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Billet de blog 18 décembre 2015

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Ukraine : il est temps de séparer les mythes et la réalité (1° partie).

Ceci est la première partie d'un article qui en comportera plusieurs en raison de sa longueur, qui réagit à l'accumulation de mythes, d'erreurs et d'omissions commise par un historien à propos de l'Ukraine d'hier et d'aujourd'hui. A priori cet historien n'a rien d'un incompétent. Les problèmes posés en sont d'autant plus exemplaires et significatifs.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  Ceci est la première partie d'un article qui en comportera plusieurs en raison de sa longueur, qui réagit à l'accumulation de mythes, d'erreurs et d'omissions commise par un historien à propos de l'Ukraine d'hier et d'aujourd'hui. A priori cet historien n'a rien d'un incompétent. Les problèmes posés en sont d'autant plus exemplaires et significatifs. Au delà de cette réaction, le présent article dessine les pistes d'une histoire qui reste, elle, à écrire, en tout cas en langue française.

Un pécheur de perles.

Jean-Jacques Marie, membre du courant politique dirigé par Pierre Lambert depuis le début des années 1960, est, depuis la mort de Pierre Broué, à peu prés le seul historien d’opinion trotskyste à être, en France, d’une autorité relativement reconnue en ce qui concerne l’URSS et ce qui s’y apparente, ayant notamment publié des ouvrages sur Lénine, Trotsky, Staline, Khrouchtchev.

L’auteur de ce blog a été assaisonné, dans un article du n°65 des Cahiers du Mouvement ouvrier (janvier-février-mars 2015), revue qu’il dirige, d’un billet titré Fables, dans le cadre de la rubrique Perles qui, traditionnellement, complète la rubrique Chronique des falsifications. J.J. Marie est en effet un auteur qui affecte de moquer les bourdes, âneries et autres « falsifications », souvent à juste titre s’agissant de publications réactionnaires, staliniennes ou purement commerciales.

Me concernant, J.J. Marie est manifestement indisposé par la « pluie d’articles » que je « ponds » sur ­« l’impérialisme russe », une expression qui semble l’indigner. Il est donc parti à la recherche d’un perle à étiqueter, et il pense avoir trouvé : j’ai évoqué « cinq décennies de régime stalinien durant lesquelles les Ukrainiens se sont faits traiter de nazis ».

Manifestant un manque de rigueur dont il estime sans doute que son titre de pourfendeur de fables et découvreur de perles lui donne le droit, il ne cite pas la source. Il s’agit d’une remarque à l’intérieur d’une parenthèse dans mon article du 24 mai 2014, Impérialismes et Ukraine, qui soulignait en quoi ces insultes continuelles ont pu conditionner à la longue certains nationalistes ukrainiens, reprenant de manière abrégée des explications plus précises déjà données auparavant dans ma « pluie d’articles », comme par exemple celle-ci (17 mars 2014) :

« La lecture que veut imposer le pouvoir russe des récents évènements en termes de «nazisme» a une fonction précise. En fait, elle est raciste et son accusation de «nazisme» voisine sans problème avec l’antisémitisme et le soutien d’une partie croissante de l’extrême droite européenne : les Ukrainiens, surtout ceux de l’Ouest, seraient congénitalement « nazis », ce qui ne manque pas de sel envers une nation qui fut évidemment victime du nazisme. La reprise de cette lecture par une assez grande partie de la gauche occidentale est un très mauvais symptôme de l’état intellectuel, politique, et moral, de cette dernière, se ralliant à un discours qui, en réalité, a ce point commun avec le nazisme, le vrai, d’être à vocation exterminatrice. »

A l’évidence J.J. Marie ne tient pas à engager de discussion avec le contenu réel des analyses données dans ma « pluie d’articles » et a longuement cherché une citation qui, mise hors contexte, pourrait passer pour une « perle ». A partir de là, il glose sur la propagande soviétique officielle exaltant « l’amitié entre les peuples » censée interdire « l’affirmation inventée par Présumey », et suppose que je n’aurais pas compris une plaisanterie de Khrouchtchev dans son « rapport secret » « sur l’envie qu’aurait eue Staline de déporter les Ukrainiens s’ils avaient été moins nombreux », soulignant que le successeur de Staline, faisant éditer son discours pour les cadres du parti, a fait mettre le mot « Rires » après ce passage : le fait que ces messieurs riaient prouverait que ce que « Présumey, qui semble être un grand spécialiste [etc.] » aurait pris pour argent comptant n’était qu’une plaisanterie, que J.J. Marie trouve juste un peu « lourde ».

