du panneau indicateur a étendu la relation au Dasein de l'ensemble des valeurs d'usage à l'ensemble des signifiants en général, langage inclus (paragraphe 17).
Argent, travail abstrait producteur de valeur, sont quant à eux des impensés, exclus : nous sommes dans le monde capitaliste de la seule particularité concrète, dans lequel la figure du Juif exprime concrètement la maudite universalité abstraite, calculatrice et financière.
A force d'étendre son petit monde, le manieur d'"utils" en arrive à une "entente", une saisie ou une notion du monde en général. La mondéité du monde repose sur la généralisation des phénomènes de renvoi et de signalisation, pour laquelle la traduction Vezin nous offre deux autres néologismes rigolos dont elle a le secret : conjointure et significativité (paragraphe 18).
On résume : le Dasein, prénommé Martin et enfonçant des clous dans sa Hütte de Todnauberg en Forêt noire, achetée grâce au salaire de ses habilitations universitaires obtenues en fayottant auprès de Husserl, et sans doute signalée par quelque panneau indicateur plein de "significativité", voire même de "conjointure", a reconstruit le monde en affirmant qu'il est le sien, monde en extension mais monde de sa particularité concrète à lui, et en annulant toute universalité. Remarquons avant de poursuivre que Heidegger n'est pas sorti de l'individualisme méthodologique "libéral" dont il se défend, tout au contraire : sous couvert de formules magiques, et autres mots-écrans, nous assistons là à une reconstruction du monde à partir de son petit moi, à laquelle Max Stirner, 83 ans auparavant, avait déjà procédé dans l'Unique et sa Propriété (1844) avec beaucoup plus de franchise et de fraicheur.
Laissant provisoirement de côté les paragraphes 19-21 contre Descartes, nous passons pour terminer cette thématique de la reconstruction d'un "monde" à partir du Dasein, aux paragraphes 22-24 qui la reprennent en lui ajoutant ce que Heidegger dit bien vouloir sauver de Descartes, à savoir la catégorie de l'extension spatiale, transformée en un "existential" dénommé spatialité.
Il ne saurait être question de monde objectif, objet de la connaissance : son étendue, sa spatialité, doit donc découler du Dasein, et ne pas se présenter telle quelle en nous et autour de nous. Répétant les extensions successives des paragraphes 15 à 18 en leur conférant une connotation spatiale, Heidegger accole donc le terme de proximité au Zeug ("util") (paragraphe 22), faisant de la spatialité une sorte d'émanation "existentiale" de l'être-au-monde, qui é-loigne (de Ent-fernung, éloignement, art de placer un tiret pour donner une impression de profondeur) et oriente (trad. Martineau), ou déloigne et aiguille (trad. Vezin) (paragraphe 23). Au final le Dasein ouvre lui-même l'espace, lequel n'est pas le schème géométrique en trois dimensions, mais la résultante du fait que le Dasein lui-même est spatial, ce dont le caractère de forme a priori de l'espace est une conséquence.
On remarquera que l'esprit de ces considérations imprègne souvent la géographie universitaire, autour de l'usage fait de la notion d' "espace vécu" – qui peut très bien, de particularité concrète de la monographie locale, se tourner en universalité abstraite de la circulation du capital, dans la géographie à la mode dite "chorématique".
Contre Descartes (paragraphes 19 à 21).
Les paragraphes 19 à 21 sont les seuls du livre à être explicitement polémiques. Cependant, leur portée "anti-cartésienne" est fortement affaiblie par trois données.
Premièrement il ne s'agit pas de la destruction annoncée, pour la deuxième partie jamais écrite, du sujet, du cogito, du "je pense" et du "je", mais d'une attaque se présentant comme menée de biais contre la res extensa, la chose étendue, selon Descartes, accusée d'être à l'origine de la distinction entre nature et esprit. Ce n'est pas en tant que tel ce dualisme qui gène Heidegger, mais le contenu des deux notions associées, qui relèvent l'une et l'autre de la connaissance rationnelle.
Deuxièmement, les apostilles ajoutées à son exemplaire personnel, publiée en notes dans l'édition NRF, indiquent explicitement que la vraie cible, qu'il ne pouvait nommer ici en 1927, est Husserl en tant justement qu'il s'appuie sur Descartes.
Troisièmement, bien au delà de Descartes, c'est encore une fois toute l'ontologie qui est condamnée, puisque le latin substantia comme le grec ousia sont jugés des termes équivoques, car ils désignent à la fois l'être de l'étant et l'étant.
Ces trois précisions sont liées au fait que Heidegger n'a pas de réfutation réelle (il faudrait pour cela argumenter, raisonner, démontrer ...) à opposer au cogito cartésien (par ailleurs offert à la discussion !), ni véritablement, du coup, à la chose étendue elle-même dont il est censé être question : prendre pour point de départ les choses du monde ne garantit pas de saisir le Dasein à la manière de Heidegger, à cela se réduit en fin de compte son "argumentation" qui n'en est pas une.
Les gens sont nuls (paragraphes 25 à 27).
