Rares sont les analyses de la situation présente qui saisissent réellement quel est le jeu d’affrontement en cours entre les puissances impérialistes mondiales : États-Unis, Chine, Russie, Allemagne, Royaume-Uni et France, notamment. Comprendre les mouvements tectoniques mondiaux actuels exige quelques précisions préalables.
L’impérialisme, quid ?
Premièrement, qu’entendons-nous par « impérialisme » ? Il faut absolument redéfinir ce terme car, dans la gauche ordinaire, « impérialisme américain » est de longue date devenu un pléonasme, et cet élément de langage favorise le campisme, c’est-à-dire le fait de prendre pour « anti-impérialiste » tout camp impérialiste qui ne serait pas « américain ».
L’impérialisme dont nous parlons dérive du capitalisme (il existe dans l’histoire d’autres formes d’impérialisme).
C’est John Hobson, Imperialism, a Study (1902), auteur libéral de gauche anglais, qui a introduit cet usage du mot, en expliquant la tendance au partage du monde entre grandes puissances, qui s’affirme alors, par le besoin d’exportation des capitaux excédentaires depuis les plus anciens pays capitalistes, phénomène qu’il distingue du colonialisme de peuplement (auquel il est favorable).
Rudolf Hilderding, Le capital financier, 1910, fonde l’analyse marxiste de cet impérialisme, sur la concentration du capital et la formation de monopoles, la formation d’un capital financier centralisé au cœur de la circulation des capitaux nécessaire à l’accumulation, considéré comme force motrice d’un impérialisme à la fois économique (exportation des capitaux en quête d’investissements) et étatique-militariste.
Rosa Luxemburg, L’accumulation du capital, 1913, partant d’une critique de la dernière partie, inachevée, du livre II du Capital de Marx sur la reproduction globale du capital, met l’accent sur la quête des débouchés commerciaux visant à la réalisation de la plus-value, et conduisant à l’exploitation forcée et parasitaire de l’ensemble du monde, initialement non-capitaliste, par le militarisme, le colonialisme et le remboursement des dettes soi-disant « publiques ».
L’essentiel de l’élaboration ultérieure procède de Hilferding, et non pas de Luxemburg. Chez Karl Kautsky, Ultra-imperialism, dans la Neue Zeit de septembre 1914, la concentration du capital est unificatrice du monde et peut se faire pacifiquement, si les luttes pour le contrôle des matières premières et des territoires agraires ne viennent pas la perturber – comme cela se produit avec la grande guerre, justement, selon lui. Il annonce en somme l’ « impérialisme des droits de l’homme » et la « mondialisation heureuse », et pour commencer le ralliement à l’union sacrée derrière « son » propre impérialisme.
Par contre, procédant aussi de Hilferding à propos de la concentration, des monopoles et du capital financier, Nicolas Boukharine, L’économie mondiale et l’impérialisme, 1915, place les mêmes mécanismes spontanés de l’accumulation du capital au centre des causes de guerre, et fait l’analyse d’une fusion du capital financier et de l’État en un État-Léviathan (le jeune Boukharine est marqué par la guerre des tranchées mais aussi par la lecture du Talon de fer de Jack London), qui doit être détruit par ce qui ne s’appelle pas encore les soviets.
Le célèbre ouvrage de Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916), s’appuie sur Hobson, Hilferding et Boukharine (mais sans reprendre l’analyse de l’État, foyer central de l’accumulation impérialiste du capital, faite chez ce dernier), et en effectue une synthèse, définissant l’impérialisme comme une « époque », celle du capitalisme devenu « réaction sur toute la ligne », qu’il faut remplacer par un autre mode de production.
Enfin, Trotsky, dans divers ouvrages, liera, à partir surtout de 1928, la théorie de la révolution permanente à celle de l’impérialisme, dans la mesure où la domination impérialiste des pays dans lesquels le développement capitaliste a été plus tardif y prend la forme de la domination d’un capital étranger, « impérialiste », sur le capital national, bloque la réalisation des taches dites « bourgeoises-démocratiques » (unification nationale, égalité des droits, poids de la grande propriété foncière, dépassement des formes patriarcales et communautaires …), et conduit à les fusionner avec la réalisation de taches « socialistes », expropriatrices du capital, en un processus révolutionnaire combiné et mondial.
Il fallait rappeler brièvement l’apport de ces « grands ancêtres », tout en soulignant la souplesse de leur pensée. Tout capital veut grossir et saisir les occasions de centraliser sur lui d’autres capitaux, de se monopoliser, se lier à l’État, etc., bref une compulsion « impérialiste » est présente dans toute formation sociale capitaliste. La représentation symbolique selon laquelle un « impérialisme » serait nécessairement un pays « occidental » et anciennement industrialisé, et selon laquelle les pays dominés par les premiers ne pourraient pas avoir de tendances impérialistes, est erronée, et se situe à mille lieux de la souplesse de pensée et d’analyse que nous offre le tableau de ces premières analyses historiques du phénomène. L’impérialisme n’est qu’une formation secondaire de l’accumulation du capital, et c’est à l’accumulation du capital que le problème de survie de l’humanité est confronté, et donc à l’impérialisme comme une de ses manifestations nécessaires, comme une de ses principales formes concrètes et circonstanciée, qui doit être analysée dans ses spécificités à chaque fois. Si l’on fige cette conception, comme cela se produit généralement, en une vision étagée, et la plupart du temps statique, du monde opposant « les impérialistes » aux « pauvres », on tombe dans tout autre chose que la lutte contre le capital et ses États.
De plus, Lénine ne se privait pas de parler aussi d’impérialisme militaro-féodal s’agissant du tsarisme russe, et ses opposants bolcheviks ukrainiens Chakhraï et Mazlakh (On the current situation in the Ukraine, rééd., Ann Arbor, Chicago, 1970) ont retourné en 1918 cette analyse contre une partie de sa politique, qualifiée de grand-russe. Les monopoles extra-économiques, d’origine précapitaliste, bureaucratique, ou ayant pour fonction de pallier à la tendance à la baisse du taux général de profit par l’instauration de rentes de monopoles et/ou de situation, jouent bien un rôle central dans l’impérialisme, ce que Rosa Luxemburg avait, pour sa part, clairement repéré ; ils ne sont donc pas un trait propre aux Etats bureaucratiques ou « arriérés », mais bien un trait fondamental, et à vrai dire croissant, de l’impérialisme capitaliste « moderne ».
Formations successives de l’impérialisme comme système mondial de l’accumulation.
En résumé, la tendance à l’impérialisme est donc fondamentale justement dans le mode de production capitaliste parvenu à maturité, celui du monde actuel. Mais il ne suffit pas d’un tel constat général. La réalité concrète est celle de systèmes d’Etats, d’alliances, de combinaisons diplomatiques, et à cet égard un ouvrage, qui traite concrètement et de manière brûlante d’un tel système mondial impérialiste et de la manière dont, par les antagonismes européens et coloniaux dans le cadre de la réalisation de la domination mondiale du capital, il conduisit à l’explosion de 1914, doit être ajouté, nécessairement, à ceux que j’ai cité ci-dessus : c’est la Brochure de Junius sur La guerre et la social-démocratie, de Rosa Luxemburg, 1915.