Ces élucubrations n’ont d’autre intérêt que de nous indiquer le fond de la pensée de J.J. Marie : ce n’est pas tant le fait que j’ai pu écrire que l’appareil stalinien au pouvoir traitait souvent les nationalistes ukrainiens, voire les Ukrainiens, de « nazis », qui suscite son ironie, que le fait qu’on puisse simplement penser que cet appareil vouait aux Ukrainiens une haine pouvant aller jusqu’au génocide, qu’il n’admet pas.

J.J. Marie, qui sait pertinemment qui je suis, me présente dans ce billet comme un « journaliste ». Autrement dit, il laisse entendre aux lecteurs des Cahiers du Mouvement ouvrier que je suis payé pour écrire des âneries sur l’Ukraine, ce qui est évidemment faux. Pourquoi ?

J.J. Marie est, disions-nous, historien. Beaucoup de ses travaux sont utiles et contiennent de nombreux faits et quelques staliniens complotistes lui en veulent beaucoup pour cela. Qu’il soit capable de dériver par rapport à toute rigueur historienne s’est pourtant à ce jour surtout vérifié, pour autant que je sache, lorsqu’il prétendait écrire l’histoire du trotskysme : il suffit pour s’en convaincre de comparer ses versions successives à ce sujet d’une édition à l’autre (Flammarion 1970, PUF 1980, Armand Colin 2004), effaçant des figures notoires comme on retouche des photos et réécrivant les faits pour les adapter aux changements d’alliances de Pierre Lambert. Mais sur l’URSS, y compris l’Ukraine, personne n’aurait contesté a priori la grande culture et la somme de données que semble maîtriser J.J. Marie.  

Il ne me serait donc pas venu à l’idée de polémiquer avec lui sur des questions à proprement parler historiques, le considérant comme bien plus qualifié et légitime pour en traiter, même après ce laborieux exercice de ramassage de perles, si, dans le n° suivant de sa revue, il n’avait commis une catastrophe qui contraint à poser la question « pourquoi ? » à une échelle plus vaste.

* * *

Dans ce n° 66 d’avril-mai-juin 2015, figure cet article titré Ukraine – Un mélange inextricable de mythe et de réalité, aux pp. 36-47.

Beau titre, à vrai dire. Parcourons-le.

Une chasse aux mythes à sens unique.

Reprenant, avec des bottes de sept lieues, toute l’histoire de ce qui s’appelle l’Ukraine, J.J. Marie pourfend un premier mythe : la Rous kiévienne du prince Vladimir, ce n’était pas l’Ukraine, l’Ukraine n’existait pas. Pourquoi la liquidation des mythes est-elle, d’emblée, unilatérale ? Car ce n’est pas le tout de nous annoncer que l’Etat de Kiev, ce n’était pas l’Ukraine, il serait peut-être bon de préciser que ce n’était pas non plus … la Russie. Question d’actualité car l’annexion de la Crimée et la « guerre hybride » dans le Donbas ont été déclenchées avec de tels arguments. J.J. Marie se garde de pourfendre ce second mythe, qui est pourtant le plus répandu. Du point de vue du bon sens historique, il suffirait pourtant d’expliquer que la Rous de Kiev n’était pas plus la Russie ou l’Ukraine que l’empire de Charlemagne n’était la France ou l’Allemagne.

Le second mythe que J.J. Marie entend pourfendre est celui des cosaques zaporogues, au XVII° siècle et au début du XVIII°, avec les Etats des atamans Khmelnytsky puis Mazeppa. Selon lui « Ukraine » ne veut rien dire d’autre que « frontière » - frontière de quoi ? de la Russie, forcément. Ainsi est évacué le fait qu’il y a deux étymologies, également vraisemblables, du nom « Ukraine , kraj signifiant certes « le bout, la fin », en russe, mais kraïna en ukrainien, comme kraj en polonais, krajiny en slovaque, kraina en biélorusse, signifiant « le pays ». Les deux thèses ont un intérêt linguistique et historique, mais adopter seulement la première est accréditer la version selon laquelle l’Ukraine n’avait aucune réalité nationale avant le XX° siècle ou au moins le XIX°, que J.J. Marie reprend ici.

