Mise en marche du Dasein authentique (au pas de l'oie) (45 à 83).
L'être-vers-la-mort (paragraphes 45 à 53).
Le paragraphe 45 affirme que l'analyse précédente ne nous a pas encore apporté la situation herméneutique ou le tout de ses présuppositions pour pouvoir libérer l'étant du point de vue de sa constitution propre d'être. Traduction : on va passer de l'indistinction entre authenticité et inauthenticité, à l'authenticité. La formule "compréhension", ou "entente", ou "saisie", de l'être du Dasein, est d'ailleurs de plus en plus remplacée par celle du pouvoir-être : le Dasein va devenir son être, carrément.
Est annoncé le plan en 6 chapitres de la seconde partie : l'être-pour-la-mort (paragraphes 46 à 53), l'attestation (paragraphes 54 à 60), la résolution (paragraphes 61 à 66), la temporalité (67 à 71), l'historialité (72 à 77), l'intratemporalité (78 à 83) – plan que je ne suivrai pas complétement, nous verrons pourquoi.
Le souci est toujours préoccupé de ce qui va arriver – Heidegger dit cela en termes beaucoup plus mystérieux, bien entendu. Il est donc structurellement en avance sur soi et en même temps en inachèvement permanent : sa complétude va avec sa finitude, l'atteinte de sa totalité signifiant – sa mort (paragraphe 46).
Pas d'expérience possible de la mort avant de mourir, et après, plus de Dasein. Thématique ancienne (chez les Épicuriens elle se voulait même rassurante !). La mort des autres serait de peu de secours pour savoir ce qu'il en est de la mort du Dasein : le souci mutuel envers le mort se situe au sein de ce monde, et nous ne faisons qu'assister, sans l'éprouver pleinement, au trépas des autres (paragraphe 47).
Le Dasein a à être alors que sa mort n'est pas un être ; et le pas-encore au sens du temps me restant à vivre relève de l'utilisable, de l'être-là-devant ou sous-la-main, pas de l'être du Dasein (paragraphe 48).
Bien entendu, le trépas du Dasein est premier : avant toute mort biologique, sociale ou psychologique, avant tout décès, il y a le trépas du Dasein sur lequel la mort ordinaire se fonde, et pas l'inverse (paragraphe 49).
Après cette longue préparation psychologique, où se manifestent à nouveau ses talents de metteur en scène, Heidegger nous fait passer à la structure ontologique existentiale de la mort (paragraphe 50) : le Dasein n'attend pas sa mort comme un évènement mondain, il se rapporte à elle comme son pouvoir-être le plus propre, il est jeté dans cette possibilité, ce qui est au fondement de son angoisse et au cœur de son souci. Par conséquent (paragraphe 51) la déchéance dans le "on" consiste, plus précisément qu'elle n'avait été décrite aux paragraphes 25 à 27, dans la combinaison de la certitude de la mort avec la fuite devant elle, réunies dans sa fausse banalisation dans la vie publique ("on meurt") : le rapport tabou à la mort dans la vie quotidienne contemporaine a existé pour Heidegger de toute éternité.
Dans la quotidienneté médiocre, "on meurt", mais dans longtemps, n'y pensons pas. Dans la certitude du Dasein, qui n'est pas la même chose que la certitude empirique de la mort, le Dasein sait que la mort est son être et qu'il est entier en tant qu'il meurt (paragraphe 52). Cette possibilité de l'impossibilité assumée caractérise le Dasein authentique (paragraphe 53). Répétons-le, il ne s'agit ni de préparer sa mort, ni de se suicider, ni d'y penser obsessionnellement, toutes choses qui relèvent du "on", mais il s'agit de s'assumer comme être-pour-la-mort (trad. Martineau) ou vers-la-mort (trad. Vezin). Cette liberté qui tient la mort pour vraie est ce en quoi consiste dans son authenticité l'avance-sur-soi du souci : Vezin traduit Vorlaufen par marche d'avance, Martineau par devancement : le Dasein authentique acquiert sa première longueur d'avance sur le troupeau vulgaire des "nous-on".
Cette longueur d'avance ne consiste pas dans une conscience plus claire, dans un certain courage, ni dans une sagesse : loin derrière lui se trouve l'évidence des vécus, du je et de la conscience. Selon Victor Farias, dans Heidegger et le nazisme, Heidegger complète ce chapitre de Sein und Zeit en donnant un exemple du faire-face à la mort dans les conditions les plus difficiles, quand elle interrompt au moment non choisi le combat engagé, dans son discours pour la fête annuelle du Pays de Bade en 1933 à la mémoire du nationaliste fribourgeois exécuté par les Français, Léo Schlageter, en 1923, héroïsé par la NSDAP. Notons que Karl Radek, à l'exécutif de l'Internationale communiste du printemps 1923, inaugurant une politique de "main tendue" et de débat musclé avec les nationalistes, l'avait qualifié de pélerin du néant. Heidegger n'aurait pas renié cette appellation : le Dasein résolu assume pleinement sa finitude qui ne repose que sur sa propre affirmation, non pas un sujet, mais un être qui n'est qu'en existant, vers son anéantissement.
En outre, une telle référence éclaire singulièrement un trait des descriptions heideggeriennes sur l'être-pour-la mort que des auteurs comme Ricoeur soulignent avec étonnement : l'absence apparente de toute thématique de la mort violente, du meurtre, de la guerre. A l'ontologie du Dasein tourné vers la mort répond la psychologie du pèlerin fasciste du néant, qui s'élance, par dessus le canon des fusils, vers la mort pour le peuple allemand et pour son Reich : être-pour-la-mort est au dessus de la peur comme, en principe du moins, du goût, de la violence.
Avec l'être-pour-la-mort, commence vraiment à frémir la moustache du Heidegger "méchant". Il n'est pas étonnant que ce soit cet "existential" là qui ait suscité critiques et refus, parmi les auteurs eux-mêmes modelés par Sein und Zeit. Le plus pathétique semble bien souvent être Lévinas, indigné moralement contre Heidegger mais profondément dépendant de lui au plan intellectuel. Il lui accorde l'ontologie, mais il la rejette : étendant le rejet heideggerien de la tradition ontologique il y englobe le Connais-toi toi-même de l'oracle de Delphes et de Socrate, accusé d'égoïsme ( ! ), et toute connaissance de soi et du monde comme être, et englobe Heidegger lui-même dans ce rejet. Dans ce cadre le rôle de la mort, du pouvoir-être le plus propre du Dasein, est tenu chez Lévinas par Autrui, apparaissant par son Visage, signification sans contexte (Éthique et infini) – et d'ailleurs, c'est chez Lévinas, et non chez Heidegger, que la thématique de la mort violente et du meurtre est à la lettre envisagée, avec le thème du meurtre par Autrui, comme si l'approche de la mort demeurait une des possibilités du rapport avec Autrui (Totalité et infini), un comble que cette dimension violente soit un non-dit chez Heidegger et apparaisse chez Lévinas en relation avec le thème empathique du Visage !
L'ontologie rejetée, reste la morale, et la divinité – non pas le "qui-est" trop ontologique de l'Ancien testament, mais le Bien platonicien mixé au régulateur éthico-casuiste du Talmud. La morale est donc pensée comme au dessus de toute science et de toute ontologie, car Autrui nous enjoint, de manière asymétrique (sa mort nous pèse, mais la réciprocité ne regarde que lui). Toute cette construction est une réaction à Heidegger qui lui fait miroir. La sincérité du désir de protéger amour, civilisation et humanité n'y fait aucun doute, mais pour ce qui est de l'efficacité, c'est à voir ...
Paul Ricoeur, lui, discute longuement l'être-pour-la-mort dans L'histoire, la mémoire et l'oubli. Là où Lévinas en prend pathétiquement le contrepied et en subit la symétrie, Ricoeur accumule oecuméniquement les références érudites et veut intégrer Heidegger en l'élargissant : il devrait être possible de faire rentrer la chair et autrui dans le Dasein, de faire entrer plein de choses à vrai dire (libido, conatus, etc. ...), de ne pas mépriser le "on meurt" du "on" qui réfère aux sépultures des anciens et à la science historique, et de compléter l'être-pour-la-mort par la natalité, sur laquelle on reviendra, et par la jubilation fomentée par le voeu – que j'assume - de demeurer vivant jusqu'à ... et non pour la mort. Là où Lévinas s'oppose et inverse, Ricoeur veut enrichir l'architecture de Sein und Zeit, à laquelle il adhère, d'éléments corporels, sympathiques et autres.