Dans toute la partie précédente, le Dasein semble un solitaire dans le monde. La seule mention d'un autre quidam, au paragraphe 23, a consisté à nous dire que si on croise une connaissance en marchant à pied, elle a plus de proximité pour nous que le sol sous nos pieds. L'artifice de la construction de cette "analyse" du Dasein est manifeste dans ce procédé. Les autres, donc les autres Dasein, font soudain irruption au paragraphe 26, après que le 25 ait égrené une enfilade de questions mettant en doute que le Dasein puisse être un "je", un sujet individuel.
Ils font tous irruption d'un coup : soudain, le monde est habité d'une multitude de Dasein qui, en première approche, semblent tous semblables : le Dasein est avec eux et il est aussi l'un d'eux – et hop : deux existentiaux : l'être-avec (Mitsein) et l'être-aussi !
Cette cohabitation soudaine pose des problèmes : comme les utilités, tous ces Dasein se présentent d'abord en occupant une place, en prenant de la place ; d'ailleurs, selon les théories linguistiques de Wilhelm von Humbold auxquelles se réfère Heidegger, "je" veut dire "ici", "tu" veut dire "là" et "il" veut dire "là-bas". Les autres Dasein occupent l'espace – ils prennent toute la place ! Entre Dasein se construit le souci mutuel. Voici – enfin – les relations sociales. Mais Heidegger leur règle vite leur compte : il envisage deux cas opposés, l'un où le Dasein se précipite pour autrui et le rend dépendant en un rapport de domination, l'autre où il restitue à autrui son souci, l'aidant à y voir clair en lui et à se rendre libre pour lui, pour son souci de l'être.
On aura compris que nous avons là la relation inauthentique typique et la relation authentique typique – des intermédiaires qui peuvent exister entre l'une et l'autre, Heidegger nous dit que leur étude n'est pas son sujet. L'ensemble forme l'être-avec quotidien. Il est permis de penser que les intermédiaires entre ces deux situations sont en réalité exclus de la vision de Heidegger, car ces deux pôles ont pour point commun de n'être, ni l'un ni l'autre, une relation intersubjective effective.
La relation inauthentique est une relation de sujétion sur le mode de l'endettement : le soin envers autrui endette celui-ci.
La relation authentique, elle, ne doit pas être prise ni pour une fraternité de sujets fiers et libres, ni pour une relation pédagogique où le maître institue l'élève comme sujet libre, erreurs possibles d'interprétation : en effet elle ne créé pas un lien égalitaire entre individus souverains et associés, mais elle conforte les uns à côtés des autres – on serait tenté de dire : marchant au pas - des Dasein souverains autour d'un engagement commun dans la même tache – laquelle, nous le verrons à la fin.
L'examen "phénoménologique" des relations humaines ne se préoccupe donc pas des rapports sociaux, qu'ils soient entre classes, sexes, générations, peuples, ou autres. Il suffit à Heidegger d'affirmer que le souci mutuel est sujétion des Dasein inauthentiques, la vraie entraide qui les institue les uns les autres étant une relation non pas à proprement parler mutuelle, mais envers le souci de leur être propre.
Or, au paragraphe 25, il a annoncé que la question clef Qui est le Dasein allait trouver sa réponse dans le chapitre formé par les paragraphes 25-27. Alors, qui est ce Dasein dans un monde rempli d'autres Dasein ?
Le paragraphe 27 donne une réponse extrêmement frappante, qu'on nous pardonnera de traduire de la façon la plus percutante : ce Dasein est un con !
Car, qui sont les autres ? Nulle trace de philia ici : les autres sont l'activité qu'ils exercent et le Dasein est sous leur emprise et domination réciproque. Le déni de tout rapport social spécifique renvoie à la représentation d'une société atomisée dans laquelle chacun opprime chacun : l'uberisation totale ! Chaque Dasein est donc aligné, formaté, amalgamé, à un qui neutre, le "on", neutre collectif du "on fait comme ça", on est comme ça", "gare au qu'en dira-t-on". Et ce n'est pas flatteur ...
L'effet théâtral de Heidegger est bien mené : suspense à l'annonce de l'imminence de la réponse à Qui est le Dasein, déconfiture d'apprendre que c'est un aussi triste sire, un tel petit bonhomme ... l' être-comme-tout-le-monde, pourrait-on dire !
En allemand, Man = "vous" ou "on", donc das Man = "le on", et l'emploi qu'en fait Heidegger, suggère fortement de traduire aussi par "les gens". Le Dasein dans la quotidienneté médiocre, ce sont "les gens", avec tout le poids du conformisme moutonnier le plus absolu. L'on pourrait donc penser que nous avons affaire à un anticonformisme virulent, qui pourrait s'interpréter de manière aristocratique avec Nietzche, ou anarchiste avec Stirner, et qui en tous cas détruit toute chance de trouver un "je" effectif, un sujet autonome.
Heidegger n'est donc pas satisfait des rapports sociaux existant : il fait, à sa façon, sa critique de la société civile bourgeoisie peuplée d'individus atomisés ; mais de quel point de vue la fait-il, lui qui ne connaît là ni rapports sociaux, ni classes sociales, ni même aucun sexe ?