Au-delà de la question étymologique, il explique en effet que « l’idée de nation » n’existe qu’à partir du moment où il y a une bourgeoisie nationale constituée, ce qui ne se produirait qu’à partir de la Révolution française. Cette primauté française absolue pose bien des problèmes historiques insolubles, très au-delà de l’Ukraine, qu’on laissera de côté ici, pour se contenter de déplorer l’ignorance complète dans laquelle cet article laisse ses lecteurs, de deux siècles de recherches et de débats, en Ukraine et en Russie notamment, sur la nature de l’Etat cosaque zaporogue, sur les éléments qui le rendaient, en certains domaines et pas des moindres, plus avancé que l’Etat tsariste qui l’a annexé (commerce, école …), et sur les forces sociales qui l’animaient. On se contentera de remarquer que la conception de l’histoire de l’Europe qui apparaît ici est celle d’un développement inégal et linéaire du « capitalisme », ignorant toute combinaison de développement entre les différentes parties du continent.

Mais il est permis de se demander si tel doit être le niveau de la discussion, quand on voit les erreurs du passage suivant, qu’aurait évitées la consultation d’un vieux manuel de classe de Quatrième des années 1960, un manuel de Victor-Lucien Tapié par exemple :

 « Par le traité de Pereslav [faute de transcription : Péréiaslav] signé en 1654, cet Etat autonome cosaque se place sous la protection de la Russie et perd toute autonomie après la défaite de Mazeppa [précisons : en 1709]. Les autorités russes qualifient cet Etat de petite Russie et ses habitants de petits-russes. Au moment, en 1659, où se forme le royaume unifié de Lituanie et de Pologne, dominé par l’Eglise catholique alors que la vieille Rous a adopté l’orthodoxie byzantine, se constitue, sous la pression du clergé polonais, une Eglise gréco-catholique dite « Uniate », qui observe les rites orthodoxes mais reconnaît l’autorité du Vatican, Eglise qui s’implantera surtout en Ukraine occidentale, en Galicie, et jouera un rôle important tout au long de l’histoire de l’Ukraine. »

On regrette d’avoir à rectifier un tel salmigondis mais il le faut bien.

Le royaume de Pologne et de Lituanie ne date pas de 1659, mais du règne de Ladislas II Jagellon de Lituanie, en 1386-1434, et il reçoit son organisation finale lors de l’Union de Lublin, en 1569 ; le terme « royaume unifié » est inexact car il s’agissait de l’union sous une même couronne du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie. Et ce n’est pas en 1659 que se forme l’Eglise gréco-catholique dite uniate, mais en 1596 lors de l’union de Brest (il s’agit de Brest-Litovsk) où les rois de Pologne, alors tout puissants vers l’Est en raison des révoltes sociales et de l’effondrement de la Russie dans ce que l’on appelle le « temps des troubles », poussent l’Eglise orthodoxe de Kyiv (Kiev) à se tourner vers Rome, ce qui sera l’un des mobiles de l’insurrection cosaque ultérieure.

Poursuivant sa cavalcade contre les « mythes », J.J. Marie passe au XIX° siècle : comme selon lui les paysans serfs « ne peuvent développer de conscience nationale » et comme il ne dit strictement rien de la situation d’industrialisation quasi coloniale qui se développe en Ukraine à la fin du XIX° siècle, il explique l’apparition d’une « idée nationale » (notons qu’il ne parle que d’idée nationale, jamais d’un fait) par la seule action d’une « petite intelligentsia », renforcée en Galicie de « l’influence du clergé uniate », petits intellectuels et prêtres, des petits-bourgeois en somme, à l’image du poète national Tarass Chevchenko, dont nous n’apprendrons pas ici qu’il était fils de paysans serfs et serf lui-même jusqu’à 24 ans …