A titre d'exemple original de sortie de Heidegger, citons son premier traducteur en français, Henry Corbin. Ce très grand philologue était sans doute réellement plongé dans ses méditations, méprisant les luttes humaines "historiques", au point de ne pas remarquer grand-chose en apparence tout en séjournant en Allemagne, auprès du mage, de manière répétée, dans les années 1930 ! Ainsi qu'il en témoigne dans un court essai d'autobiographie intellectuelle, De Heidegger à Sohrawardi, le premier l'inspire en matière d'herméneutique – d'art de l'interprétation – mais il envisage déjà le monde comme le symbole d'un être-au-delà-de-la-mort, qu'il trouvera dans l'ésotérisme shi'îte et soufi, et qui n'est pas une croyance naïve à l'au-delà, mais la conviction "existentielle" de la présence d'autres plans de réalité – deux outre le monde sensible, l'intellect et le monde "imaginal" - reliées par le symbolisme et par les anges. L'intérêt de cette position extrême (qui a motivé une immense entreprise de traduction de l'arabe et du persan, de la part d'un seul homme) est qu'il s'agit bel et bien d'une position en rupture avec la pseudo ontologie et la pseudo anthropologie de Sein und Zeit – mais à quel prix -, peut-être la seule possible si l'on ne veut pas entendre parler des vulgarités telle qu'histoire en train de se faire ou luttes des classes ...
De l'attestation à la résolution (paragraphes 54 à 60).
Le passage au paragraphe 54, qui inaugure le second chapitre de la deuxième section, ménage un effet de surprise au lecteur, car il n'est apparemment, dans tout ce chapitre, plus question de l'être-pour-la-mort. Est recherché un pouvoir-être du Dasein qui soit attesté en sa possibilité existentielle par celui-ci même (première phrase). Or, c'est la mort qui a été appelée précédemment le "pouvoir-être le plus propre" du Dasein. Est-ce à dire que le Dasein même n' "attesterait" pas celle-ci comme telle ?
Une erreur d'interprétation possible serait de croire qu'il s'agit de chercher une telle "attestation" dans le Dasein en vie, quotidien. En fait il s'agit de confirmer l'être-pour-la-mort, comme la suite le montrera. Le lien est ainsi présenté par Ricoeur (Soi-même comme un autre), chez qui la référence à ce chapitre a une place importante : La manière dont la notion est introduite vaut la peine d'être soulignée ; la question posée avec insistance est de savoir si les analyses menées au chapitre précédent, centrées sur l'être-pour-la-mort (ou mieux l'être-envers-la-mort) sont bien, comme elles le prétendent, originaires. L'attestation de la conscience, ou mieux la conscience comme attestation, est le gage cherché de cette analyse et de toutes celles qui la précèdent.
La construction à laquelle se livre Heidegger dans ces paragraphes comprend – ainsi qu'on peut le résumer rétrospectivement – les moments suivants : l'appel (Anruf – trad. Martineau : ad-vocation), le Gewissen qui lance l'appel, dont nous verrons les graves problèmes de traduction qu'il pose, l'attestation (Bezeugung), la manière dont l'appel est entendu par le Dasein qui se découvre coupable, en faute ou en dette (schuldig), l'idée du ne-pas et la négativité, le néant, la nullité ou néantité (Nichtigkeit), et elle aboutit à la résolution (Entschlossenheit). Ci-dessous, j'envisage ces termes dans leur enchaînement sans forcément suivre le texte par paragraphes.
Venu du lointain un appel est lancé vers le lointain. Est touché par l'appel qui veut être ramené de loin (paragraphe 55). Le Dasein plongé dans le "on" quotidien et nullard ressent un choc silencieux, un sursaut immobile, une voix qui n'émet aucun son, un appel qui ne contient aucun message. Les réminiscences implicites sont bien entendu nombreuses ici : cela va de l'appel des religions monothéistes, à l'appel à la prise de conscience instantanée, apparemment immobile et laissant les apparences extérieures immédiates inchangées, d'un ordre des choses non assumé jusque là, dans certains courants religieux orientaux, en passant par le démon de Socrate, la "voix de la conscience", Jiminy Cricket, la coccinelle de Gotlib (ah non, Heidegger n'a pu la connaître), sans oublier le petit Dasein angoissé du jeune Adolf entendant l'appel du destin ...
Très clairement l'appel ne dit rien (paragraphe 56). Le Dasein est mis face à lui-même : c'est lui-même qui s'appelle, bien que l'appel le dépasse. L'appel survient par cela-même que le Dasein est complétement déchu, et ressent son étrangeté (étrang(ér)eté chez Martineau !), ou état de déréliction : précisément quand il entre dans la disposition affective de l'impression d'étrangeté totale de son être-au-monde, et que sévit l'angoisse, il entend l'appel, qui est aussi appel du souci. En somme, little Dasein touche le fond et par cela-même rebondit.
A la fin de Soi-même comme un autre, Ricoeur tente la synthèse : le caractère injonctif du dit appel ne peut-il pas, tout de même, se relier à l'appel de "l'Autre", comme chez Lévinas, tout en gardant son caractère interne (avec tous les renvois obscurs que ce caractère peut comporter, en direction du surmoi, des parents, des ancêtres, etc.), cela en raison de la nécessité d'un moment d'altérité dans l'injonction appelante, en conformité avec la métaphore de la voix. Mais ce n'est qu'une métaphore : là où la position de Heidegger reste parfaitement claire, consciemment murée à l'encontre de tout ce qui pourrait passer pour un message humain, aimable ou social, cela en conformité avec la définition pseudo-ontologique du Dasein, c'est la position de Ricoeur qui mélange les genres et noie le sujet autonome dans un épais "soi-même comme un autre".
Le Dasein en tant qu'il donne à entendre la forme pure d'un appel sans contenu, ayant pour effet de le mettre en mouvement au delà du "on", est le neutre Gewissen. Vezin le traduit par conscience morale et Martineau par conscience. Tout en adoptant ces termes, Ricoeur remarque pourtant judicieusement que c'est "à regret" qu'on le traduit ne serait-ce que par conscience. Certes, Gewissen peut vouloir dire conscience, éventuellement morale, mais Heidegger le choisit préférentiellement à Bewusstein. Gewissen dérive de Gewiss, "sur, assuré, certain" et Bewusstein de Bewuss, "conscient, délibéré, réfléchi, intentionnel". Ce dernier terme est la racine de ceux de conscience de soi chez Hegel et d'intentionnalité chez Husserl. Gewissen est choisi pour écarter autant que possible tant la notion de conscience au sens d'explicitation des choses, qu'au sens de sentiment moral. La vraie traduction pourrait bien être attestation de soi-même ou mieux, pour ne pas faire doublon avec Bezeugung, assurance de soi.
Ricoeur approuve ce sens véritable sans pleinement l'expliciter, comme une étape : L'idée que le Gewissen, avant de désigner au plan moral la capacité à distinguer le bien et le mal et de répondre à cette capacité par la distinction entre "bonne" et "mauvaise" conscience, signifie attestation (Bezeugung), est pour moi d'un grand secours. Il est en particulier exact que pour Heidegger nous nous situons là avant toute distinction du bien et du mal – non pas au delà du bien et du mal comme dans le titre de l’œuvre de Nietszche bien connue, mais en deçà.
L'idée d'attestation est à la fois assez rapidement avancée par Heidegger, servant à définir le Gewissen, comme attestation du pouvoir-être le plus propre du Dasein, cela parce que ce pouvoir-être est ouvert par l'appel en tant qu'être "en dette", et au centre du rebondissement du Dasein. Car enfin, c'est l'attestation de quoi ? De manière indirecte, éthérée, capillotractée, c'est l'attestation de l'existence d'un sujet, de ma personne comme ayant une volonté et des responsabilités ? Mais cela, c'est ce que Heidegger ne veut concéder pour rien au monde (et que Ricoeur, chez qui ce même terme est à l'aboutissement de ses exposés, ne concède pas non plus complétement, en structurant son attestation de dimensions "vivantes" en sus de celles que lui confère Heidegger).