Dominant le monde dès le début du XX° siècle, « l’impérialisme » sous la forme concrète d’un système mondial des Etats, hérité historiquement de l’ordre européen mercantiliste-monarchique qui l’avait précédé, et par rapport auquel il n’a pas de solution de continuité (traités de Westphalie de 1648, congrès de Vienne et Sainte Alliance de 1815), qui combine coopération et conflictualité, aboutit aux deux guerres mondiales du XX° siècle visant au partage et à la domination d’un monde déjà « plein », saturé de capital.
Puis il se stabilise après 1945-1949 sous la forme d’un « ordre mondial » avec un impérialisme de rang supérieur, celui des Etats-Unis, par rapport à ceux des États européens et au Japon : ce résultat des guerres mondiales est reproduit par la « guerre froide » qui opposait cet impérialisme dominant à ce qui passait pour des formations sociales non capitalistes, alors que s’y déroulait une accumulation capitaliste spécifique, en URSS et en Chine.
Cet ordre mondial combine les formes juridiques internationales les plus élaborées ayant existé jusque-là (l’Organisation des Nations Unies et les éléments accumulés de droit international), avec une conflictualité latente ou ouverte que scelle la prétendue « dissuasion » atomique : la menace d’anéantissement de l’humanité surplombe les éléments apparemment les plus avancés d’ordre international « rationnel ». L’impérialisme concret, comme système mondial, c’est aussi cette contradiction fondamentale.
L’ordre mondial des « trente Glorieuses » puis des années 1970-1980 n’a donc que très superficiellement ressemblé au rêve opportuniste d’un « super-impérialisme » de K. Kautsky, qui aurait en l’occurrence été l’impérialisme nord-américain.
Premièrement, il est un « ordre » dans la mesure où le surplombe la menace avérée de destruction totale. Deuxièmement, l’hégémonie de l’impérialisme étatsunien sur les autres impérialismes repose sur le face-à-face avec le bloc soviétique d’une part, la Chine d’autre part, impérialismes rivaux en gestation. Troisièmement, les États-Unis n’ont jamais mis fin à l’existence des impérialismes plus anciens plus ou moins placés sous leur égide, en Europe et au Japon. En 1945 et peu après, ils l’ont peut-être envisagé envers l’impérialisme allemand : le plan Morgenthau, âprement appuyé par Staline, visait à faire de l’Allemagne un champ de patate, à ne pas reconstituer d’Etat allemand, à coloniser l’Allemagne. La résistance sociale, les explosions sociales, y compris les grèves aux Etats-Unis en 1946, ont conduit au remplacement du plan Morgenthau par le plan Marshall : les Etats-Unis reconnaissaient qu’ils ne pouvaient pas être « les seuls », qu’ils avaient besoin de partenaires concurrentiels, leur offrant champ d’investissement et débouchés commerciaux, et ils institutionnalisèrent ensuite leur suprématie militaire, avec l’arme atomique en clef de voûte, dans le cadre de l’OTAN, l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, constituée en 1950.
Il n’y a donc jamais eu de « super-impérialisme » au sens de Kautsky, et encore moins d’ « empire » au sens de Toni Negri (T. Negri et M. Hardt, Empire, 2000), cette chose impalpable, dominatrice et marchande qui serait partout et nulle part, bien qu’identifiée aux institutions « mondialistes » dominées par les États-Unis. La réalité est celle d’un système impérialiste mondial, instable par définition, tel que Rosa Luxemburg en avait analysé les premières formes globales en 1915.
Il nous faut d’ailleurs introduire encore un autre élément pour concrétiser l’analyse du système impérialiste global. La notion de système étatique-diplomatique mondial conflictuel et instable met l’accent sur un aspect, mais elle doit être complétée par la place des centres financiers d’accumulation. Là aussi nous avons affaire à une histoire longue aux racines anciennes : la sphère financière est vieille de plusieurs siècles mais sa place centrale par rapport à la production de plus-value correspond à l’avènement de l’impérialisme, à une époque où achevait de s’affirmer l’étalon-or et où la City de Londres dominait la finance mondiale. La période de guerres, de révolutions et de contre-révolution ouverte en 1914 a déplacé ce centre à Wall Street, New York.
Un historien de l’économie comme Giovanni Arrighi a montré le lien entre ces déplacements du pôle financier hégémonique et l’élargissement de l’État territorial qui lui sert de base, les États-Unis formant une assise continentale aux forces productives débridées, contrastant avec la base plus étroite qu’était le territoire britannique et son sous-sol houiller, pour ne rien dire de l’ancienne Hollande, support d’Amsterdam, et des têtes d’épingle qu’étaient Gènes, et d’autres cités italiennes, si nous remontons à la préhistoire du capital financier. La logique que voulait suggérer Arrighi, dans Adam Smith in Beijing, 2010, était que le prochain « centrage » devait naturellement se faire sur un pays encore plus énorme : la Chine. Mais il craignait que la phase de « transition hégémonique » ne soit perturbée par la puissance militaire nord-américaine, mise en avant pour préserver une domination désormais surannée. Analyse très intéressante et suggestive, bien que négligeant assez largement beaucoup d’aspects que toute analyse concrète doit intégrer, à commencer par la lutte des classes !
La transition des années 1987-1993, sous une forme implosive pour la Russie, où le système de production régresse, et expansive pour la Chine ayant par la force réduit ses contradictions internes du moment (massacre de Tien-An-Men, 1989), où le système de production progresse, a en effet inséré l’une et l’autre dans le système capitaliste mondial reposant sur la circulation financière et boursière des capitaux, en quête d’investissements en premier lieu, de débouchés en second lieu. La réalité, sous-jacente depuis des décennies, mais jusqu’alors surtout sous la forme de monopoles « extra-économiques », d’un impérialisme chinois reposant sur une puissante production excédentaire de plus-value, doté d’une base industrielle, et d’un impérialisme russe dépendant des exportations de matières premières et de la reconstitution de sa puissance militaire et politique, dont la base est beaucoup plus étroite, va alors déstabiliser progressivement l’ensemble de l’ « ordre mondial », tenu, de manière imaginaire, comme « unipolaire » après la prétendue « fin du communisme » au début des années 1990.
La période actuelle se prépare donc depuis la transition des années 1987-1993, s’affirmant dans un premier temps comme le moment, bref à l’échelle de l’histoire, mais marquant, de l’hyper-puissance étasunienne, puis comme une « transition hégémonique », si l’on tient à reprendre le terme de G. Arrighi, mais plus désordonnée encore qu’il ne l’eût imaginée. Car au titre des facteurs de désordre, il faut ajouter à l’instabilité croissante des Etats-Unis, qui restent le centre financier par où passent les flux décisifs de l’accumulation du capital, l’instabilité de l’ensemble du système impérialiste mondial, celle de la Chine elle-même qui n’est un haut lieu de l’ordre que de manière idéologique plus ou moins mythique, et bien entendu, je vais y venir, celle de la Russie. Le tout sous la pression surplombante de la perspective du réchauffement climatique global, et toujours sous la menace atomique généralement oubliée depuis 1989, et brusquement remise au tout premier plan le 24 février 2022. Mais aussi, et là est l’espoir, sous la pression d’une vague de soulèvements révolutionnaires mettant en avant des revendications démocratiques, sans précédents depuis les poussées prolétariennes des années 1917-1923, depuis 2011 et les « révolutions arabes ».
La question d’un éventuel impérialisme européen.