Il la fait du point de vue du Dasein authentique. Le "on" a donné la réponse à la question du "qui" pour le Dasein inauthentique. Qui est-ce ? Personne, n'importe qui, "les gens". Mais ceci laisse ouverte la question du "qui" pour le Dasein authentique, laquelle correspond, rappelons-le, à la question du "sens de l'être", puisque c'est lui qui comprend et envisage son être, à la différence de tous les nuls peuplant le monde. La discrimination est donc radicale, existentielle.
L'erreur – fréquente - serait de croire que Heidegger veut nous engager dans une quête d' "authenticité" consistant à se rencontrer soi-même et son véritable moi, un peu comme ce que promettent les pubs pour produits bios. Ce n'est pas le cas : l'identité d'un sujet autonome, d'un "moi", d'un "je" cartésien, a été déniée au "on", mais elle n'est pas plus présente dans ce qu'il appelle parfois la véritable "individualité", mais qui n'a rien d'une individualité autonome, annoncée à la fin du paragraphe 27 pour le soi-même, Selbst, lequel est, qu'on se le dise, ontologiquement séparé par un abîme de l'identité du moi.
C'est vrai, Heidegger n'aime pas les esprits moutonniers, mais ce ne sont pas les consciences autonomes souveraines qu'il leur préfère – ce sont les Panzer-divisions.
Il faut, d'autre part, éviter une autre erreur d'interprétation, qui dresserait un abîme infranchissable entre le soi authentique et le "on". La discrimination, en terme de "valeurs", est certes radicale, mais il n'y a pas d'abîme car c'est le même Dasein, a priori du moins, qui porte l'un et l'autre. L'abîme invoqué dans la citation ci-dessus ne sépare pas le Dasein authentique de l'inauthentique, mais l'un et l'autre de ce qui serait une "identité du moi" : le "sujet" n'existe ni dans un cas, ni dans l'autre. L'être véritablement soi-même ne repose pas sur un état d'exception où le sujet et le on seraient dissociés, au contraire c'est une modification existentielle du on en tant qu'existential essentiel. Traduisons : le Dasein peut et doit devenir "authentique" dans le monde des "on". Ce qui signifie donc une sorte de révolution intérieure de chaque Dasein parvenant à son authenticité, mais certainement pas une révolution sociale ...
Elaboration de l'être du Dasein, aussi bien inauthentique qu'authentique (paragraphes 28 à 42).
Le Dasein s'est construit un monde (paragraphes 12 à 24), mais il a été identifié comme a priori insignifiant dans le "on" (25 à 27) ; en traitant maintenant, jusqu'au paragraphe 38 qui conclut le chapitre 5 de la première section, de l'être-à ou être-au, conformément au plan annoncé au paragraphe 12, Heidegger entend nous dire de quelle façon, selon quels existentiaux, le Dasein est "au-monde". Authenticité et inauthenticité sont donc encore indivises dans l'analyse, puisque a priori le Dasein est pris dans les liens du "on" (dans les relations de sujétions et de dépendance de la société civile bourgeoise ainsi fantasmée).
Au paragraphe 28, la question est formulée ainsi : comment l'être-à est-il Là ?, comment y-a-t-il un être-au-monde "là", en quoi consiste ce "la" ? D'où une analyse en deux parties, celle de la constitution existentiale du là, dévoilement d'une sorte de terreau affectif du Dasein qui se trouve et s'éprouve "là", puis celle de la forme déchue prise dans l'ambiance du "on" par ce terreau profond, cette clairière, terme ésotérique introduit au passage.
La formulation mystérieuse se voulant pleine de technicité, ne saurait masquer que nous avons là un enchainement de descriptions d'états psychologiques choisis. Heidegger parle de Stimmung, "humeur" ou "tonalité", et du fait de se trouver, se retrouver, se sentir, Befindlichkeit, traduit par affection (Martineau) et par le néologisme disposibilité (Vezin). L'on peut donc traduire l'ensemble par disposition affective (paragraphe 29). Le Dasein est dans un certain état d'esprit, il éprouve une sorte de passion, de sensation d'être qui est antérieure aussi bien au rationalisme qu'à l'irrationalisme : la disposition affective est antérieure à toute pensée, à tout jugement. L'affection prime et est plus proche de l' "être" : la conception émotionnelle qui s'affirme en réalité ici, sans le dire, s'oppose à toute forme d'argumentation critique. Un véritable heideggerien n'adhère pas à des positions, des idées, il s'immerge dans une disposition affective censée le rendre disponible pour "l'être" ...
La description et l'analyse des humeurs de l'être humain est très ancienne et Heidegger marche en terrain très connu. Ce qui le caractérise est l'étroitesse, l'exclusivité, des humeurs qu'il choisit comme "existentiaux". Le premier d'entre eux est la peur (paragraphe 30).
Sa description "phénoménologique" est, disons-le, excellente et même amusante : elle se présente comme nocivité (trad. Vezin) ou importunité (trad. Martineau) ; elle part d'un "coin" et menace un secteur ; ce coin n'est pas rassurant ; le nocif, depuis son coin, avance ; il se rapproche : au secours !
Les traducteurs n'avaient pas de néologisme-à-coucher-dehors à nous sortir, alors que pourtant, pour le coup, le français dispose du terme qui correspond exactement à celui des sentiments clefs que Heidegger a voulu nous dépeindre en tout premier : la trouille !