Aussi son "attestation" ne fait-elle immédiatement apparaître que le caractère schuldig du Dasein, dette (Martineau) ou faute (Vezin), dont la traduction littérale serait l'être-coupable.
Nous avons déjà rencontré cette représentation, au paragraphe 38 à propos du dévalement dans le "on", et signalé, ce que faisait aussi Heidegger pour tenter de s'en démarquer, et qu'il fait également ici (paragraphe 58), sa similarité avec le dogme du péché originel. Ce qui est présenté comme ce qui l'en différencie radicalement, à savoir que L'être-coupable ne résulte pas d'une faute commise, c'est au contraire celle-ci qui ne devient possible que "sur la base" d'un être-coupable originel, en souligne aussi bien la parenté, puisque le caractère de culpabilité, de "en faute" ou "en dette" du Dasein est essentiel à son être, antérieurement à tout péché, toute faute ou tout endettement effectif. Selon Heidegger L'analyse existentiale de l'être-coupable ne prouve rien, ni pour ni contre la possibilité du péché. Il faut préciser que cette note se situe plus loin, au paragraphe 62 sur la "résolution en marche" : elle a donc pour fonction de dégager celle-ci de toute notion de péché. La culpabilité du Dasein ne provient pas du fait qu'il est coupable, elle est en somme ce qui le rend coupable, elle est, décerne Ricoeur à Heidegger, pour le regretter, "ontologique" – comme s'il s'agissait d'ontologie !
Et cette culpabilité diffère du péché originel en ce que l'entente de son appel libère de la bonne comme de la mauvaise conscience, et donc ... de tout scrupule.
L'être-en-dette, de même, est censé être antérieur à tout endettement. Mais il existe aussi au plan vulgaire et plein de pharisaïsme dans la quotidienneté médiocre : fait tout à fait révélateur, Heidegger nous donne à cette occasion l'idée qu'il se fait de la culpabilité au sens banal du terme, à savoir le fait de devoir de l'argent à quelqu'un d'autre (paragraphe 59). Seule occurrence monétaire explicite dans Sein und Zeit ! La culpabilité originaire du Dasein, si elle l'influence dans le sens du "on", conforte les relations de dette et de domination entre les Dasein aliénés et privés de sol (et l'on sait la place fantasmatique des Juifs au cœur de ce dispositif ...).
Si l'on comprend bien, se percevant en faute, le Dasein peut encore chuter en se mettant en faute au sens prosaïque du terme, et entrer dans les faux débats relatifs à la bonne conscience et à la mauvaise conscience en faisant de sa conscience un juge et un créancier et de lui-même un budget, mais, s'il entend bien son appel qui ne dit rien mais qui lui rappelle sa déchéance, alors il sent qu'il est retranché en deçà de ses possibilités, n'étant de toute façon pas l'origine de son être, puisqu'il est jeté. Au paragraphe 58, Heidegger avance au passage que cette négation là serait la source ontologique de la négation dialectique chez Hegel. Le Dasein n'est pas, "ontologiquement" (les guillemets sont nécessaires) ce qu'il peut être.
Une autre formulation de la même idée est dessinée au passage, mais pas développée, à savoir celle selon laquelle ce que nous devons bien appeler, pour éviter les néologismes, la prise de conscience du Dasein, est ontologique en cela même qu'elle ne repose sur rien, qu'il assume ce néant : être-fondement d'une nullité, telle serait la détermination existentiale formelle de la dette. Dans la brochure du cours de 1930, traduite par Henry Corbin, Qu'est-ce que la métaphysique, ce vocabulaire est développé et le rebond du Dasein se fait, dans l'angoisse, sur le néant, négation de la totalité de l'étant. Ce qui nous rappelle encore la disposition affective du jeune Adolf ...
Avec l'être-coupable, traduit en français comme "en dette" ou "en faute", nous sommes assurément dans un passage où il est difficile pour Heidegger de masquer au mieux la fétichisation du péché originel, seule composante - mais quelle composante ! - retenue de sa formation chrétienne, fétichisation à laquelle il procède en déniant tout contenu factuel, moral, éthique ou axiologique à son "existential" censé fictivement se tenir dans un plan purement ontologique, mystification acceptée et assumée par Ricoeur. Mais du coup, Heidegger est conduit à une coupure dualiste du schuldig, à la bifurcation du Dasein-qui-va-bientôt-marcher-au-pas et du Dasein pharisien endetté envers son usurier Isaac : d'une part, la culpabilité et la négativité sont proclamées racines ontologiques de toute insuffisance, en deçà du bien et du mal, et antérieures à toute dialectique ; d'autre part, la culpabilité, la faute et la dette s'accomplissent dans l'existence réelle de tous les jours sous les pires traits petits-bourgeois du Dasein quotidien de maître Martin.
Pas de place pour une action transformatrice dans laquelle la fin éthique détermine les moyens. Libre à Ricoeur de caser dans les interstices heideggeriens la visée d'une vie bonne, avec et pour l'autre, dans des institutions justes, mais il est permis de douter que ce jeu de construction puisse ménager une telle place d'autant que telle n'est pas son intention ...
Au paragraphe 60, qui conclut ce chapitre, les termes précédemment traités, appel, assurance de soi, attestation, être-coupable, négativité, sont synthétisés dans leur résultat, visant à laisser-agir-en-soi le soi-même le plus authentique à partir de lui-même. L'attestation qu'il fallait mettre à jour, Bezeugung, s'accomplit explicitement comme résolution, Entschlossenheit. Le Dasein résolu a une détermination existentiale qui est maintenant son essence, son être, son existence, en même temps qu'une indétermination existentielle car il n'est pas (encore) dit ce qu'il va faire. Je suis résolu mais je ne sais pas à quoi, plaisante l'étudiant de Heidegger dans les souvenirs de Karl Löwith ! A ce stade on pourrait encore spéculer et gloser sur la notion d' "engagement" dans l'existentialisme.
Mais Heidegger précise rapidement que le Dasein résolu, qui se met en état de, a une signification spatiale. Traduction : il va agir dans l'espace, dans le monde. Il est significatif que l'expression forgée ici même par Heidegger ait eu un tel succès, bien que ceux qui l'emploient ignorent généralement son origine. Au milieu des passages les plus abscons, nous tombons sur des formules à la mode : le Dasein résolu se met en situation, n'est-ce pas ...
La "résolution" est une idée formée depuis au moins 1919-1920 chez Heidegger. Elle s'apparente directement à la décision et à la pensée "décisionniste", exposée au début des années 1920 par le théologien luthérien d'extrême-droite Friedrich Gogarten – la foi comme décision - et on la retrouve en politique et dans le domaine du droit, sous sa forme la plus connue, chez Carl Schmitt. C'est bien Heidegger qui lui donne sa formulation la plus radicale, car la résolution, ou décision pure, en vue d'une "existence authentique", n'a aucun contenu explicite chez lui, ni théologique, ni politique, ni juridique. Ce n'est pas la liberté de "l'engagement" qui est ainsi annoncée, mais la disposition à se faire "pèlerin du néant", comme disait le communiste Karl Radek parlant du jeune nationaliste Leo Schlageter ...
Fusion de la résolution et de l'être-pour-la-mort : le Dasein complet (paragraphes 61 à 64).
Il n'est pas difficile d'accoler la "résolution" et l" 'être-pour-la-mort", et on se doutait que Heidegger allait le faire. Le Dasein aurait trouvé son pouvoir-être tout – et authentique, avec ça. Cela va donner "résolution pour la mort", et mieux encore : résolution en marche – en marche ?
Vers la mort ! Mais attention : ce qui s'unifie là, le Dasein complet, n'est ni une substance ni un objet, c'est le Soi-même, Selbstheit (l'ipséité de la traduction Martineau – et de P. Ricoeur), et non pas le sujet individuel ! (paragraphe 61).
La résolution se met en marche – le en marche est bel et bien un existential heideggerien, à la sonorité sinistre à la veille de l'année 1933 !