Dans le cadre que je viens de brosser, une première fois après la seconde guerre mondiale, puis à nouveau à un niveau plus élevé avec l’émergence ouverte des impérialismes chinois et russe, les « vieux » impérialismes européens ainsi que l’impérialisme japonais ont vu leur puissance très relativisée.
En Europe occidentale, le fait qu’ils se soient dotés d’institutions supra-étatiques communes dans le cadre de la Communauté Économique Européenne puis de l’Union Européenne, et même d’une monnaie commune à l’Allemagne, la France, l’Italie et leurs aires d’influence, l’euro, depuis le début du XXI° siècle, a soulevé la question : y-a-t ’il un « impérialisme européen », au moins en formation, qui résulterait d’une tendance à l’unification ?
Mais tous les moments diplomatiques et militaires importants, ainsi que les moments de crise économique touchant notamment aux dettes dites « publiques », ont montré que, si cette tendance existe, cette unification n’est pas faite – confirmant, dans des circonstances autres qui doivent certes être prises en compte, une vieille formule de Trotsky sur l’existence d’un antagonisme insurmontable entre forces productives et frontières nationales dans le cadre de l’ordre impérialiste, qui est lui-même l’expression de l’antagonisme insurmontable entre le caractère social et international acquis par les forces productives, et le caractère privé de l’appropriation, antagonisme qui découle à son tour de l’opposition de plus en plus radicale entre l’accumulation de la valeur-capital comme seule finalité et ligne directrice du fonctionnement des sociétés humaines, et les besoins les plus élémentaires de ces sociétés.
Le capital n’a pas d’attaches, mais il s’appuie sur des supports : il tient aux avantages comparatifs, aux différentiels de productivité, aux monopoles de fait et de droit, liés aux États, qui sont ses supports principaux. C’est pourquoi je parle d’impérialismes allemand, français, britannique …, aux intérêts et aux positionnements clairement différents et divergents, c’est-à-dire ayant des bases étatico-nationales pour l’accumulation de capitaux reposant sur les liens étatiques historiquement constitués, que le capitalisme s’avère incapable de dépasser, quand bien même la tendance à l’unification transparait partout, sans se réaliser, et non pas d’ « impérialisme européen ». La zone euro n’est donc pas, par nature, une zone unifiée, mais hiérarchisée, ce qui n’est pas la même chose (et c’est bien pour cela qu’une politique sociale, fiscale et foncière unique n’est pas possible).
La question de l’impérialisme russe.
L’incapacité organique à admettre la réalité pourtant évidente de l’impérialisme russe caractérise un très grand nombre de courants et de groupes de « gauche ». Sans traiter ici de la manière dont certains prennent toujours la Russie, peu ou prou, pour un « Etat ouvrier », car l’analyse de cette question ne relève pas seulement de la politique, mais aussi de la psychiatrie collective, je me contenterai de préciser deux points, que l’on peut mettre en avant sans être en prise, en apparence, à des fantasmes sur la patrie soviétique, bien qu’en fait ils servent facilement à les masquer et à donner une apparence « objective », matérialiste, au refus de nommer l’impérialisme russe : la Russie serait avant tout un exportateur de matières premières, ce qui est vrai, et un exportateur de matières premières ne peut pas être « impérialiste », ce qui est absurde ; et la Russie ne serait pas une puissance exportatrice de capitaux, ce qui est faux.
Concernant la première de ces affirmations, c’est une pure représentation fétichiste que de s’imaginer qu’être surtout exportateur de matières premières et énergétiques ferait ipso facto du pays concerné un pays « semi-colonial » qui ne serait donc pas impérialiste. Outre le fait qu’aucune muraille de Chine, si j’ose dire, ne sépare un pays capitaliste « dominé » d’un pays capitaliste « dominant », l’argent n’a pas d’odeur et le capital, que sa provenance soit rentière et gazière ou industrielle, parasitaire ou productive, cherche à s’accumuler, à s’investir.
Une telle croyance nous renvoie, ironiquement, aux théories à la Karl Kautsky pour qui un pays agricole ou minier ne pouvait pas être impérialiste, le vrai impérialisme devant ressembler à l’Allemagne ou à la Grande-Bretagne de son temps. Il existe, en ce sens, un impérialisme saoudien qui exporte les capitaux procurés par la rente pétrolière dans les marchés financiers du monde entier, dans des achats immobiliers, dans des achats de terres prises aux peuples (land grabing), par exemple en Éthiopie, etc. Le même genre de théorie interdit de voir que des États comme le Brésil ou l’Argentine, ou encore l’Iran, ont leurs propres tendances impérialistes. L’impérialisme n’est pas une essence figée, mais une tendance dynamique fonction de l’accumulation du capital.
Au demeurant, la Russie est aussi un exportateur industriel, le second au monde après les États-Unis, dans un domaine très particulier mais absolument central pour … l’impérialisme : les armes.
En second lieu, quiconque prétend que la Russie n’est pas une puissance exportatrice de capitaux commet une énorme bourde eu égard aux faits. La Russie est confrontée à un besoin chronique d’exportation de capital excédentaire, caractéristique s’il en est de « l’impérialisme » dans l’acception de tous les auteurs évoqués ci-dessus. Juste avant la crise financière globale de 2008, en 2007 donc, la Russie venait de se positionner devant la Chine, ainsi que devant l’Inde ou le Brésil, en matière d’investissements directs à l’étranger (IDE). Mais cela ne va pas durer car nulle part autant qu’en Russie, on n’avait une telle disproportion entre la base productive nationale, peu diversifiée en branches capitalistes de production, et ce développement économique de type impérialiste.
Cette expansion russe correspond aux premières « années Poutine » et contraste vigoureusement avec la situation régressive des « années Eltsine », les années 1990. L’impérialisme russe sui generis, ou, si l’on veut, « soviétique », a perdu le contrôle de l’Europe centrale et des pays baltes, le sort du reste des anciennes républiques soviétiques n’étant pas tranché, l’oligarchie ukrainienne notamment, demeurant, via surtout la mafia du Donbass (Akhmetov, Ianoukovitch …), liée à la Russie. La cohésion de l’Etat russe est alors menacée, et l’éventualité historique d’une conversion de la bureaucratie parasitaire de l’accumulation du capital, en une couche compradore dépendante d’autres pays impérialistes, s’est profilée. Mais ni les États-Unis, ni, à leur suite, l’Allemagne, n’ont joué une telle carte, que ce soit sous la forme « Morgenthau » (la table rase) ou sous la forme « Marshall » (la relance), car ils n’en avaient pas la capacité. Le fond est atteint lors de la cessation de paiement de 1998. Ensuite s’amorce le rebond russe, affirmation d’un impérialisme que dopera jusqu’à la crise de 2008 les prix énergétiques, mais qui, certes, ne saurait moins qu’aucun autre se passer de la « verticale du pouvoir » restaurée, de l’Etat, des « organes », de la prédation pure, de la force.
Depuis 2008, dans le cadre de la lutte pour la répartition des pertes, la Russie est devenue de plus en plus agressive. L’on peut suivre cette évolution depuis la guerre contre la Géorgie manipulant les questions nationales ossète et abkhaze en 2008, la réélection de Poutine en 2012, la crise chypriote en 2013 qui voit les oligarques déplacer leurs comptes de Nicosie à Londres, le début de soutien massif à Bachar el Assad et aux forces iraniennes en Syrie et de l’intervention directe en Syrie à partir de 2013, opération contre-révolutionnaire soutenue de fait par « l’Occident », la formation de l’Union Économique Eurasiatique, l’alignement de l’Arménie en son sein à l’été 2013 (depuis, le peuple arménien a réagi mais a été « puni » par l’Azerbaïdjan dans la guerre de 2021), et bien entendu la réaction violente contre le Maidan, crise révolutionnaire chassant un président en Ukraine, qui porte cette agressivité à un degré nouveau : annexion de la Crimée et « guerre hybride » dans le Donbass.