Après la trouille, Heidegger met en exergue la compréhension (le comprendre chez les traducteurs) et l'ouverture (ouvertude dans la trad. Vezin !) (paragraphe 31), à savoir la projection, par le Dasein, des possibilités qu'il porte en lui, projection qui dépend du fait d'être-jeté dans le là (en ayant la trouille). La compréhension au sens d'explication n'est pas ce dont il est question ici. Ces possibilités du Dasein sont celles de l'authenticité et de l'inauthenticité, aussi ce paragraphe 31 reprend-il le jargon correspondant, qui se précise : que le Dasein sache où il en est avec lui-même, qu'il éprouve la transparence à soi-même. Le rayon "développement personnel" des librairies grand public doit pas mal à Heidegger ...
La compréhension ainsi entendue se développe en faisant sienne ce qu'elle entendait déjà (en fait en classant, nommant et reliant les choses) : telle est l'explicitation, tout énoncé thématique étant postérieur à la soi-disant entente originelle ou saisie préalable du Dasein (paragraphe 32). En résumé, le Dasein ne "découvre" rien et il ne définit pas, il n'use pas de la raison raisonnante, mais il donne du sens : tiens, voila la source de ce topos des formateurs pédagogiques allant répétant qu'il faut donner du sens et ne pas exposer des connaissances "toutes faites" !
Heidegger donne un exemple de ce type d'explicitation selon lui : l'interprétation philologique, donc l'herméneutique, qui met à jour ce qu'elle apporte avec elle, ce qui n'est pas un cercle vicieux, à condition de savoir entrer dedans, puisque l'étant pour lequel il y va, en tant qu'être-au-monde, de son être même, a une structure ontologique de cercle.
A son tour, l'énoncé est une forme dérivée de l'explicitation (paragraphe 33), associant une monstration, une prédication où un prédicat détermine le sujet, et une communication ou déclaration consistant à faire voir : à chaque fois il s'agit pour Heidegger d'affirmer que tout était en somme déjà là, la précision discursive n'ajoutant pas d'informations sur l'être de l'étant mais découpant celui-ci. L'attribution d'une qualité ne consisterait donc pas à "dévoiler" mais à "voiler" pour faire voir ce qui dans l'énoncé détermine l'être-là-devant. La "logique" du logos a ses racines dans l'analytique existentiale du Dasein, elle n'est en aucun cas première, le "dévoilement" assertorique-magique la précède.
Dernière étape : la langue (paragraphe 34). Son soubassement ontologique est la parole (le logos). Cooriginaire avec la disposition affective la parole avec les significations qu'elle ne construit pas, mais qu'elle dévoile, fonde la langue, les mots se greffant aux significations et jamais l'inverse.
Cette primauté du "sens" sur la raison, sur la pensée, et sur les mots, lance Heidegger, d'une part, dans quelques descriptions "phénoménologiques" sur la communication, centrées sur le sens et pas sur les sujets personnels qui communiquent, mettant l'accent sur des expressions telles que "tendre l'oreille", et sur le silence du Dasein qui, soudain, après s'être tu, cloue le bec au on-dit : le sage parle peu mais ferme le clapet des freluquets. Le silence a du sens (ce type de description a beaucoup fait pour le succès de ce livre, car elles procurent une détente relativement au caractère abscons de la majeure partie du texte, mais apportent-elles des éléments véritables à la réflexion dont on ne disposait pas déjà ?).
Grammaire et linguistique ne devraient pas se fonder dans la logique du logos mais dans la structure fondamentalement apriorique de la parole en général comme existential, vu que la théorie de la signification s'enracine dans l'ontologie du Dasein - Heidegger n'entreprend certes pas la réalisation de ce vaste programme, il nous promet juste qu'il peut en résulter le meilleur et le pire. Sans doute !
L'analyse de la disponibilité affective, en étant passée par le paradigme de la trouille, par la compréhension, l'explicitation et l'énoncé, la parole et la langue, a dessiné un Dasein qui serait à même de devenir authentique. Mais il n'en fait rien : les paragraphes 35 à 38 reprennent le tout dans le cadre du "on", seconde partie de l'analyse.
Dans le Dasein quotidien, la parole est ce qu'on dit, ce qui a été déjà dit et qui se confirme en se redisant : c'est le "on-dit" (Vezin) ou le bavardage (Martineau) (paragraphe 35). Dans ce cadre, l'ouverture du Dasein à ses possibles devient la curiosité, un vilain défaut comme on sait, qui se porte conventionnellement partout et nulle part et ne veut rien que voir, la vilaine (paragraphe 36). Le début de la Métaphysique d'Aristote, livre A, "Tous les humains ont par nature le désir de savoir", est ouvertement dénoncé par Heidegger. La critique du "on" n'est donc pas la satire anarcho-aristocratique de la société bourgeoise que l'on pourrait faire croire, mais un cri de haine contre la raison et contre le désir de savoir. On ne départage rien, on sait tout par avance : c'est l'équivoque (paragraphe 37).