Elle regarde la mort en face, prenant le parti-d'y-voir-clair-en-conscience, et pousse à "agir" en associant la sobre angoisse et – "en même temps" comme diraient des "marcheurs" plus récents ! - la joie d'être à la mesure de cette possibilité (paragraphe 62).
C'est bien une conception ontique et un idéal factif – traduisons : une injonction à une certaine action dans le monde – qui se dessinent ici. Heidegger ne le cache pas, mais il prétend qu'il ne s'agit pas des conséquences de tous les développements précédents, mais de leur fondement : car la résolution en marche vers la mort, c'est l'ouverture du souci vers l'être.
Le souci est l'humeur, pardon l'existential, qui recouvre le tout du Dasein : son ouverture vers son être, accomplissant son être, consiste dans sa mise en marche vers la mort. Cette fois-ci nous y sommes : la situation herméneutique est atteinte, la totalité du Dasein saisi, ce qui le libère du point de vue de sa constitution propre d'être (je viens de reprendre les termes du paragraphe 45).
Si nous avons bien compris ce qui précède (paragraphe 63), il est dit par Heidegger que le type d'action factuel que le Dasein authentique envisage n'est pas la conséquence de la recherche de son ontologie, mais constitue celle-ci. Ce type d'action, c'est le national-socialisme.
Donc, le national-socialisme, c'est l'ontologie ! - il s'agit bien, Emmanuel Faye a raison, de destruction de la philosophie, et pas de philosophie (même s'il nous faut réfléchir philosophiquement et politiquement pour mettre au clair l'opération : on ne saurait nier la dextérité du faussaire).
Le souci, qui ne saurait être ontologiquement dérivé de la réalité ou reconstruit à l'aide des catégories de la réalité, contient le Soi-même. Problème pour Heidegger : dans l'auto-explicitation quotidienne du Dasein, celui-ci s'exprime sur soi-même en disant "je". Kant a bien fait de démontrer (car, lui, il démontrait !) que le Moi ou l'âme ne sont pas une substance, mais il a persisté à considérer le "je" comme un sujet, ce qui pour Heidegger renvoie à l'"être-là-devant" ou "être-sous-la-main" – subrepticement, notre faussaire a confondu sans le dire "substance" et "sujet". La soi-disant erreur de Kant est celle du Dasein qui dit "je" en tant qu'être-au-monde et qui amorce ainsi sa fuite dans le "on" : c'est le "dire-Je" fugace de la préoccupation quotidienne. Il n'y a pas pour Heidegger de permanence du sujet, mais une constance propre au Soi-même qui ne consiste pas à dire "je", mais à avoir acquis son maintien et sa tenue. Dans la résolution, il s'intime à soi-même l'angoisse et au lieu de dire "moi, moi" et "je, je" il fait silence ! Il n'y a pas de "je", plus exactement le "je" est l'être-échu factice dans l'absence de maintien du Soi-même, et la seule ipséité possible (ne parlons même pas d'individualité) est procurée par le souci résolu (paragraphe 64). En marche !
L'effort verbal et l'astuce intellectuelle que déploie Heidegger pour tuer le "sujet", ravaler le "je" à la vile quotidienneté, sont impressionnants. L'explicitation du contenu de tels propos est effrayante : car en clair cela signifie que seuls sont des "Soi-mêmes" ceux qui se sont mis en marche ! Les autres ne sont ni des Soi-même, ni des sujets puisqu'il n'y a pas de sujets, ni d'un côté ni de l'autre.
Il faut pointer les mots cryptés : maintien et surtout tenue, avec l'existential avoir-conquis-sa-tenue. Haltung est une notion centrale dans les publications d'une relation nazie de Heidegger, Friedrich Rothacker, s'enracinant dans l'origine raciale et se réalisant par le dressage (Zucht) (voir à ce sujet E. Faye).
Nous avons affaire à un implicite parfaitement clair, si l'on peut dire, à condition de prendre au sérieux toutes les intentions affichées par Heidegger à chaque étape de son "dévoilement" non argumentatif. Seuls sont des "Soi-mêmes" ceux qui se sont mis en marche : eux marchent pour la mort. Et les autres ?
Heidegger a, de son vivant, programmé la parution posthume, en 1994 dans ses Œuvres complètes, de l'intégralité d'un discours prononcé à Brème, en 1949. Il y amalgame les camps d'exterminations nazis aux massacres, famines de l'époque en Chine, et même à l'élevage industriel. Puis, un peu plus loin, il dit ceci :
La mort appartient au Dasein de l'homme qui survient à partir de l'essence de l'être.
(...) C'est pourquoi l'homme peut mourir si et seulement si l'être lui-même approprie l'essence de l'homme dans l'essence de l'être à partir de la vérité de son essence. La mort est l'abri de l'être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot.
Ces propos monstrueux signifient que les victimes des camps d'extermination étaient incapables de mourir, ou, pour reprendre les termes du paragraphe 49 qu'ils n'étaient bon qu'à décéder (dans le cadre de ce que Heidegger, dans le même discours, appelle fabrication de cadavres, niant d'ailleurs leur destruction dans les fours crématoires, et rapprochant camps d'exterminations et élevages de volaille), et pas à trépasser. E. Faye parle à juste titre de négationnisme ontologique.
Ce qu'il nous faut souligner ici, c'est la parfaite cohérence de ce discours abject avec toute la prétendue ontologie de Sein und Zeit. Reste à expliquer pourquoi a été prise pour une profonde ontologie, largement diffusée et enseignée comme telle, ce qui, à mots couverts, n'est rien d'autre que le national-socialisme.
La temporalité (paragraphes 65 et 66).
Les paragraphes 65 et 66, terminant le chapitre 4, introduisent largement à la fameuse "problématique de la temporalité", summum des cogitations heideggeriennes. L'être du Dasein c'est le sens du souci : la formule, heideggerienne et idéologiquement dominante, "donner du sens", prend ici tout son sens, si je puis dire.
Le Dasein donne du sens devant lui, il est résolu : tel est le phénomène originaire de l'avenir, avenir qui est la venue en laquelle le Dasein advient à soi en son pouvoir-être le plus propre. Et d'une.
C'est ainsi que la résolution devançante assume aussi l'être-en-dette et l'être-jeté, le Dasein tel qu'il était à chaque fois déjà : parce qu'il est avenant, il est être-été. Et de deux.
Ce faisant, la résolution devançante ouvre la situation du Là permettant ainsi à l'existence de se préoccuper de ce qui est à-portée-de-la-main dans le monde ambiant : elle opère la présentification. Et de trois.
Tout ce circuit s'appelle la temporalité : c'est l'avenir/étant-été/présentifiant. Le point de départ est le souci du Dasein résolu tourné vers la mort qui constitue ainsi l'avenir, sens primaire de l'existentialité, et la suite s'enchaîne. Mais on peut considérer le circuit à partir de chacun de ses trois moments, que Heidegger appelle, à partir du grec extatikon, se projeter, s'extérioriser, les trois ekstases voire ek-stases, de la temporalité, ses trois projections ek-statiques ! Inutile de dire l'espèce d'épectase que ce genre de néologisme peut susciter chez le disciple admiratif ...
P. Ricoeur, qui a construit la partie centrale de La mémoire, l'histoire et l'oubli sur la base du plan des trois "ek-stases" heideggériennes, le simplifie d'une manière apparemment pédagogique. Chacun, sauf les plus exaltés, aura compris que ce qui vient d'être présenté est déduit de la composition classique du temps en passé, présent et avenir – Ricoeur rappelle les Confessions d'Augustin avec le passé, objet de la mémoire, le présent, objet de la vision et de l'attention, et le futur, objet de l'attente, le tout s'effectuant dans le présent et le constituant. Heidegger modifierait ce schéma en mettant l'avenir au poste de commande, et, à partir de là, s’égrèneraient les trois derniers chapitres de Sein und Zeit : temporalité, historicité, intratemporalité, respectivement issus de la projection ekstatique (il est vrai que Ricoeur est assez pudique dans l'emploi de ce dernier néologisme) de l'avenir, du passé et du présent, mais avec chez Heidegger une dégradation ontologique du premier au second et du second au troisième, qui gène Ricoeur, lequel entreprend de la discuter de façon toute œcuménique et académique sous la forme du dialogue du philosophe et de l'historien.