Déjà, l’ensemble de ces développements montrait une sorte de poussée éruptive de l’impérialisme russe, affaibli dans l’exportation de ses capitaux par la crise mondiale depuis 2008, se tournant de plus en plus vers les actions militaro-politiques en jouant les gendarmes contre-révolutionnaires régionaux voire globaux. Cette poussée éruptive allait à l’encontre de tout épanouissement de sa base productive, et conduisait déjà à une baisse du niveau de vie réel en Russie. Mais le plus énorme restait à venir.
En 2015, la Russie bombardait Alep, les impérialismes « occidentaux » laissant faire, sous les applaudissements de J.L. Mélenchon. L’agression contre le peuple syrien, contre la révolution syrienne, combinait les méthodes impérialistes de la guerre du Vietnam et la torture et les viols de masse par l’appareil d’État des El Assad. Ce fut l’épicentre de la contre-révolution la plus violente.
En 2016, un milliardaire mafieux de l’immobilier, tenu depuis 1987 par la mafia russe, directement liée dès cette époque aux sommets du pouvoir, devenait président des États-Unis (Fabrizio Calvi, Un parrain à la Maison Blanche, Albin Michel, 2020), pour quatre années qui ont exacerbé les luttes sociales et démocratiques aux Etats-Unis et affaiblit l’hégémonie mondiale US, tout en constituant les éléments d’un mouvement de masse à caractère préfasciste autour de lui.
En Libye, puis en Centrafrique, ensuite au Mali (dans ces deux derniers États la tutelle sur l’appareil d’État est passée, dans les sommets, de l’impérialisme français à l’impérialisme russe), et dans d’autres pays africains, l’impérialisme russe a pris des positions, de nature militaire (les commandos Wagner) et affairiste, souvent au compte de la répression contre-révolutionnaire directe comme à Khartoum.
Enfin, une sorte d’exportation de capitaux sui generis, parasitaire, est devenue une spécialité russe : les usines à troll, les réseaux sociaux, la blogosphère, le noyautage, la réactivation de réseaux staliniens, le contrôle de réseaux chrétiens orthodoxes (conduisant, en relation avec la question ukrainienne, à un schisme religieux dans l’orthodoxie), la corruption, le financement de l’extrême-droite dans toute l’Europe (sauf l’Ukraine ! - et encore, le FSB a probablement infiltré Pravy Sector et Azov à ses débuts), la mise en orbite autour du Kremlin de Victor Orban, président hongrois, Nigel Farrage, Marine Le Pen, Éric Zemmour, Mateo Salvini, du FDP autrichien, etc., l’influence sur les réseaux antiféministes et homophobes, etc., tout cela nous incite à reprendre un conseil que donnait Marx dans l’Adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs, en 1864, assez transposable aux dernières années, si ce n’est que ce que Marx dit alors des classes dominantes, doit hélas aussi se dire de la majeure partie de la « gauche » :
L'approbation sans pudeur, la sympathie dérisoire ou l'indifférence stupide avec lesquelles les classes supérieures d'Europe ont vu la Russie saisir comme une proie les montagnes-forteresses du Caucase et assassiner l'héroïque Pologne, les empiétements immenses et sans entrave de cette puissance barbare dont la tête est à Saint-Pétersbourg et dont on retrouve la main dans tous les cabinets d'Europe, ont appris aux travailleurs qu'il leur fallait se mettre au courant des mystères de la politique internationale, surveiller la conduite diplomatique de leurs gouvernements respectifs, la combattre au besoin par tous les moyens en leur pouvoir, et enfin lorsqu'ils seraient impuissants à rien empêcher, s'entendre pour une protestation commune et revendiquer les simples lois de la morale et de la justice qui devraient gouverner les rapports entre individus, comme lois suprêmes dans le commerce des nations.
De manière toute superficielle, la Russie des années 2016-2022 peut sembler surpuissante : elle menace l’Ukraine et y entretient une guerre, elle supervise le massacre des Syriens, elle noue des relations ambigües avec la Turquie, elle s’étend en Afrique, elle renoue avec la présence latino-américaine, et, grosse cerise sur le gâteau, elle « tient » le Président des Etats-Unis d’Amérique. Mais c’est qu’elle a été d’une certaine manière « aspirée » dans les trous d’air de la crise de l’impérialisme dominant, nord-américain, ainsi que de l’impérialisme français en Afrique. Cette superpuissance est l’une des plus déséquilibrées de l’histoire. Il n’est pas impossible que, fin 2020, le niveau de piratage informatique de services de la défense étatsuniens ait mis en difficulté la maîtrise US de sa propre arme nucléaire (voir, avec bibliographie du dossier de la « cyber-attaque Solar-Winds » : https://technique-et-droit-du-numerique.fr/cyberattaque-solarwinds/).
Mais force de frappe nucléaire, « main dans tous les cabinets d’Europe » et bien au-delà, soi-disant soft power en fait porté à la violence, ne reposent que sur un appareil de production non diversifié, des inégalités énormes, une population en mauvaise santé et en régression démographique. Un impérialisme de second rang qui tient une première place en raison de la crise de l’impérialisme dominant et de son conflit montant avec son vrai rival économique, et par conséquent géostratégique, qu’est la Chine.
Cet impérialisme de second rang, mais politiquement et militairement de premier rang, est poussé à la fuite en avant par ses contradictions internes. La vieille expression de Lénine désignant l’empire des tsars comme le « maillon faible de la chaine impérialiste mondiale » convient parfaitement à la Russie de Poutine, avec ce trait supplémentaire clef qu’est la puissance nucléaire du maillon faible et instable. Le refus d’admettre la réalité de l’impérialisme russe conduit aussi au déni de son statut réel de maillon faible de l’ensemble du système impérialiste mondial, représentant un danger immédiat, danger qui n’est pas « russe » dans son essence, mais bien impérialiste, et concentrant les dangers globaux, menaçant l’humanité de destruction, de l’ensemble de ce système impérialiste en pleine crise de transition hégémonique, ou en pleine recomposition convulsive, ne débouchant nullement sur un nouvel équilibre global, bien au contraire.
Un danger mortel est apparu pour la domination de l’oligarchie poutinienne en Russie même, lorsque la classe ouvrière industrielle, la nation bélarusse et les femmes en têtes des manifestations, ont fait irruption en Biélorussie en août-septembre 2020. De même que la première phase de fuite en avant militaire et idéologique du régime poutinien s’est produite, en 2014, en réaction à la crise révolutionnaire du Maidan ukrainien, et s’est approfondie contre les révolutions syrienne et soudanaise, sa seconde phase s’amorce dans l’aide à la répression de Loukachenko, qui est alors réduit à l’état de vassal.