L'ensemble de ce processus forme un dévalement (trad. Vezin) ou une échéance (trad. Martineau), en fait une déchéance, une chute que Heidegger compare à plusieurs reprises au péché originel (paragraphe 38). Voila ce qu'il retient du christianisme, en excluant toute élevation humaine, tout en se défendant, comme de bien entendu, de nous donner un exposé ontique sur la "corruption de la nature humaine", prétendant nous dévoiler un processus obligatoire du Dasein. Car cette chute tient à la nature du Dasein, qui en éprouve la tentation, et non aux rapports sociaux, et elle s'accentue de concert avec son état d'explicitation et avec la publicité, l'opinion publique du "on" : là encore on pourrait croire à une critique de la société de consommation et des médias, par exemple, là où nous avons avant tout une dénonciation voilée de la transparence démocratique et du débat public.
La tentation, la tranquillisation (qui prend la place de la peur), et l'aliénation (Emtfremdung, terme d'origine hégélienne), sont le mode d'être du Dasein déchu dans le "on" : Tentateur et rassurant, l'être-au-monde est en même temps aliénant. Le Dasein dans ces conditions tourne en rond, se précipite, tourbillonne : on frise encore la critique de la course accélérée et absurde à l'accumulation du capital, dont nous avons un écho, mais sous la forme d'un chute éternelle, nécessaire, extérieure aux rapports sociaux. Il n'est naturellement pas anodin que ce soit l'absence de sol qui caractérise, in fine, le mouvement vain du Dasein dans la quotidienneté du "on".
Heidegger nous annonce que l'analyse de la constitution existentiale du Dasein est achevée. Avec le paragraphe 39 nous passons au sixième et dernier chapitre de la première section, partie clef du livre pour ses interprètes et laudateurs "'existentialistes". Il n'y a pas lieu de séparer les premiers paragraphes du chapitre 6 des précédents, car ils terminent la description des humeurs du Dasein, authentique ou inauthentique, tout en orientant le lecteur vers la seconde partie de l'ouvrage.
Comme entiéreté originale (Vezin) ou comme totalité originaire (Martineau), le Dasein a un état élémentaire – elementare est un mot-clef, crypté car aux connotations Volkisch inconnue du lectorat non allemand. Cet état élémentaire comporte deux existentiaux qui sont les plus importants, du point de vue de Heidegger.
Le premier doit être une disposition affective et une possibilité d'ouverture la plus vaste et la plus originaire, au point de rendre accessible le Dasein sous une forme unitaire et simplifiée : c'est l'Angoisse, Angst.
Le second est cette entièreté d'être originaire du Dasein, saisie grâce à l'angoisse : c'est le Souci, Sorge.
L'angoisse (paragraphe 40) est en quelque sorte le répondant, et le fondement, de la peur, leur connexion étant exprimée, selon Heidegger, dans la tradition chrétienne qu'il veut bien reprendre en ce qu'elle a de plus sombre (Augustin, Luther, Pascal, Kierkegaard). A la différence de la peur elle n'a pas une cause localisée : sa cause est partout et nulle part, c'est l'être-au-monde lui-même, donc tant le monde que le Dasein. Le Dasein dans l'angoisse se sent jeté dans le monde et étranger à lui, ainsi qu'à lui-même. La fuite du dévalement dans le "on" en résulte.
Le souci (paragraphe 41) est le tout du Dasein donné par l'angoisse. L'angoisse est donc ce qui ouvre, le souci est le champ ainsi ouvert, ambigu car versant dans le "on" (il devient alors la préoccupation quotidienne et le souci mutuel des Dasein s'aliénant les uns les autres), mais étant aussi celui pour qui il y va dans son être de l'être même, à la fois jeté dans un monde mais libre pour son être.
Au paragraphe 42, Heidegger change de style pour nous présenter une preuve supplémentaire de ce que, de tout temps, en des termes "pré-ontologiques", la vérité qu'il nous révèle était connue dans les mythes et les vieux récits. Outre une citation de Sénèque (épitre 124) distinguant la nature des hommes de celle des dieux non par la raison, mais par le souci, cura en latin, il insiste surtout sur une fable du compilateur latin Hyggin, qui aurait été reprise par Goethe à Herder pour son second Faust. La source de cette hypothèse est un article du n°1, paru en 1923, d'une revue littéraire fondée par une autre personnalité universitaire qui participera au III° Reich et au NSDAP, Erich Rothaker.
Dans cette fable, Cura, le souci, modèle l'homme avec de la terre, et demande à Jupiter de lui insufler l'esprit, ce qu'il fait. Mais survient un débat sur le nom à donner à cette création : Cura, Jupiter et la Terre veulent qu'elle porte le leur. La discussion est tranchée par Saturne (Cronos, le temps) : Jupiter aura l'esprit de la chose à sa mort, le souci la possédera tant qu'elle sera en vie, et elle portera le nom d'homme, homo, car elle est faite de terre (humo, humus).
Heidegger voit là un témoignage préontologique clef : le nom d'homme fait référence à ce dont nous sommes faits et sur quoi nous nous fondons, le sol, mais pas à notre être quand nous "sommes-au-monde" qui est le souci, qui va vers la mort où l'esprit sera pris par Jupiter, le tout sous l'égide du temps (Saturne).
La place du souci, de la cura, constitue l'élément central par lequel Paul Ricoeur affirme sa proximité d'avec Heidegger, tout en regrettant ensuite que celui-ci n'ait pas élargi sa liste d'existentiaux à des figures plus "riantes" et à la chair, au corps vivant. Il écrit :
Voici quelques unes des considérations qui me tiennent dans la proximité des analyses d’Être et Temps, et en même temps m'engagent progressivement dans la controverse avec elles.