Cette schématisation toute scolaire est pourtant loin de correspondre pleinement à ce qu'écrit Heidegger.
On aura remarqué que ses trois "ekstases" ne s'appellent pas simplement avenir, passé et présent, mais avenir, être-été et présentification. Ricoeur trouve d'ailleurs excellente l'idée de désigner le passé non pas comme "révolu" mais comme "ayant été", Gewesenheit plutôt que Vergangenheit. Mais surtout, les trois derniers chapitres ne sont pas présentés par Heidegger, au paragraphe 66, comme un dégradé aussi simple. Le chapitre 4 sur Temporalité et quotidienneté vise à dévoiler le sens temporel de la quotidienneté, se présentant comme une dernière répétition des analyses de l'être-au-monde, du monde ambiant et du "on", afin de montrer la primauté de la temporalité authentique du Dasein résolu envers elles. Le chapitre 5 traite du maintien ou de l'absence de maintien du Soi-même et cette permanence, qui complète l'ouverture et le devancement, y est appelée historicité. Le chapitre 6 traite de l'intratemporalité, c'est-à-dire de la production, à partir de la temporalité, d'un temps constitutif de l'être-au-monde.
Formellement ces trois chapitres finaux procèdent des trois "ekstases", avenir, être-été, présentification. Mais le thème de la quotidienneté et de l'être-au-monde fait ressortir une redondance entre les chapitres 4 et 6. En outre, la temporalité a déjà été présentée, à partir de l'être-pour-la-mort, de la résolution devançante, dans les paragraphes 65 et 66, avant même que ne commence le chapitre 4. Et au début du chapitre 6, paragraphe 78, il est affirmé que tout au long du chapitre précédent la compréhension quotidienne du Dasein s'est vue refuser la parole. L'économie des trois derniers chapitres n'est pas celle de leur numérotation ni de la présentation pédagogique de Ricoeur.
La lecture effective de Sein und Zeit confirme que le "chemin" suivi ne culmine pas à la fin, mais au chapitre 5 qui se détache nettement des deux autres. Il y a là une opération de prestidigitation trompeuse qui entoure d'un voile protecteur le centre de tout le livre, qui se trouve là. C'est d'ailleurs l'occasion de signaler que la toute première traduction française, partielle, par Henry Corbin en 1938, s'est tenue, sur les conseils de Heidegger, aux chapitres 1 et 5 de la seconde section : l'être-pour-la-mort et l'historicité (historialité chez Corbin).
Nous n'obéirons donc pas, ici, au sommaire, et nous ferons subir à Sein und Zeit un petit traitement herméneutique dévoilant. Nos trois dernières parties consisteront à enlever le voile des chapitres 4 et 6, puis celui des paragraphes du chapitre 5 plus consacrés à la simple histoire qu'à la fameuse historicité, pour conclure sur le corps du délit, contenu dans les paragraphes 74 et 77.
Temporalité, quotidienneté, intratemporalité (paragraphes 67 à 71 et 78 à 83).
L'essentiel du traitement annoncé des rapports entre temporalité et quotidienneté est traité dans le paragraphe 68, sur l'ouverture du Dasein.
En tant que compréhension, saisie ou entente, elle procède de l'avenir soit en prenant les devants et allant de l'avant dans l'authenticité, soit en attendant ce qui pourrait bien arriver ou pas dans l'inauthenticité.
En tant qu'affection ou disposition affective, elle est reliée à l'être-été, comme angoisse et répétition assumée dans l'authenticité, oubli par l'immersion dans les petites affaires du quotidien, ou bien sous l'effet de la trouille, dans l'inauthenticité.
En tant qu'échéance ou dévalement, elle est reliée à la présentification, comme dispersion et bougeotte dans l'inauthenticité, et comme le fait d'être en situation, cela dans l'instant. Le "vivre dans l'instant" relève donc du Dasein authentique !
En tant, enfin, que parole, elle est reliée aux trois ekstases ensemble, ce qui permettrait d'envisager une linguistique débarrassée de la copule "est" au profit de son sens ontologique : Heidegger envisage, outre la destruction de l'ontologie et de la raison, la destruction de la langue (une idée de génie déjà signalée ci-dessus, au paragraphe 34).
Nous avons donc deux manières d'être au monde. Les authentiques vont de l'avant, assument l'angoisse et la répétition (cette dernière notion sera éclaircie ci-après), sont en situation dans l'instant présent, et ne manient pas le verbe être comme simple copule mais pour dévoiler l'être. Les inauthentiques attendent comme des moutons, s'immergent dans la vie quotidienne, ont la trouille, et parlent normalement.
Dans la présentification, la préoccupation discernante envisage le monde comme transcendant, objectif, en produisant l'a priori de l'être et du monde en général dans lequel elle situe les faits et les expériences : les sciences physico-mathématiques de la nature ne seraient donc pas sans le dévoilement ekstatique de la présentification du monde. Abracadabra ! (paragraphe 69).
De même, l'espace est la transcendance de ce monde ainsi fondé "ekstatiquement" (paragraphe 70 – re-abracadabra !)
Reste que nous ne pourrons arriver à cerner d'une façon conceptuellement satisfaisante la quotidienneté que dans le cadre de la mise au point fondamentale du sens de être en général et de ses possibles variations (paragraphe 71) : nous n'avons fait qu'effleurer la rose, sussure Heidegger au lecteur qu'il faut bien entretenir dans son "horizon d'attente" (tel un Dasein inauthentique soumis au maître, ajouterai-je !).
Le sixième et dernier chapitre passe, par rapport au quatrième, de la question des rapports entre temporalité et quotidienneté à celle de de la conception "vulgaire" du temps, nivellement du temps originaire, appelée intratemporalité (intratemporanéité chez Vezin). Au passage doit être aussi restituée l'explication "ontico-temporelle" factuelle de l'histoire, autrement dit le récit effectif des évènements dans leur succession temporelle (paragraphe 78).
Dans la préoccupation quotidienne, on est dans le temps : compter avec le temps, avoir le temps, prendre son temps, on n'a pas le temps, on perd son temps, etc. (on remarquera l'absence de "Le temps c'est de l'argent" alors que ce proverbe existe aussi en allemand, confirmant le refus de toute référence monétaire explicite hors le domaine de la dette et de l'usure dans Sein und Zeit) (paragraphe 79).
Cette préoccupation conduit à la mesure, au comput, au temps calendaire, à la quantification du temps. Le temps de travail, abstrait, chronométré, imposé et aliénant, est pour Heidegger le temps transhistorique de toute éternité car il provient de la déchéance du temps originaire dans la quotidienneté du Dasein. Il faut se lever pour aller au boulot : cette affirmation "phénoménologiquement existentielle", n'est-ce pas, est réitérée plusieurs fois (paragraphe 80) et il semble bien que pour Heidegger, Cro-Magnon devait se lever pour aller au boulot. Les horloges ne naissent pas pour lui d'un besoin social à l'époque médiévale, mais du besoin ontologiquement dévalué du Dasein quotidien. Ce qui nous confirme l'observation faite plusieurs fois : le monde social de Heidegger, celui d'un abri petit-bourgeois sous la domination de l'accumulation du capital, est pour lui éternel.
Cette intratemporalité génère donc le concept courant de temps, fait d'une suite continue, non de ces instants dans lesquels vit le Dasein résolu, mais de pâlichons "maintenant" successifs, dont la succession est pensée comme infinie, à l'encontre de la finitude du Dasein fondamental pour la mort (paragraphe 81).
Sans doute avons-nous là une représentation déformée du temps abstrait sous la détermination de l'accumulation illimitée du capital. Aucune libération réelle de celui-ci n'étant chez Heidegger envisagée ni envisageable (elle relèverait de l' "être-sous-la-main" !), ne reste qu'une sortie fictive du temps consistant à affirmer le Dasein résolu comme sa source effective, pardon "ek-statique" : lui est tourné vers l'avenir, il devance les moutons qui ne savent pas mourir, il donne du sens, il est en situation et il se situe dans l'instant !
