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Billet de blog 18 décembre 2015

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Ukraine : il est temps de séparer les mythes et la réalité. 3° et dernière partie.

Dans cette dernière partie de notre commentaire critique, on en arrive à ce qui s'est passé depuis 1991 et à ce qui se passe aujourd'hui ...

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Depuis 1991 le problème en Ukraine ce n’est plus le pouvoir russe !

Arrive l’année 1991.

Rappelons que dans l’histoire distinguant mythes et réalités façon J.J. Marie, l’ « idée nationale » ukrainienne n’a pas de base sociale autre que des idéologues avant 1917, qu’il n’a jamais existé d’Ukraine indépendante jusque là, que le génocide stalinien n’a pas eu lieu même si les Ukrainiens ont beaucoup souffert, et que la russification a été continuelle passée la « belle embellie » de Beria.

Dans ces conditions, l’indépendance ukrainienne en 1991 est inexplicable, et, de fait, elle n’est pas expliquée : elle arrive comme ça, comme une conséquence de la fin de l’URSS, alors que l’ordre réel de causalité est largement inverse, l’indépendance ukrainienne ayant pour le moins accéléré, sinon entraîné, la fin de l’URSS. La réalité des mouvements sociaux et nationaux qui, en Russie comme en Ukraine, ont alors tenté de réaliser la démocratie, est passée sous silence. L’indépendance ukrainienne est analysée, dans la mesure où elle est analysée, comme une conséquence de la transformation de la bureaucratie du PCUS en mafia oligarchique. Ainsi, le pillage de l’Ukraine n’aurait commencé, de fait, qu’avec son indépendance …

A partir de là, il n’y a plus d’interventions russes et de pressions russes en Ukraine pour J.J. Marie. Le fait que la libération des prix par Eltsine et Gaïdar début 1992 ait été le moteur du pillage et de la prédation capitaliste dans toute l’ancienne URSS est passé sous silence. Est seulement évoquée la vente du gaz russe à l’Ukraine, présentée comme une faveur à cause des tarifs dits préférentiels, alors qu’il s’agit clairement d’un moyen de chantage, de domination et de pots-de-vin, et alors que l’appareil d’Etat ukrainien est largement pénétré par les intérêts, les réseaux et les organes spéciaux russes, pratiquement autant qu’un Etat africain francophone l’est par la « Françafrique » …

Les pp. 42-47 sont une longue liste de faits de corruption concernant des oligarques et des membres du personnel politique ukrainien des vingt-cinq dernières années, toutes choses amplement connues par ailleurs, surtout par les Ukrainiens eux-mêmes. Cette énumération manque de fil conducteur alors qu’une analyse des processus de concentration de capitaux et de prédation ayant eu lieu en Ukraine depuis 25 ans aurait montré qu’il y a une hiérarchie dans l’oligarchie, et que c’est sa couche supérieure, celle de Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche d’Ukraine et sponsor de Yanukovitch, assis sur les moyens de production du Donbas, qui a perdu le pouvoir en février 2014, et a financé pour contre-attaquer, une sécession oligarchique, rapidement encadrée par l’impérialisme russe, à l’Est du pays.

Non seulement J.J. Marie attrape des boutons en lisant « impérialisme russe », mais il nous offre une séparation des mythes et des réalités sur l’Ukraine depuis 1991 dans laquelle la Russie n’existe plus. Aussi incroyable que cela paraisse, ni l’annexion de la Crimée, ni l’intervention dans le Donbas, ne sont simplement mentionnées. Seul l’impérialisme nord-américain interviendrait. Cette intervention est elle-même comprise de façon unilatérale et uniforme : comme toute la blogosphère poutinienne J.J. Marie nous explique doctement que le conseiller Zbigniew Brzezinsky avait déjà tout dit et tout révélé dans ses livres des années 1990, cela sans se demander une seconde s’il n’y a pas eu d’évolution, de difficultés, dans la soi-disant marche impériale totale et généralisée des Etats-Unis à la domination planétaire absolue, surtout depuis 2008 : guerre de Géorgie, coup d’arrêt à l’expansion de l’OTAN vers l’Est, crise économique et financière globale, élection d’Obama, recentrage sur le pivot « Asie-Pacifique », impossibilité à opérer ce recentrage en raison des révolutions arabes, etc. Pas un mot non plus de la politique de Berlin, pourtant distincte, sans parler de Londres ou de Paris, sans doute tous des valets de Washington ?