Quelques mois plus tard, la défaite de Trump aux présidentielles nord-américaines, qui n’a pas été le résultat de la campagne de Biden et des Démocrates, mais des émeutes des noirs et de la jeunesse dans tout le pays, et la mascarade de la « prise du Capitole » par ses partisans, ont immédiatement précédé les premières grandes concentrations de troupes à la frontières russo-ukrainienne, comme si ce début d’ébranlement de l’acrobatique édifice mondial de la « main dans les cabinets », pour reprendre l’expression de Marx, de l’impérialisme russe, devait l’engager à la destruction de l’Ukraine. Au printemps 2021, les regroupements de troupes ont temporairement été stoppés. Le retrait des troupes US d’Afghanistan, qui avait été négocié sous Trump, se produit à ce moment-là, et, quoique programmé à l’avance, il tourne en déroute. Biden et Poutine se rencontrent en juin – l’entretien est présenté comme excellent de part et d’autre.
La marche vers l’invasion de l’Ukraine reprend en octobre. On peut risquer l’hypothèse qu’elle n’avait pas encore reçu l’aval chinois au printemps, qu’elle a eu à l’automne, Poutine et ses services misant sur une victoire rapide (grossière erreur, mais inévitable pour eux, j’y reviendrai). Décidée depuis octobre-novembre, l’invasion a certainement été différée de quelques semaines par l’explosion sociale au Kazakhstan en janvier 2022, entrainant une intervention russe à Almaty – mais pas dans le Mengistau, la région gazière occidentale, où les grèves se poursuivent. La Chine fronce légèrement les sourcils sur cette intervention, et le Kazakhstan ne soutiendra pas l’invasion de l’Ukraine …
Trump, conciliant l’emprise des « organes » russes et les intérêts fondamentaux du capital financier US, avait désigné la Chine comme étant l’ennemi, et la Russie comme étant l’ami. Biden n’a pas varié dans la ligne fondamentale antichinoise, d’ailleurs définie avant Trump, par Obama et H. Clinton, comme le « pivot » vers « l’axe Asie-Pacifique » (Hillary Clinton, America’s Pacific Century, in Foreign Policy, 11 octobre 2011). Mais dans ce cadre fondamental, quand les services de renseignements US ont informé la Maison Blanche de la préparation d’une invasion de toute l’Ukraine, il a dessiné une nouvelle politique envers la Russie, visant à faire rendre gorge à cet impérialisme hypertrophié de ses gains récents, en le livrant en quelques sorte, énorme fruit indigeste, à une Chine qui n’en demandait pas tant. Précisons tout de suite que dans cette nouvelle politique US, préparée depuis que Poutine préparait sa guerre, l’Ukraine et les ukrainiens n’ont aucune part.
A propos de l’OTAN.
Le lecteur aura peut-être remarqué, et je le remarque moi-même en me relisant, qu’il n’a absolument pas été nécessaire de recourir à l’explication par « l’OTAN » et à « l’expansion de l’OTAN vers l’Est » pour présenter la dynamique fondamentale de l’impérialisme russe. Ce n’est bel et bien pas nécessaire. Notons d’ailleurs qu’il a été question, ci-dessus, des impérialismes nord-américain et européens, mais pas de l’OTAN en tant que telle, car toute intervention de ces impérialismes ne passe pas forcément par l’OTAN. Mais cette question doit être abordée pour elle-même, et aussi en raison de la place de grigri idéologique énorme qu’elle occupe dans la rhétorique poutinienne, d’une part, et dans l’idéologie dominante à gauche (hors d’Ukraine et bientôt, il faut l’espérer, de Russie et d’ailleurs), d’autre part.
Il se dit que Bush et les dirigeants « occidentaux » avaient promis à Gorbatchev que l’OTAN ne s’étendrait pas à l’Est lors de la dissolution du bloc soviétique. Ce que M. Gorbatchev en dit lui-même dans ses mémoires est un peu différent et mérite d’être cité, d’autant que ces propos sont souvent mal interprétés :
« Nous [James Baker, émissaire du président américain, et Gorbatchev, en février 1990] étions en désaccord sur un point déterminant : le statut politique et militaire de l’Allemagne unifiée. Baker tenta de me convaincre des avantages de son maintien au sein de l’OTAN au regard de la « neutralisation ». Ses arguments se résumaient ainsi : la préservation d’une présence militaire en Allemagne et la participation de cette dernière à l’OTAN donnaient aux États-Unis et à l’Occident certains leviers de contrôle de la politique allemande. En cas de neutralité, et donc de retrait de l’Alliance atlantique, l’Allemagne pourrait une nouvelle fois devenir un générateur d’instabilité sur le continent.
(…) [Baker à Gorbatchev : ] En supposant que la réunification ait lieu, qu’est-ce qui serait préférable pour vous : une Allemagne unifiée en dehors de l’OTAN, sans troupes américaines, ou bien une Allemagne unifiée qui garderait des liens avec l’OTAN, mais avec la garantie que la juridiction et les troupes de l’Alliance ne s’étendraient pas à l’est de la frontière actuelle [à savoir, en Allemagne, la frontière RFA/RDA] ?
Cette seconde possibilité devint le noyau du compromis ultérieur sur le statut politique et militaire de l’Allemagne (…). » (Mikhaïl Gorbatchev, Mémoires, éditions du Rocher, 1997). L’auteur ajoute un peu plus loin que « Naturellement, l’élargissement de la zone de l’OTAN était inacceptable. », mais ne mentionne aucune « promesse » occidentale à ce sujet. De fait, le territoire de l’ex-RDA ne fut pas l’objet d’implantations de l’OTAN après le départ des forces du Pacte de Varsovie en pleine décomposition.
L’on peut certes interpréter les propos ici prêtés à James Baker comme rhétoriques envers Moscou, visant à justifier une volonté de maintien voire d’extension, bien que M. Gorbatchev, tout à fait partisan de la restauration de la puissance russe dans ses mémoires, ne dise rien de tel. Mais la plus élémentaire compréhension des relations entre puissances faisant système, dément cette interprétation : encadrer l’impérialisme allemand qui allait assimiler la RDA et s’imposer comme le premier investisseur étranger dans tout l’ancien bloc soviétique (Russie comprise), était une fonction et un objectif tout à fait sérieux de Washington, d’ailleurs ouvertement exprimé et appuyé par le président français de l’époque, fort réticent sur la réunification allemande, François Mitterrand.
L’URSS acceptait en juillet 1990 le maintien de l’Allemagne dans l’OTAN, l’évacuation de ses troupes, qui durera jusqu’en 1994, étant largement financée par l’Allemagne. Le 22 septembre, les 4 « vainqueurs » de 1945 reconnaissent la pleine souveraineté de l’Allemagne réunifiée moyennant la reconnaissance de sa frontière avec la Pologne, qui résulte de la purification ethnique stalinienne de 1945, et la réunification est officiellement actée le 3 octobre, fête nationale officielle en lieu et place de la date de la vraie mobilisation populaire qui l’avait imposée, en faisant tomber le mur de Berlin, le 9 novembre1989.
Après l’échec du coup d’État militaire à Moscou en août 1991, par la grève générale de fait en Russie, la poussée ukrainienne vers l’indépendance fut le facteur déterminant de la fin de l’URSS opérée le 8 décembre 1991 dans une datcha de la forêt de Biélovej, près de Minsk, entre Eltsine pour la Russie, Kravtchouk pour l’Ukraine et Chouchkévitch pour la Biélorussie, instaurant la « Communauté des Etats indépendants » à la place de l’URSS, étendue à l’Asie centrale et à l’Arménie le 21 décembre. En effet, une semaine auparavant se tenait le référendum sur l’indépendance ukrainienne, le 1° décembre, qui donna 92, 3% de Oui pour 84,18% de participation, 87% de Oui dans le Donbass, 56% en Crimée, dans ce qui fut certainement le vote le plus libre de toute la période récente.