Le paragraphe 82 met en œuvre une explication avec Hegel annoncée au paragraphe 78. Malgré sa longueur elle est on ne peut plus sommaire : le problème pour Heidegger est que Hegel a élaboré une histoire universelle, qui se déroule dans le temps, forcément. Hegel s'appuie sur Aristote, et ferait du temps une négation de la négation en partant de la ponctualité (la digestion de Hegel par Heidegger s'avère difficile, mais passons). Nous avons vu, à propos de l'attestation, que la négativité et la dialectique ne doivent pas être premières pour Heidegger mais ne peuvent, comme le reste, qu' être des possibilités découlant du sens de l'être révélé par le souci. La "négation de la négation" à laquelle il choisit de s'en prendre ici est selon lui analogue à la succession infinie des "maintenant" formant la conception vulgaire du temps. Et, de même, le concept comme "essence de l'esprit" serait négation de la négation, soit rien d'autre que l'interprétation logiquement formalisée du cogito cogitare rem ou Descartes voit l'essence de la conscientia.
Ces commentaires brumeux relèvent de la "destruction", de toute la tradition philosophique repérée dans les trois noms clefs d'Aristote, Descartes et Hegel, qui aurait ramené, en somme, Kant à Aristote (Kant étant censé avoir frôlé Heidegger, sans toutefois y accéder !).
Le paragraphe 83, dernier du livre, n'a d'autre fonction que de le terminer en queue de poisson par une série de questions sans réponses, telle que Le temps lui-même se manifeste-t-il comme horizon de l’Être ?, donnant au lecteur l'impression d'une profonde recherche en train de se faire, et contribuant à son "horizon d'attente". Mais la chute de Sein und Zeit s'est déjà produite : tout à fait évidente en termes de style et de pathos, elle a été délibérément placée plus haut, à la fin du chapitre décisif qu'est le chapitre 5 de la seconde partie.
L'historicité (paragraphes 72-73 et 75-76).
On peut appeler "historicité" le terme souvent traduit par "historialité", d'où a dérivé le mot "historial", qui désigne aujourd'hui, par exemple à propos des "poilus" de la guerre de 14-18, des musées locaux censés nous faire revivre ce qui a été, ou communier avec (prétention idéologique tout à fait différente de la recherche historique). Geschichtlichkeit est apparu chez Hegel, qui en a fait un usage ciblé (à propos de la Grèce et du christianisme). Chez Heidegger il provient certainement de la correspondance entre Dilthey et le comte York, dont il va être question bientôt.
Au paragraphe 72, Heidegger fait état d'un grand scrupule : le Dasein résolu regarde sa fin, mais à l'autre bout il y a sa naissance, et le Soi-même a une constance entre ces deux extrêmes, sauf qu'il n'est pas censé être constitué par la succession, même continue, des "vécus", mais tenir sa constance de son orientation vers son être. Sont donc écartées aussi bien la tradition de l'étude de la destinée individuelle d'Aristote et Augustin à Mc-Intyre, que la recherche historique proprement dite, au profit de l'enracinement originaire de la continuité, de la constance du Dasein résolu, en cela même qu'elle va avec la constance d'autres Dasein également résolus.
Plus précisément, Ricoeur suppose que Heidegger polémique avec Dilthey, philosophe allemand assez oublié aujourd'hui, important à la fin du XIX° siècle, en récusant les notions d'extension, connexion ou continuité de la vie entre naissance et mort : ce n'est pas la vie du sujet individuel, d'une façon ou d'une autre, qui doit fonder la constance du Dasein résolu. Mais pour autant, celui-ci doit bien avoir une provenance, thème de la compréhension ontologique de l'historicité.
Le mot "histoire" a paraît-il 4 significations (paragraphe 73) : le passé révolu, qui n'est plus sous-la-main ou qui l'est encore mais sans effets sur le "présent" ; ce qui "a" une histoire en continuité avec un passé, ascension ou déclin ; la société humaine qui change dans le temps par opposition à la nature, en raison de la somme des choses transmises ; et ce qui est traditionnel en tant que tel. Ces 4 sens se regroupent en un : l'aventure du Dasein qui s'est passée, transmise et se poursuit, mais en se rapportant à "l'homme" et masquant la constance du Dasein.
L'objet historique, par exemple dans un musée, est alors historial : en raison de son appartenance au monde, ce qui n'explique pas pourquoi le passé, l'être-été, le détermine de préférence comme tel : c'est que le Dasein ne peut jamais être passé.
On aura compris que c'est le Dasein résolu qui fonde véritablement l'historicité (paragraphe 74, que je garde pour la fin). Au paragraphe 75, reprennent, comme s'il fallait entourer le redoutable paragraphe 74 d'une sorte de matelas, les considérations "historiques" de Heidegger.
L' historialité du Dasein, dont la vraie dimension qui n'a rien à voir avec l'histoire, si ce n'est avec son instrumentalisation, vient d'être exposée dans le paragraphe 74, se présente de prime abord parmi les "étants-sous-la-main", formant un étant mondo-historial dans lequel des objets, paysages, lieux, livres, se présentent comme historiques. L'historialité authentique du Dasein est a priori éloignée de cet étant là.
Mais elle le prend en main dans la mesure où elle se prend en main soi-même (avec maintien, tenue et constance, comme on sait) en incluant sa mort, sa naissance et son entre-naissance-et-mort dans une unité qui n'est pas le déroulement d'une vie, mais l'affirmation dans l'instant du Dasein en situation. Depuis la possibilité indépassable de la mort, l' auto-délivrance de l'héritage, c'est-à-dire l'appropriation du passé, et aussi la "naissance" (les guillemets sont de Heidegger), sont reprises dans l'existence. Ainsi est détruite la compréhension du passé à partir du présent du "nous-on".
Détruire est le mot : en conclusion du paragraphe 75, Heidegger affirme que cet exercice soi-disant "historique" est une clarification préalable à la destruction historique de l'histoire de la philosophie (la destruction de l'histoire de l'ontologie, du paragraphe 6, est ainsi franchement élargie à toute la philosophie, ce que nous avions déjà compris).
Il y a donc une "histoire du monde" projetée par le Dasein résolu. Que devient là-dedans l'enquête historique proprement dite (paragraphe 76) ? Elle doit être projetée ontologiquement à partir de l'historialité du Dasein. Il peut le faire et lui seul le peut, en imprimant à la recherche historique non le caractère de l'étant mondo-historial, mais du Dasein ayant-été-Là.
L'enquête historique doit alors choisir un thème originaire afin de procéder à la répétition d'une possibilité qui a été là (même si elle ne s'est pas forcément réalisée). L'histoire "authentique" ainsi guidée opère un dévoilement répétitif et en cela a déjà manifesté l' "universel" dans l'unique. Au paragraphe 75 déjà il avait été dit que la fidélité du Dasein authentique était son respect de l'unique autorité que puisse avoir un libre exister, c'est-à-dire des possibilités répétables de l'existence. Il s'agit donc de se projeter sur le passé en vue d'y dévoiler un thème se concentrant dans un unique, contenant une possibilité à répéter.
Ces affirmations jargonnantes prennent ouvertement toute liberté avec la probité scientifique car, bien qu'ayant prétendu qu'ainsi disposé le Dasein assurait l'exactitude envers les faits, Heidegger précise finalement que l'historialité authentique n'a point nécessairement besoin d'enquête historique, et que son aliénation se manifeste dans l'historicisme.
Reprenant une tripartition des sciences historiques présentée par Nietszche dans sa seconde Considération inactuelle (1874), Heidegger explique pour terminer que l'histoire authentique guidée par le Dasein résolu est aussi bien monumentale en ce qu'elle restaure le Dasein passé, ayant-été, et par conséquent aussi antiquaire en présentifiant réellement l' aujourd'hui, et également critique, à savoir critique du présent, faite du point de vue de l'authenticité en combat pour le futur.