En suggérant que seuls de petits intellectuels et quelques curés jouaient à la nation ukrainienne à la fin du temps des tsars, J.J. Marie reprend de facto la thèse tsariste et grand-russe traditionnelle, celle des dominants qui ne veulent pas comprendre qu’un mouvement national contre eux puisse avoir des racines dans la population laborieuse. Il ne nous dit en effet pas un mot des organisations ukrainiennes qui se sont formées dans le cadre du mouvement populiste, puis du mouvement ouvrier révolutionnaire, pas un mot de Drahomanov, du Parti révolutionnaire ukrainien, de la social-démocratie et des socialistes-révolutionnaires ukrainiens, d’une tradition marxiste par la suite illustrée par le chercheur Roman Rosdolsky : c’est, selon lui, « Au lendemain de février 1917 », et donc, implicitement, pas avant, que « se développe en Ukraine une aspiration à l’autonomie au sein d’une république confédérée » !  Le mouvement national ukrainien, rêverie d’intellectuels jusque là, apparaît donc « au lendemain » de la révolution de février 17, accouché en somme par la Russie. C’est ainsi que certains chauvins français résumaient la naissance des mouvements nationaux dans les colonies : la France leur aurait « apporté l’indépendance » !

1917 en cinq phrases.

Comme on pouvait le craindre, la suite est à l’avenant : cinq phrases suffisent à régler son compte à l’année 1917 et aux débuts de 1918 : les « partis démocratiques ukrainiens » forment la Rada, laquelle s’oppose au partage des terres par les paysans, puis proclame l’indépendance après la révolution d’Octobre, et se fait liquider par les empires centraux avec lesquels elle s’était accoquinée.

Dans l’historiographie « communiste » et également trotskyste on passe vite sur la Rada, institution non prolétarienne et contre-révolutionnaire, alors que dans l’historiographie nationaliste ukrainienne contemporaine, son caractère « anticommuniste » est tenu pour sa plus grande qualité.

Pourtant chez l’historien Edward Hallet Carr par exemple, Rada et Soviet sont des termes synonymes, en tout cas à cette date. La Rada n’est pas formée de manière parlementaire en mars 1917, pas plus que le soviet de Petrograd : des délégués des partis, social-démocratie, socialistes-révolutionnaires, social-fédéralistes, y chapeautent des délégués d’usines, de quartiers, d’associations culturelles et des représentants des minorités nationales, notamment juifs (Bund et Poale Tsion). Selon Trotsky lui-même (Histoire de la révolution russe, chapitre sur La question nationale), en Ukraine, Géorgie, Lituanie, Lettonie, il n’y avait pas de coalition avec des partis bourgeois comme en Russie : dés juillet, contre le gouvernement provisoire de Kerensky, le pouvoir de fait en Ukraine est exercé par un Secrétariat issu de la Rada, formé de Volodymyr Vynnytchenko, dirigeant social-démocrate marxiste historique, de l’historien national-démocrate Hrushevsky, et du journaliste social-démocrate Symon Petlioura, qui en constitue l’aile droite. Ce sont leurs hésitations et leurs réticences à admettre qu’il ne faut pas attendre l’élection d’une constituante dans tout l’ancien empire russe pour que les paysans se partagent les terres, qui font qu’ils sont débordés par leur base à l’automne et doivent, au lendemain de la révolution d’Octobre et nullement contre elle à cette date, proclamer l’indépendance ukrainienne.

C’est alors seulement que le bolchevisme intervient en Ukraine, de façon désordonnée : l’aile de Poltava combat pour la réélection de la Rada, le congrès des soviets de Kharkiv envisage de la remplacer, les gardes rouges russes venus combattre les cosaques du Don poussant à la rupture avec la Rada, réélue ou non, puis à la proclamation d’une République du Donbas, condamnée par Lénine. La Rada maintenue, évoluant alors vers la droite, cherche à s’entendre avec la France, puis avec l’Allemagne, et Petlioura réprime dans le sang le soulèvement de la gauche social-démocrate ukrainienne et des bolcheviks à l’arsenal de Kyiv, suivi de représailles en sens inverse quand les gardes rouges rentrent dans la ville, qu’ils évacuent bientôt devant l’avance allemande.

Ajoutons qu’à Petrograd le congrès panukrainien des troupes a joué un rôle important dans la révolution de février et dans l’échec du putsch de Kornilov.

Ceci n’est qu’un résumé cursif des contradictions et des pistes qu’il faudrait développer, au-delà des cinq phrases du pourfendeur de mythes J.J. Marie.

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