Bush s’était prononcé au printemps, en visite à Kyiv, contre l’indépendance de l’Ukraine, et les Etats membres de l’OTAN ont voulu jusqu’au bout le maintien de l’URSS. Actant sa fin, ils ont immédiatement tenu la Russie pour son héritière, du siège au Conseil de sécurité de l’ONU à la volonté de rapatrier en Russie les armes nucléaires qui se trouvaient alors aussi en Ukraine, « troisième puissance nucléaire » mondiale de facto, au Kazakhstan, et en Biélorussie. En dehors des pays baltes qui entrent dans la sphère euro-allemande comme, dans une moindre mesure, la Moldavie – déjà entravée par la première « république postiche » tenue par les forces armées russes, en Transnistrie -, le canal des privatisations et la structuration des grands groupes oligarchiques, pour toutes les anciennes républiques soviétiques devenues indépendante, passe encore par Moscou.
Le premier affrontement russo-ukrainien suit directement l’indépendance. L’appareil d’Etat ukrainien, tenu par le bureaucrate Kravtchouk, qui donne des gages à la population tout en occupant le terrain pour éviter la formation de partis démocratiques réellement indépendants et notamment du Roukh, a commencé par prendre le contrôle des armes nucléaires stratégiques, et réclame un partage de la flotte de la mer Noire, tout en refusant que le rouble soit monnaie commune, ce qui fait capoter ce projet en dehors de Russie. La pression russe est forte : contrôle de structures militaires et étatiques, corruption, jeu sur les prix du gaz, impulsion d’un sécessionnisme en Crimée. Finalement, un accord tripartite russo-américano-ukrainien est signé le 14 janvier 1994 sur la dénucléarisation de l’Ukraine : les armes sont transférées en Russie, comme celles, moins difficilement, qui étaient en Biélorussie et au Kazakhstan. Dans ce choix stratégique, la pression occidentale sur l’Ukraine a été déterminante, y compris celle du FMI et de la Banque mondiale auxquels elle a adhéré le 27 avril 1992. L’OTAN a pesé en faveur de la dénucléarisation de l’Ukraine au profit de la nucléarisation renforcée de la Russie. La Russie obtenait, de plus, le maintien de sa base navale de Sébastopol en Crimée, ainsi que celui de sa base spatiale de Baïkonour au Kazakhstan. Le 5 décembre 1994, le Mémorandum de Budapest, signé par les trois pays « dénucléarisés » avec la Russie, les États-Unis et le Royaume-Uni – remarquons cet engagement de fond des « impérialismes anglo-saxons » en faveur de la reconnaissance concrète des intérêts russes ! – venait compléter ce dispositif, en garantissant officiellement les frontières mutuelles des signataires issus de l’ancienne URSS …
En lieu et place de toute négociation transparente sur la dénucléarisation de l’Europe et du monde, nous avons donc eu une opération de préservation et de restauration de la seule Russie en tant que puissance nucléaire globale, avec l’aide clef des pays de l’OTAN !
Il faut, en outre, situer ces développements dans le cadre du recul des luttes ouvrières et démocratiques en Russie, Ukraine et Biélorussie, qui se produit alors. Les travailleurs en Russie sont harcelés par l’inflation et la décomposition sociale, et la guerre civile entre factions à Moscou fin 1993 ne les concerne pas, mais ferme les issues politiques indépendantes. La grève du métro et des bus à Minsk, foyer central des luttes ouvrières en 1990-1991 (dont est issu le syndicat indépendant BKPD), est réprimée en 1993, et Loukachenko élu pour la première fois, et la seule sans trucage, en 1994. En Ukraine, les dernières grandes grèves dans le Donbass se produisent en 1993-1994, se terminent sans perspectives, et sont suivies de la décomposition sociale d’où émergent très vite les puissantes mafias oligarchiques de Donetsk et de Dnipropetrovsk, qui, avec l’élection de Koutchma à la présidence en 1994, perçue comme une régression par rapport à Kravtchouk, vont contrôler le pouvoir central.
L’orientation vers l’élargissement de l’OTAN est donnée par le président américain Clinton, qui déclare précisément en janvier 1994 que « La question n’est plus de savoir si l’OTAN va accepter de nouveaux membres, mais quand et comment. ». La Russie, qui engage vraiment la guerre contre les Tchétchènes cette année-là, réagit après coup négativement, Andreï Kozyrev, ministre des Affaires étrangères de Eltsine (aujourd’hui adversaire de la guerre de Poutine) déclarant à la fin de l’année que l’on se dirige vers une « paix froide ». Toutefois, la Russie est membre du « Partenariat Pour la Paix », vaste ensemble diplomatique censé réunir Est et Ouest, et les sommets de l’Etat russe, objets d’âpres luttes de factions, hésitent sur la politique étrangère, de même que Washington hésite sur la manière de doser inclusion et exclusion envers elle.
C’est que la dynamique d’extension de l’OTAN à l’Est qui s’amorce alors n’a pas pour facteur principal une sorte d’hostilité ontologique envers la Russie qui prolongerait la guerre froide.
Les États de ce que l’on appelle le triangle (Pologne, Hongrie, République tchèque) puis le quadrilatère (avec la Slovaquie) de Visegrad sont, dès 1991, candidats à l’adhésion à la fois à l’OTAN et à la CEE qui devient à ce moment-là l’UE. S’appuyant sur un sentiment initialement populaire de souhait d’une orientation vers l’Europe et vers l’ouest, cette demande traduit la réorientation de leur commerce extérieur et la large pénétration des investissements directs à l’étranger allemands dans la zone. Elle était, en ce sens, objectivement inévitable.
A partir de 1994, une fois la question nucléaire apparemment stabilisée par la confirmation de la puissance russe, mais alors que la Russie est en proie à des convulsions, Washington s’oriente résolument vers la mise en œuvre de leur adhésion, en court-circuitant Berlin et Paris. C’est qu’il s’agit aussi, et d’abord, pour l’impérialisme américain, d’encadrer l’impérialisme allemand et plus généralement les puissances européennes, et d’anticiper, voire de préempter, l’extension de l’UE par celle de l’OTAN. Le rôle de Washington dans les accords de Dayton en ex-Yougoslavie (1995) pèse dans le même sens. Ce sont donc les relations entre États-Unis d’une part, puissances d’Europe occidentale et centrale d’autre part, en relation avec les changements produits par la réunification allemande, l’ouverture de l’Europe centrale et le traité de Maastricht, qui sont le facteur moteur de l’élargissement, et pas du tout un complot visant à « encercler la Russie ».
S’il devient un thème des courants nationalistes « post-soviétiques », ce premier élargissement n’est d’ailleurs pas à proprement parler l’objet d’un conflit entre Washington et Moscou, et il est combiné à l’instauration de relations institutionnelles OTAN/Russie, avec la signature, en juin 1997, d’un Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie. Il se concrétise le 12 mars 1999 par l’entrée de la Pologne, de la Hongrie et de la République tchèque dans l’OTAN.