Ce langage obscur, fumeux, crypté, est fait pour tromper. De ce point de vue il est permis de se demander si Ricoeur dans La mémoire, l'histoire et l'oubli est aussi oie blanche qu'il le paraît, s'il est dupe, ou s'il cultive l'équivoque. Il réussit à nous expliquer que le thème de la répétition, qu'il rapporte à Kierkegaard (auquel Heidegger ne se rapporte pas pour sa part ici), est, voyez-vous, susceptible de jouer le rôle de connecteur entre l'ontologie de l'être historique et l'épistémologie de l'opération historiographique.
En fait, de quoi s'agit-il ? Le Dasein authentique s'est mis en marche vers la mort et devient son être par le sens ainsi advenu ; il choisit dans le passé, dans l'histoire, un thème qui n'était peut-être pas parvenu à se réaliser, mais qu'il va répéter, la répétition consistant précisément dans le combat qu'il a engagé, vers la mort. Ce tissu de fumisteries appelle une traduction transparente : ce qui lui correspond n'est pas l'empathie pour les luttes du passé, mais le choix d'un facteur prétendument ontologique qui demande à être répété, pour triompher cette fois-ci.
Ce facteur, c'est la communauté du peuple allemand, et la répétition s'appelle III° Reich. Dans ce cadre, attirons l'attention sur les deux mentions du caractère unique désignant une autorité concentrée incarnant cette répétition – Ein Reich, Ein Volk, Ein Führer. Ce que le paragraphe 74 va pleinement confirmer dans un instant.
En guise de "dialogue du philosophe et de l'historien", comme dirait Ricoeur, on peut difficilement imaginer plus conséquent massacre à la tronçonneuse de l'histoire comme libre recherche, d'ailleurs dénoncée en passant sous le nom d' "historicisme".
P. Ricoeur ne manque pas de souligner que Heidegger a aperçu au passage le thème de la natalité cher à Hanna Arendt. Petit rayon de soleil furtif ? Même pas.
Car la naissance, dans la représentation non de la vie, mais de la finitude du Dasein, n'est ici que le symétrique de la mort. Par contre, la véritable naissance, c'est la résolution du Dasein, et c'est elle qui lui permet d'envisager le sens de son être en unifiant naissance, mort et entre-deux, en l'orientant vers la mort. On a beaucoup lu H. Arendt en ressentant ce qu'elle écrit sur la natalité comme un commencement absolu riche de promesse, comme illustrant la notion humaniste et kantienne de l'avènement fondateur, à chaque naissance, d'un sujet raisonnable libre fin en soi.
La démonstration, appuyée sur les textes, d'E. Faye dans Arendt et Heidegger montre qu'en réalité la "natalité" de Arendt reprend fondamentalement les traits de la résolution heideggerienne, et que comme elle conduit à l'action politique, opposée au travail vital et à l’œuvre, elle discrimine l'humanité, comme le fait la résolution du Dasein, laquelle va plus loin encore il est vrai, car, alors que Arendt envisage comme humains véritables les seuls protagonistes de l'action politique pure, et préserve donc la possibilité d'une République excluante, Heidegger déshumanise les uns et les autres, surhommes d'un côté, sous-hommes de l'autre.
Hitler à l'horizon (paragraphes 74 et 77).
Toute l'économie générale du texte de Sein und Zeit conduit à ces deux paragraphes, qui en sont la conclusion effective.
Friedrich Rothacker, futur rapporteur d'un projet de réforme du système d'enseignement allemand demandé par Goebbels en 1933, tout en lançant, en 1923, la revue où fut publié l'article donnant à Heidegger le thème de la cura (v. paragraphe 42), avait publié la correspondance Dilthey-York et, dans la foulée, en avait demandé une recension à M. Heidegger. Celle-ci, trop ample, ne sera pas publiée, mais elle sera reprise dans ses conférences de Cassel de 1925 sur Le combat présent pour une vision du monde historique. Le manuscrit de Sein und Zeit semble avoir été construit par l'accumulation de chapitres autour du noyau formé par cette recension puis par ces conférences. Nous en arrivons donc au noyau.
Si se projeter en marchant à la possibilité indépassable de l'existence, à la mort, garantit seul à la résolution son intégrité et son authenticité, si donc c'est de l'être-vers-la-mort que procède l'historialité, il n'empêche que les possibilités factuelles de l'existence ne peuvent être tirées de la mort (paragraphe 74). Certes, précaution de rigueur, à quoi se résout chaque fois factivement le Dasein, l'analyse existentiale ne peut par principe en débattre, puisqu'on n'est pas là pour parler de la vie, mais de l'ontologie fondamentale, n'est-ce pas. La résolution du Dasein ne fait pas qu'il ne soit pas "au monde" et "être-jeté", mais qu'il l'assume. Être libre envers la mort donne au Dasein le but par excellence et confronte l'existence à sa finitude. Alors c'en est fait des possibilités d'agrément, de facilité, de dérobade : finie la rigolade !
Le Dasein résolu assume, reprend, embrasse, saisit, répète – quoi ? Son héritage, qu'il choisit (mais en fait aucun autre choix n'est possible), et c'est lui-même qui constitue ainsi, librement (mais c'est une liberté totalement conditionnée par la nécessité de son être) la tradition de cet héritage – ainsi est résolue l'ambigüité de l'usage du terme "tradition" chez Heidegger, qui désigne à la fois ce qu'il s'agit de détruire – la tradition de la raison – et ce qu'il s'agit de retrouver et de répéter – le tréfonds de l'être. D'où sort-il ? La traduction NRF est pour une fois non édulcorante : tout "bien" est héréditaire.
La notion de génération, présentée un peu plus loin comme empruntée à Dilthey, va avec celles d'héritage et donc d'hérédité. Avec la "répétition" provenant selon lui de Kierkegaard, c'est là la seconde notion heideggerienne qui, selon Paul Ricoeur, pourrait jouer le rôle de connecteur entre l'ontologie de l'être historique et l'épistémologie de l'opération historiographique. On ne sait s'il faut rire ou pleurer quand P. Ricoeur ajoute que là encore, manque la touche charnelle que la natalité aurait pu cautionner ! Car enfin, comment ne pas voir le mot à peine crypté renvoyant à la souche héréditaire ? Le terme vient en effet de Dilthey, chez lequel déjà il n'était déjà pas neutre. Il est vrai que le racisme de Heidegger, avec sa biologie, se veut spirituel et ontologique, à l'instar d'ailleurs de beaucoup de passages racistes de Hitler lui-même, qui mélange le plus brut des zoologismes avec l'exaltation, qu'on ne dira pas métaphysique, mais disons para-métaphysique, pseudo-morale, des différences raciales.
Le Dasein résolu a un destin, alors que celui qui n'a pas fait son choix n'a pas de destin. Le Dasein en marche laisse la mort exercer sa puissance en lui et il acquiert une sur-puissance -, il est destinal : L’auto-délivrance devançante, contenue dans la résolution, au Là de l’instant, nous la nommons le destin. En lui se fonde conjointement le co-destin, terme par lequel nous entendons le provenir du Dasein dans son être-avec avec autrui.
Nous avons là un complément important de tout ce qui concerne l'attestation, l'appel, la résolution.
Premièrement la notion de destin, version sophistiquée du leitmotiv de l'appel du destin dans Mein Kampf. Le destin introduit ici par Heidegger est le contenu de la résolution : il fait de son possesseur un surhomme – l'allusion à la sur-puissance renvoie, dans le contexte de l'Allemagne des années 1920-1930, à la vulgarisation tronquée de Nietzsche sur la Volonté de puissance.
Mais ce n'est pas tout : la seconde notion construite à partir de celle de destin est le co-destin. Ce Dasein résolu, surpuissant et authentique n'a pas quitté le monde des "on", il n'a pas fait, dirons-nous, de révolution sociale, bien au contraire. Il existe essentiellement dans l'être-au-monde dans l'être-avec en compagnie avec les autres. Il ne sort pas de l'ordre social existant, il l'assume, mais il le transfigure en lui, car par son destin, au lieu de la banale et triste quotidienneté sociale, advient la communauté, le peuple.
La communauté, le peuple : das Geschehen der Gemeinshaft, des Volkes. Volkes et Gemeinshaft sont rapprochés, séparés par une virgule. Heidegger manœuvre au plus près : qu'on accole les deux mots et l'on aura ce que l’assonance ne pouvait que suggérer dans le contexte de l'année 1927, la Volksgemmeinchaft, formule centrale de toutes les proclamations national-socialistes.