On apprend à l’improviste, p. 47, qu’il y a de la part du peuple « un refus profond de la guerre », guerre dont on se demande bien d’où elle peut bien surgir, présentée comme l’œuvre du seul Poroshenko. Que les « Républiques populaires » à Donetsk et Louhansk soient les territoires où une terreur anti-ouvrière et raciste de masse s’exerce réellement en Ukraine, est sans doute pour J.J. Marie un thème de propagande US, du moins peut-on le supposer puisqu’il n’en dit pas un mot.

Le Maidan n’est mentionné que trois fois dans tout l’article. Une première fois pour dénoncer les « maïdanistes » (sic) qui, ces ingrats, font tomber des statues de Lénine, comme on l’a vu. Une seconde fois pour affirmer faussement que ce sont Svoboda et Pravy Sector (l’extrême droite ukrainienne qui faisait, sous la protection de fait de Ianoukovitch, 11%  des voix avant le Maidan, et qui est tombée à 1 % juste après) qui ont dirigé « le Maidan ». Une troisième fois pour dire, en passant, qu’en matière de corruption et d’oligarchie le Maidan n’a rien changé à rien. Bref, pour J.J. Marie, pas de mouvement révolutionnaire populaire en Ukraine, rien que la CIA, Brzezinsky et l’extrême-droite, et nulle part des troupes russes.

Une orientation dirigée contre l’indépendance de classe.

Citons les derniers mots de l’article où – enfin ! – un certain Poutine est nommé :

« Pour le moment la classe ouvrière ne dispose ni à l’Ouest, ni à Kiev, ni à l’Est d’une organisation politique indépendante qui lui permettrait de peser de tout son poids pour faire triompher ses intérêts contradictoires avec ceux de l’impérialisme américain, de ses relais de l’Union européenne, de leurs laquais oligarchiques locaux et qui ne se réduisent nullement, loin de là, au souci de Poutine d’empêcher l’OTAN de s’installer en Ukraine. »

Décortiquons : il y a là trois affirmations.

Un, la classe ouvrière ukrainienne n’a pas d’organisation politique indépendante. Deux, le rôle de celle-ci serait de s’opposer à « l’impérialisme américain ». Trois, ce rôle ne se réduit pas au « souci de Poutine » qui, lui aussi, veut s’opposer à l’impérialisme américain.

Traduction dans un langage plus clair : une organisation politique indépendante de la classe ouvrière en Ukraine serait sur les mêmes positions que Poutine, mais elle le serait en toute indépendance !

Avec une telle orientation, il n’y aura jamais d’organisation politique indépendante pour la classe ouvrière en Ukraine.

Allez expliquer aux syndicalistes indépendants, à la jeunesse combative avide de liberté, que leur combat « ne se réduit pas » (sic ! ) à celui de … Poutine 

Le problème politique posé par l’article de J.J. Marie porte un nom simple : absence d’indépendance de classe.

Pourquoi ?

Cette orientation politique erronée, qui ne veut voir qu’un seul impérialisme, celui des Etats-Unis, est un problème assez banal en France, qu’une formation et une culture politique et historique telles qu’on peut les attribuer à J.J. Marie devraient permettre pourtant d’éviter. Non seulement il ne l’évite pas, mais il s’abaisse à un mépris de ses lecteurs digne d’une Annie Lacroix-Riz (« historienne » stalinienne) ou d’un Robert Service (« historien » néolibéral). On pourrait arguer que cet article n’est qu’un résumé. Mais, outre que même un résumé ne saurait comporter de telles énormités, il n’est pas présenté comme tel, mais bien comme une grande mise au point appelée à éclairer les ignorants sur la question ukrainienne, en leur ouvrant la porte du savoir, distinguant mythe et réalité. On pourrait arguer aussi du fait que J.J. Marie a écrit d’autres choses. Et il est vrai que l’on peut puiser dans d’autres de ses écrits beaucoup de données factuelles aptes à réfuter les affirmations sidérantes et les raccourcis invraisemblables qu’il commet ici. On n’y trouvera pas, ceci dit, d’analyses politiques et d’explications historiques de fond (dont il est peu friand) qui les contredise vraiment.

Tout de même : l’épanouissement national de l’Ukraine qui arrive avec Staline, les coïncidences malheureuses des années 1930, la désinvolture effarante envers l’histoire moderne et médiévale de l’Ukraine, le silence total sur les agressions armées russes actuelles en Ukraine, tout cela fait beaucoup, et éclaire étrangement la rubrique « perles » qui me fut consacrée et où, rappelons-le, J.J. Marie me présente comme un « journaliste », c’est-à-dire comme quelqu’un de rétribué pour écrire. Tout cela fait beaucoup …

Alors, pourquoi ce recours soudain et massif, s’agissant de l’Ukraine, de J.J. Marie, historien trotskyste, aux méthodes du stalinisme ?

Vincent Présumey, le 06/12/2015.

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