Je nommerai d'abord la tentative pour distinguer le mode d'être que nous sommes chaque fois d'autres modes d'être par la manière différente d'être au monde et la caractérisation globale de ce mode d'être par le souci, pris dans ses déterminations théoriques, pratiques et affectives. (introduction à la dernière partie de La mémoire, l'histoire, l'oubli).
Tout de même : peur, angoisse, souci, et maintenant le fait d'aller vers la mort : et l'amour, la philia, l'amitié, le rire, le sourire, la bonne chère, ils ne pourraient pas être des "existentiaux", eux aussi ? Hé bien non ! Les néo-heideggériens antinazis ont tous accepté la place du souci, et des existentiaux en général, tout en en élargissant la liste en direction de l'amour, du corps ou d'"autrui". Cela ne confère pas pour autant une validité méthodologique aux dits existentiaux, sachant que tant la philosophie morale et politique que la tradition psycho-médicale sur les "humeurs" ont produit une thématique élargie des états du sujet, sans y avoir eu recours.
P. Ricoeur à nouveau, dans Soi-même comme un autre, va jusqu'à estimer que Sein und Zeit conviendrait bien pour élaborer une ontologie de la chair qui tienne également compte de l'intimité à soi de la chair et de son ouverture sur le monde, s'étonnant que ceci ait été fait, selon lui, par Husserl et pas par Heidegger, lequel aurait pourtant pointé le lieu philosophique de la chair, qu'il aurait pu élaborer à titre d'existential distinct. Mais il aurait refoulé le thème de l'incarnation qui lui a semblé trop dépendant des problématiques inauthentiques du souci. Ricoeur estime même que l'être-jeté, ce lugubre existential, conviendrait bien pour son "ontologie de la chair" !
Heidegger est finalement plus conséquent, quant à lui, en limitant sa liste d'existentiaux, tous unifiés dans le souci, aux plus désagréables. Car le Dasein n'est pas défini par des attributs humains, qu'ils soient objectifs ou subjectifs. Il ne consiste selon lui que dans le fait pour un étant d'avoir souci de son être, et voila tout. Ni la chair, ni le corps, ni le sexe, ni autrui, ni les relations sociales autres que les rapports d'asservissement réciproque dans le "on" ou du marcher-ensemble-au-pas dans la "résolution" (non encore abordée à ce stade), ne peuvent être placés dans le Dasein. Qu'il y ait là un refoulement, au sens de la psychanalyse voire de la psycho-pathologie c'est bien possible, mais ce refoulement ne se trouve pas dans l'économie de l'authentique et de l'inauthentique comme se l'imagine Ricoeur, qui adhère d'ailleurs essentiellement, nous allons le voir, aux thématiques heideggeriennes de la "temporalité", mais bien dans la définition même de son "Dasein".
Et il est permis de se demander quel "Dasein", en clair quel type de personnalité, a bien pu servir ici de modèle, pour que ces "existentiaux" choisis de manière très sélective offrent une tonalité aussi sombre, susceptible de s'accorder aussi bien à la définition très étroite, inhumaine, du Dasein voulue par Heidegger. Sa personnalité propre transparaissait dans les paragraphes 15 et suivants, construisant le monde à partir de son chalet de la Forêt noire. Mais ce que nous en savons et pouvons en inférer comporte un aspect massif, absent des "existentiaux" alignés au long de Sein und Zeit : la séduction (intellectuelle, ésotérique, politique, rhétorique, sentimentale, sexuelle).
Il existe cependant un ouvrage, se présentant comme autobiographique, dont les dispositions affectives se retrouvent de manière bien plus évidente dans Sein und Zeit, et qui figure très probablement dans la bibliothèque de la Hutte depuis sa parution. Son auteur s'y décrit comme un individu isolé face au monde entier, ne nomme aucun ami tout en parlant de ceux auxquels il "s'adresse", et semble ignorer l'existence des femmes (il a très peur lorsqu'il en revoit une, une infirmière, après de longs mois passés au front). Dans sa jeunesse ce personnage a vécu dans le souci quotidien, souci du lendemain, et a connu la peur – peur du lendemain là encore, peur aussi des ouvriers qui l'ont boycotté quand il leur a raconté des bêtises nationalistes tout en refusant de se syndiquer. Voici ce qu'il écrit de cette période :
Je remercie cette époque de m'avoir rendu dur et capable d'être dur. Plus encore, je lui suis reconnaissant de m'avoir détaché du néant de la vie facile, d'avoir extrait d'un nid délicat un enfant trop choyé, de lui avoir donné le souci pour nouvelle mère, de l'avoir jeté malgré lui dans le monde de la misère et de l'indigence et de lui avoir ainsi fait connaître ceux pour lesquels il devait plus tard combattre.
L'être-jeté dans le "on" y a pour "mère" le "souci".