Une parenthèse : le populisme à la Mouffe-Laclau entend construire un peuple, entre autres par la désignation d'un ennemi, et cette construction du peuple doit transfigurer la foule à laquelle s'adresse le mouvement populiste, désignée récemment en France comme les gens. Même schéma idéologique. Fermons la parenthèse ...
De même que le destin constitue l'historialité originaire du Dasein, la communauté et le peuple ne sont pas du tout des formules jetées en passant, elles sont ce destin, en lequel l'avenir se saisit de l'hérédité pour la refonder, elles sont – la Volksgemeinschaft est – l'aboutissement de toute la laborieuse construction d'existentiaux assénés assertoriquement depuis des centaines de pages.
Les destins sont d'entrée de jeu déjà guidés et le co-destin ne se compose pas de destins individuels : ce n'est pas du tout la découverte d'une fantasmatique "authenticité de soi", c'est, premièrement, la communication avec le destin commun de la communauté du peuple, deuxièmement c'est l'engagement avec et en elle du combat, et troisièmement c'est le partage du destin dans et avec sa génération. A ce stade, si l'on a toujours pas compris ...
Même le Führer est suggéré en transparence.
J'ai d'ailleurs dans un premier temps cru que le "parti" lui-même l'était, car la traduction Vezin de Die Wiederholung kennzeichnen wir als den Modus der sich überliefernden Entschlossenheit, durch den das Dasein ausdrücklich als Schicksal existiert est : Nous caractérisons la répétition comme ce mode de la résolution embrassant un parti par lequel le Dasein existe pour de bon comme destin. Mais le mot "parti" ne figure pas, on le voit, dans le texte allemand et il est complexe, même si ce n'est pas impossible, d'interpréter ainsi le mode d'auto-réalisation de la résolution.
Par contre : La répétition authentique d’une possibilité d’existence passée -le fait que le Dasein se choisit son héros -se fonde existentialement dans la résolution devançante ; car c’est en elle seulement qu’est choisi le choix qui rend libre pour la poursuite du combat et pour la fidélité au répétable.
La marche en avant, le combat dans la communauté du peuple, "répète" le passé dans le choix d'un héros. Aux paragraphes suivants, 75 et 76, nous avons vu que la manifestation de l'universel dans l'unique et le respect de l'unique autorité seront rappelés ... Il est donc particulièrement falsificateur que toutes les traductions françaises mettent, à l'encontre du texte allemand, le mot "héros" au pluriel !
Non seulement celui-ci est au singulier, mais rien n'indique qu'il doive être choisi dans le passé. Dans le passé, de Frédéric Barberousse à Léo Schlageter, des "héros" peuvent être invoqués pour susciter la répétition devançante des Dasein en marche pour faire advenir la Volksgemeinschaft . Mais le choix du héros au présent rend libre pour la poursuite du combat et pour la fidélité au répétable. Être libre selon Heidegger, c'est être guidé. Par le Führer.
Le titre du paragraphe 77, La connexion de la précédente exposition du problème de l'historialité avec les investigations de W.Dilthey et les idées du comte Yorck, le situe d'emblée à part, puisqu'il est le seul de tout Etre et Temps à se référer à des auteurs presque contemporains, de manière positive et non polémique. Fait de citations juxtaposées de Yorck, son style différe de tout le reste du livre, comme un "hors d'oeuvre". Il ferait une excellente conclusion. Il en est bien la conclusion cryptée.
Le compte Yorck von Wartemburg, noble et intellectuel, correspond pendant deux décennies avec son ami Dilthey. Son thème favori est la pauvreté spirituelle des sciences historiques empiriques, selon P. Ricoeur. Dilthey subit son influence : Oui ! Le terme de Geschichtilchkeit [historicité] est le plus apte à caractériser la tâche suprême des sciences de l'esprit, qui est de faire front, dans l'auto-réflexion, au nom de la "vitalité spontanée victorieuse", au déficit de spiritualité des temps nouveaux, lui écrit-il en 1897, dans sa dernière lettre (citée par P. Ricoeur).
Heidegger est enthousiasmé par les lettres du jünker au professeur. Il est permis de voir en celles-ci un égrenage de banalités à la mode dans son milieu : invocation de la profondeur, regret que l'école historique allemande ne soit pas allée assez loin, affirmation que l'histoire authentique est bien plus que l'histoire antiquaire et ne s'en tient pas au sens de la "vue" immédiate mais doit aller au fond des choses, lequel relève d'une conscience profonde que Vezin traduit de manière erronée par une méditation de soi qui n'est pas axée sur un je abstrait mais sur mon je dans sa plénitude, laquelle nous fait croire à une authenticité relevant de l'individualité, a comparer à la traduction Martineau – une automéditation orientée non pas sur un Moi abstrait mais sur la plénitude de mon Soi-même. Bref, ces ratiocinations tournent autour de l'idée qu'histoire, philosophie, philosophie de l'histoire, doivent avoir un "sol". Elles doivent être "ontologiques" et pas seulement "ontiques", commente Heidegger, qui a repéré une lettre de Yorck opposant historique et ontique.
Les problèmes de traduction souvent signalés concernant Heidegger se retrouvent dans la traduction des citations du comte prussien. Or, il ne parle pourtant pas la langue du "Dasein" et de "l'historialité". Sa langue est l'allemand cultivé de la fin du XIX° siècle. Ce qui prouve que les dits problèmes de traduction ont à voir avec de véritables camouflages. C'est bien le cas : Vezin remplace le mot connoté et délibéremment choisi "sol", le Boden de Blut und Boden, par "base", et ceux construits sur lui tels que "absence de sol" – bodenlosikgeit – par des formule vagues ou fumeuses autour de l'idée de "manque de base". Ainsi est opacifiée la dimension Volkisch transparente en allemand. La traduction Martineau, plus franche, est parfois elle aussi brumeuse.
Les deux dernières séries de citations de M. le comte sont organisées autour de deux idées forces.
Un appel à la rupture avec la pensée sans sol, en des termes d'une grande violence :
Si l’on comprend la philosophie comme une manifestation de la vie, et non comme l’expectoration d’une pensée sans sol, apparaissant privée de sol parce que le regard est détourné du sol de la conscience, alors la tâche est autant que simple dans son résultat, si compliqué et pénible qu’en soit l’obtention.
Et l'appel à une réforme des institutions d'enseignement du Reich :
Ce serait une tâche de politique pédagogique que de dissiper l’opinion publique élémentaire et de favoriser autant que possible, par l’éducation, l’individualité du voir et du considérer. Car alors, au lieu d’une "conscience publique" - cette radicale superficialisation -, ce seraient à nouveau des consciences singulières, c’est-à-dire la conscience, qui l’emporteraient.
Qui sont ceux qui "expectorent" (sic) une "pensée hors sol", et qu'il convient donc de "dissiper" pour revivifier la politique éducative du Reich ?
Selon E. Faye le comte York le dit exactement dans les mêmes pages, dans un passage du livre de 1923 que Heidegger évite de citer dans Sein und Zeit, et que P. Ricoeur, qui se réfère au même livre, n'a apparemment pas remarqué. Yorck remercie pour tous les cas particuliers où vous tenez éloignés des chaires d'enseignement la maigre routine juive à laquelle manque la conscience de la responsabilité de la pensée, comme manque à la race tout entière [la race juive] le sentiment du sol psychique et physique.
Voila qui donne le contenu de la "résolution" invoquée en conclusion par Heidegger : l'analytique temporelle existentiale préparatoire du Dasein est résolue à se pénétrer de l'esprit du comte York pour se mettre au service de l'oeuvre de Dilthey. Le "service de l'oeuvre de Dilthey" est un coup de chapeau à la bienséance universitaire allemande à la date de 1927 ; ce qui importe là, c'est l'affirmation selon laquelle toute la supposée philosophie du Dasein n'a d'autre sens qu'a être "résolue", au sens que nous connaisons de "résolution", à se pénétrer ... de quoi ?
De la nécessité de chasser les Juifs de l'université (pour commencer) afin de restaurer l'authenticité "historiale" de la communauté du peuple ...
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