Or, à cette date, une intervention militaire de l’OTAN en Europe était en préparation, qui allait se dérouler du 23 mars au 10 juin de cette année-là, visant à paralyser, par des frappes aériennes, ce qui restait de la « Yougoslavie », en fait une grande-Serbie, afin de contrôler la situation au Kosovo, où se confrontaient insurrection nationale albanaise et nationalistes grands-serbes. Incontestablement, cette opération de l’OTAN en Europe, dirigée contre le premier régime « rouge-brun » du continent qu’inspirait un nationalisme victimaire qui ressemble beaucoup à ce que sera, en plus monstrueux, le nationalisme poutinien deux décennies plus tard, a alimenté les thématiques restaurationnistes d’une « grande Russie » ou d’une « sainte Russie » se voulant anti-occidentale. Ce régime, avec son président Milosevic, est renversé l’année suivante dans ce qui passera, dans cette mythologie en formation, pour la première des maudites « révolutions de couleur » destinées à « encercler la Russie ». Et comme c’est dans le même moment qu’est opérée la transition russe vers l’instauration d’un pouvoir présidentiel fort, autour de l’homme du FSB choisi par les oligarques (même si certains seront purgés par lui-même par la suite), Poutine, beaucoup d’historiens et d’analystes sont tentés de situer là le « tournant » par lequel s’amorcerait la contre-attaque hostile de la Russie envers un « Occident » lui-même de plus en plus hostile et le montrant par l’extension orientale de l’OTAN.
C’est là une vision rétrospective qui, si l’on se replace dans la situation mondiale du début des années 2000, est fausse. S’il est alors un impérialisme « éruptif », ce sont les États-Unis. Les crimes de masse du 11 septembre 2001 fournissent l’occasion parfaite – d’où le complotisme qui germe à ce sujet – d’un déploiement mondial : « guerre sans fin contre le terrorisme », « initiative pour un nouveau siècle américain », désignation d’un « axe du mal », dépenses militaires, indices boursiers qui crèvent le plafond, crédits subprimes, extractivisme effréné et hausse des prix énergétiques, et, au cœur de tout cela, les invasions de l’Afghanistan puis de l’Irak, dessineront, nous le savons, quelques années d’hyperpuissance fantasmée et destructrice, les « années Bush », pour aboutir à un affaiblissement profond et à une crise chronique de l’ordre mondial devenu désordre et d’une hégémonie devenue un problème.
Or, la Russie des débuts du poutinisme approuve tout cela des deux mains. Elle approuve notamment la plus grande opération militaire de l’histoire de l’OTAN, réalisée dans une zone qui n’a absolument rien d’« atlantique » : l’occupation de l’Afghanistan à partir d’octobre 2001. En langage poutinien, la formule des néocons « guerre au terrorisme » se traduit ainsi : « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ». Suite à des attentats qui sont autant de provocations policières, et qui inaugurent son pouvoir, Poutine entame la guerre de destruction de la Tchétchénie, puis d’installation du satrape Kadyrov, et Grozny s’inscrit comme la première ville détruite de sa carrière- mais dans une synchronie parfaite avec le déploiement US mondial, et comme en écho !
S’il est vrai que l’occupation de l’Afghanistan et l’implantation de bases militaires en principe provisoires, de Djibouti à celle de Manas en Kirghizie (qui fermera en 2014), ont été approuvées par Beijing et par Moscou, sans doute ces initiatives ne pouvaient pas ne pas nourrir une inquiétude de leur part, mais celle-ci ne s’exprimera, dans les sommets, pas avant 2003-2004.
De plus, dès 1999, le Congrès puis l’exécutif étatsunien décident de relancer la création de systèmes de missiles antimissiles, dans la lignée, donc, de l’Initiative de Défense Stratégique des années 1980. Dès lors les campistes prorusses dans le monde expliquent que c’est là la relance de la guerre froide. Mais en fait, le nouveau projet, National Missile Defense (NMD), ne vise pas, en tout cas officiellement, des missiles nucléaires à longue portée, dits « stratégiques », mais des missiles à courte et moyenne portée tels que l’Iran est soupçonné, et que la Corée du Nord prétend, posséder, mais que possèdent aussi l’Inde et le Pakistan. Les États-Unis se retirent, pour ce faire, du traité ABM (Anti-Balistic Missiles) de 1972, en 2002. Ce déploiement doit non seulement protéger le mainland américain plus l’Alaska, mais aussi les zones jugées d’intérêt vital ailleurs dans le monde, telles l’Europe et le Proche-Orient, et la Russie de Poutine discute encore de la réduction des arsenaux stratégiques au moment même de la promotion du NMD, et avec ses promoteurs, preuve que cette initiative n’a pas été le casus belli qu’elle est censée avoir été dans l’idéologie dominante.
C’est en fait un ensemble de facteurs, en 2003-2004, qui déterminent le passage du pouvoir russe sur une position d’hostilité par rapport à la poursuite de la politique américaine et otanienne engagée suite au 11 septembre. L’extension de l’OTAN se poursuit, non pas tant pour « encercler la Russie » que pour encadrer l’expansion du champ des investissements allemands et de l’Union Européenne, en intégrant dans l’organisation les Etats qui entrent dans l’UE en 2004 (en plus des trois déjà membres de l’OTAN) : Slovaquie, Slovénie, Lituanie, Lettonie, Estonie, ainsi que la Roumanie et la Bulgarie. Surtout, dans le prolongement de l’invasion de l’Afghanistan, les États-Unis impulsent l’invasion de l’Irak et son occupation, qui suscitent la résistance de toutes les autres puissances impérialistes notables hormis le Royaume-Uni, c’est-à-dire non seulement la Chine et la Russie, mais la France et l’Allemagne. De plus, la coalition ad hoc formée pour occuper l’Irak mobilise avec les américains des troupes britanniques et aussi polonaises. Enfin, des soulèvements démocratiques se produisent dans plusieurs anciennes républiques soviétiques qui, tous, mettent bien sûr en danger l’hégémonie du capitalisme oligarchique lié à Moscou : Chevardnadze, l’ancien ministre de Gorbatchev, est renversé en Géorgie fin 2003 (« révolution des roses »), un mouvement démocratique de masse s’affirme en Ukraine en 2004 (« révolution orange »), une « révolution des tulipes » se produit en Kirghizie en 2005. Ces mouvements sociaux et démocratiques étaient inévitables, mais la présence de relais des États-Unis et d’ONG jouant plus ou moins ce rôle, d’ailleurs bien plus importante que par la suite sur le Maidan, en Bélarus en 2020 ou au Kazakhstan début 2022, est certaine. Le pouvoir russe et les couches « campistes » qu’il influence de plus en plus dans le monde forgent alors la catégorie diabolique des « révolutions de couleurs », qu’à partir de 2011 ils appliqueront à la plupart des révolutions prolétariennes et démocratiques réelles de la planète. La révolution est ainsi stigmatisée comme « manipulation de l’impérialisme ».
Tout cela mis bout à bout, aide à comprendre la posture de plus en plus fermée et hostile de Poutine qui se dessine dans ces années, mais celle-ci ne saurait s’expliquer par une simple réaction défensive face à une menace « occidentale » montante (et encore moins par la vexation, le sentiment d’humiliation, et autres arguties psychologiques fréquemment invoquées).