Mais il était encore, au début, un Dasein inauthentique – un cosmopolite sans énergie, selon ses termes. Mais à un moment donné la peur devient chez lui angoisse. Devant des porteurs de nocivité précis, il a affirmé son angoisse au monde et à l'être-au-monde, fantasmant un monde totalement étranger :
Une fois encore, mais c'était la dernière, une angoisse pénible me serra le cœur. (...) Est-ce qu'à ce peuple [les Juifs] (...) cette terre aurait été promise comme récompense ? (...) Le destin me donna lui-même la réponse (...).
Admise comme base de la vie universelle, [la doctrine juive du marxisme] entraînerait la fin de tout ordre humainement concevable. Et de même qu'une pareille loi ne pourrait qu'aboutir au chaos dans cet univers au delà duquel s'arrêtent nos conceptions, de même elle signifierait ici-bas la disparition des habitants de notre planète.
Si le Juif, à l'aide de sa profession de foi marxiste, remporte la victoire (...) Alors notre planète recommencera à parcourir l'éther comme elle l'a fait il y a des millions d'années : il n'y aura plus d'hommes à sa surface.
On aura reconnu Adolf Hitler, dans le premier volume de Mein Kampf, paru en 1925, deux ans avant Sein und Zeit, dans un passage clef, celui où, de par l'angoisse qui lui ouvre l'esprit, il devient antisémite.
La "phénoménologie du Dasein" et ces termes d'être-jeté, d'angoisse et de souci, ont fait l'essentiel pour la renommée de ce livre, notamment en France. Qu'une partie conséquente de la personnalité psychopathique d'Adolf Hitler ait nourri à leur insu l'enthousiasme "existentialiste" de bien des lecteurs de Sein und Zeit ne manque certes pas de sel, mais paraît tout à fait vraisemblable.
Règlement de comptes avec réalité et vérité (paragraphes 43 et 44).
Les deux derniers paragraphes de la première partie tiennent une place stratégique : beaucoup de lecteurs et de commentateurs ne vont pas plus loin, pour partie en raison de la difficulté apparente du propos, en fait de son obscurité, pour partie pour ne pas entrer dans la problématique de la "temporalité" qui, de manière plus abstruse encore que les développements de la première partie, dominent la seconde, et pour partie parce que les insinuations les plus inquiétantes politiquement se trouvent dans celle-ci. Le "souci", aboutissement de la première partie, peut tout aussi bien être pris comme point de départ. Cet aboutissement est effectué avant ces deux derniers paragraphes, qui se présentent donc comme une conclusion hautement philosophique, prétendant à rien moins que dire ce qu'il en est de la réalité et de la vérité. Si l'on y réfléchit, il n'y a aucune cohérence interne qui nécessite de placer ce règlement de compte précisément ici, après avoir achevé la thématisation de l'"angoisse" et du "souci". Il y a donc une autre raison.
La réalité (paragraphe 43) n'a pas à être une question : c'est un scandale qu'on puisse se la poser, affirme Heidegger en se dissimulant derrière le terme de scandale de la philosophie employé par Kant, dans une note de la préface à la seconde édition de la Critique de la raison pure. Mais le "scandale" n'est pas du tout le même pour Kant que pour Heidegger : pour Kant, il est "scandaleux" de continuer à se poser le problème de la démontrabilité du monde extérieur car celle-ci est évidente, ce qu'il démontre, alors que pour Heidegger le "scandale" réside dans la question elle-même, qui n'a pas à être posée, car les concepts de réalité ou d'idéalité du monde extérieur ne sont que des produits dérivés vulgaires de ce qui est vraiment, à savoir le souci du Dasein, origine de la "mondéité du monde" dans laquelle il y a réalité.
Heidegger s'en prend à la réfutation kantienne de l'idéalisme du monde extérieur : La conscience simple, mais empiriquement déterminée, de ma propre existence, prouve l'existence des objets dans l'espace et hors de moi (Kant), tout en évitant de citer tout Kant, lequel explique aussi que la détermination de mon existence dans le temps n'est possible que par l'existence des choses réelles que je perçois hors de moi. Kant entendait par là réfuter l'idéalisme de Berkeley tout en justifiant le doute méthodique de Descartes. La faute que lui reproche Heidegger est de se fonder sur le "en moi" qu'il enracine dans le sujet : il ne faut pas enraciner dans le sujet, il faut enraciner ailleurs ...
Le traitement fait à Kant est caractéristique : Heidegger fait mine de partager une formule, une thématique, une orientation, mais met à la place de celle-ci sa propre position au nom de laquelle, sans démonstration, il disqualifie toute l'argumentation kantienne effective parce qu'elle commet le crime de se fonder sur un sujet pensant. La réfutation de l'idéalisme du monde extérieur dans la Critique de la raison pure est, avec la rédaction de la Déduction transcendantale des concepts purs de l'entendement dans la seconde édition de la Critique, l'un des points où Kant sans le faire exprès contredit par avance ce que Heidegger a voulu lui faire dire de force sur la temporalité du Dasein. La manière dont l'argumentation est, non pas réfutée, mais assertoriquement mise au pas, dans ce paragraphe 23, est une version courte de la manière dont la déduction des concepts purs de l'entendement est (mal-) traitée par Heidegger dans Kant et le problème de la métaphysique. Il ne s'agit pas d'une réfutation argumentée et philosophique, mais de la combinaison d'une interprétation biaisée et de citations choisies partialement, avec la disqualification assertorique faite au nom de la soi-disant ontologie de Heidegger.
Dans le paragraphe 44, le même traitement non-philosophique est appliqué à Aristote.
Il s'agit cette fois-ci d'affirmer, de façon toujours assertorique, que non, l'essence de la vérité ne tient pas dans l'accord du jugement avec son objet. Heidegger élabore un vrai sophisme : il faudrait considérer non pas le jugement, ni son objet, mais l'adéquation entre eux, laquelle n'est autre que l'être-dévoilé de l'étant, que le Dasein met au jour en l'énonçant, de telle manière que cet être (énonçant) dévoile l'étant auquel il se rapporte. L'énoncé est donc vrai en ce sens qu'il dévoile l'étant en lui-même. Pas de jugement, pas de raisonnement, mais le "dévoilement" : abracadabra !
Le Dasein instaure donc aussi bien la vérité, quand il dévoile et est authentique, que la non-vérité, quand il dévale dans le "on", l'adéquation entre énoncé et faits n'étant qu'un produit dérivé du fonctionnement du Dasein avec les "étants-là-devant". C'est très pratique : le Dasein authentique qui nous parle, prénommé Martin, n'a donc pas à se soucier de l'adéquation entre énoncés et faits.
Le traitement infligé à Aristote vise à montrer à la fois qu'Aristote avait frisé la pensée de Heidegger, que c'était au fond, comme Kant, ce qu'il avait voulu dire, mais qu'il n'y était pas arrivé, le pauvre. D'où une trituration proprement scandaleuse des textes : lorsqu' Aristote écrit dans le De interpretatione que les états de l'âme exprimés par les mots et par l'écriture sont identiques chez tous comme le sont les choses dont ces états sont les images, il ne nous donnerait nullement, selon Heidegger, une définition d'essence expresse de la vérité (qui plus est, sa citation du traité De l'interprétation modifie l'ordre du texte grec et se situe en 16,a3 et non en 16,a6 comme indiqué en note). Pour pouvoir affirmer que la vérité n'est pas pour Aristote dans l'adéquation entre jugements et choses, adaequatio intellectus et rei, il évite de citer Aristote écrivant expressément, quelques lignes plus loin (16,a10 et suiv.) que c'est dans la composition et la division que consistent le vrai et le faux !
D'autres passages d'Aristote sont accommodés à la même sauce, pris dans le premier livre de la Métaphysique et le livre Gamma, transformant dans la traduction du grec le "phénomène" en ce qui se montrait soi-même et "l'être en tant qu'être" en l'étant en tant qu'étant c'est-à-dire quand à son être. Aristote aurait frôlé Heidegger au livre Z de l’Éthique à Nicomaque et au livre Q,10 de la Métaphysique, seul commenté ici, où Aristote aurait écrit que le logos peut "voiler" ou "dévoiler" au sens de Heidegger, inversion pure et simple du sens du texte. Quand au passage de l’Éthique il concerne la saisie intuitive des réalités divines d'un côté, individuelles de l'autre, qui ne relève pas non plus du dévoilement "apophantique" de Heidegger, mais de l'intelligence, une catégorie aristotélicienne centrale que Heidegger ne connaît pas ...
Cette maltraitance des sources s'étend à la langue grecque en général avec l'affirmation selon laquelle la construction privative d'aletheia (vérité, non-caché) révèlerait que les Grecs pensaient comme Heidegger sans en être conscients, et à Parménide dont le vers Comme même chose sont et l'être et le penser traiterait de l'"être de l'étant" : rien n'est moins sûr, Plotin (Ennéades, V,1,8), plus proche de la source quoi qu'on en dise, y voyait une assimilation entre être et intellect conduisant à refuser l'être au sensible, objet non de l'intellect, mais de l'opinion.
Bref : tout cela nous raconte que les Grecs et Aristote en particulier pensaient au fond comme Heidegger sans arriver à vraiment s'en rendre compte, et que c'est donc une autre tradition qui, maniant quelques phrases d'Aristote, aurait présenté la vérité comme adéquation entre jugements et faits, ce crime de la raison calculante. Où commence cette tradition là ? Heidegger montre alors le bout de son nez et nous avons enfin la réponse à la question de la place de ces paragraphes 43 et 44. La formule adaequatio intellectus et rei se trouve chez Thomas d'Aquin qui l'aurait reprise d'Avicenne chez qui elle vient d'Isaac Israeli. C'est donc un Juif, qui plus est doté d'un patronyme emblématique, qui serait à l'origine de la falsification d'Aristote et de la tradition de la raison calculante envisageant avec bon sens la vérité comme adéquation entre jugements et faits !
Isaac Israeli a été l'un des premiers auteurs hébreu traduit en latin, via l'arabe, mais n'a pas une place éminente dans les histoires de la philosophie. Son Livre des définitions contient la formule aedequatio intellectus et rei, mais ce que l'on sait de ses orientations néoplatoniciennes et mystiques n'en fait pas spécialement un promoteur de la raison calculante et calculatrice !
Mais tel est bien le message conclusif crypté de la première partie de Sein und Zeit : la raison calculante juive a obstrué le sens de l'être, que le Dasein doit à présent restaurer. Nous pouvons passer à la seconde section ...