Bien sûr, des craintes existent envers les impérialismes occidentaux, mais l’on confond le plus souvent la propagande, voire les explications campistes de l’attitude russe produites gratuitement par leurs concepteurs, du fond véritable de la position russe qui est : pas question de desserrer l’étreinte semi-coloniale sur l’Ukraine, le Caucase et l’Asie centrale, et pourquoi pas ne pas la reformer sur les pays baltes, afin de mieux se projeter comme puissance impérialiste mondiale. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre ce qui semble se dénouer ou se nouer, dans le sens d’un conflit de blocs, en 2007-2008.
Début 2007, les États-Unis annoncent l’installation d’éléments de leur dispositif antimissiles en Europe : un radar de détection en République tchèque et dix intercepteurs en Pologne. La Russie surréagit, en affirmant qu’elle pourrait attaquer les pays concernés, et elle installe des missiles Iskander dans l’enclave de Kaliningrad (enclave entre la Pologne et la Lituanie, exclave de la Russie). Pourtant, en juin 2007 encore, la Russie propose de mettre à disposition sur son territoire, et dans une base qu’elle loue en Azerbaïdjan, des structures d’hébergement de dispositifs antimissiles. Cette proposition est écartée par les Etats-Unis après une visite d’experts, mais non de manière absolue pour l’avenir. Et la Russie suspend l’application du traité FCE, sur les forces conventionnelles en Europe.
Dans le discours américain, les installations en territoires polonais et tchèques sont sur le trajet de missiles stratégiques iraniens visant les Etats-Unis s’ils voyaient le jour, et complètent un ensemble de bases déjà en place en Alaska, Californie, Massachusetts, au Groenland, en Grande-Bretagne et en Norvège. Poutine brocarde ces prétentions à contrer une menace « iranienne » en affirmant que c’est la Russie qui est visée puisque les nouvelles implantations se font en Europe centrale. Très majoritairement, la gauche internationale comprend ce discours, qui n’est certes pas totalement dénué de fondement, mais elle fait l’impasse sur une tout autre réalité : les armes américaines, antimissiles, sont défensives (même si elles sont censées rompre « l’équilibre » de la « dissuasion »), alors que la Russie a réagi en faisant de Kaliningrad une plate-forme nucléaire menaçant les pays baltes, la Pologne, la Scandinavie et l’Europe !
Je n’ai aucunement l’intention ici de justifier ces mesures prises par les États-Unis, mais je me suis appesanti sur le contenu réel des dispositifs militaires qui se mettent alors en place, car leur examen indique que le moteur réel des évènements n’est pas un « encerclement de la Russie », mais réside dans des manœuvres des différents impérialismes visant à contrôler le continent européen dans le cas des Etats-Unis, et à reconstituer une sphère de domination exclusive dans le cas de la Russie, la palme de l’agressivité réelle, si cela a un sens de la décerner, ne revenant pas forcément à l’OTAN …
Nous pouvons passer plus vite sur la suite des évènements, en 2008 et après, dont j’ai déjà traitée ci-dessus : l’ « expansion de l’OTAN » n’en est pas le moteur. L’attaque contre la Géorgie l’a gelée en direction de la Russie, puisque Géorgie et Ukraine étaient et sont candidates, mais que, sur intervention notamment de l’Allemagne – mais ceci arrange bien Paris et Washington – ces demandes sont gelées depuis.
L’agrandissement de l’OTAN, avant la situation créée par la guerre, ne se faisait plus qu’envers des États de petite taille, pauvres et dominés économiquement : Albanie et Croatie en 2009, Monténégro, indépendant depuis 2006, en 2017, Macédoine du Nord en 2020. On ne devrait pouvoir faire croire à personne qu’il s’agit là d’un « encerclement de la Russie », ni même, d’ailleurs, à proprement parler, d’une « expansion vers l’Est ».
Alors que Trump a boudé et méprisé l’OTAN, que Macron l’a déclarée en état de « mort cérébrale », et qu’Erdogan a, jusqu’au printemps 2021 (où il entreprend de vendre ouvertement des armes à l’Ukraine) l’a mise sur le même plan que sa soi-disant amitié virile avec Poutine, la seule région du monde où l’on souhaite adhérer à l’OTAN est celle qui est sous la menace immédiate du feu russe !
Quiconque a compris en leur temps les appels, pourtant parfois plus « imprudents » que ceux d’un Zelenski aujourd’hui, de Castro ou de Guevara à l’aide nucléaire russe, devrait comprendre cela (sans le reprendre à notre compte, mais le comprendre !).
Ce n’est pas contre l’OTAN, mais contre l’Ukraine, OTAN ou pas OTAN (et l’OTAN n’admet pas l’Ukraine en son sein) que se déchaine l’agressivité russe à partir de 2014. Contre l’Ukraine, et contre le spectre de la révolution, un président ayant été renversé par un soulèvement populaire.
Les déploiements de troupes de l’OTAN dans les États limitrophes de la Russie, de la Biélorussie et de l’Ukraine, qui se chiffrent en dizaines de milliers de soldats et pas en centaines de milliers comme à Kaliningrad et comme, à partir de 2021, aux frontières ukrainiennes, sont réactifs, non offensifs a priori. L’agression militaire de la Russie est une option que Washington, l’OTAN et les capitales européennes n’ont jamais envisagée jusque-là. La réciproque n’est, à l’évidence, pas vraie.
Cela non pas parce qu’il y aurait des gentils et des méchants, mais parce que les intérêts impérialistes en jeu sont différents. C’est la Russie, maillon faible surdimensionné, qui, en Europe, a été, et de loin, le plus agressif et menaçant depuis 2008-2014. La tradition de Marx et de Lénine est de partir de la réalité, de la situation concrète, pas d’interventions fantasmatiques de l’OTAN en tout temps et en tout lieu : que certains s’imaginent que l’OTAN bombarde l’Ukraine ou qu’OTAN et Russie se battraient sur ce « terrain » que serait l’Ukraine, alors que l’Ukraine est une nation, pas un « terrain », relève quasiment de la psychiatrie politique.
Faisons le point.
Tout ce qui précède ici forme une mise au point indispensable pour pouvoir, enfin, traiter de la question du conflit inter-impérialiste dans le monde réel au moment présent réel. Il fallait pour cela déblayer le terrain des approximations, des anachronismes et des fantasmes, et c’est pourquoi la partie la moins importante au plan de la méthode, celle sur l’OTAN, est celle qui a pris le plus de place.
Pour traiter maintenant de front le vrai sujet indiqué dans le titre de cet article, nous devons nous représenter la situation comme comportant deux niveaux :
- La guerre d’agression impérialiste de la Russie contre la nation opprimée ukrainienne est la pire forme imaginable de guerre colonialiste et impérialiste. « La pire » car elle comporte une dynamique génocidaire, ce que Poutine tend à appeler la « solution finale de la question ukrainienne dans le monde russe », à savoir que dans le « monde russe », les ukrainiens n’ont pas droit à l’existence. La pire aussi car elle prostitue les mots : « dénazification » veut dire préparation d’un génocide à la manière des nazis, et la propagande de haine contre les « « nazis ukrainiens », qui a largement pénétré la gauche, prépare depuis 8 ans les conditions d’un génocide. Cette guerre est notre guerre : tout révolutionnaire sérieux doit être un défensiste et un militariste, côté ukrainien.
- Les mouvements tectoniques des impérialismes rivaux, préparés à l’approche de cette guerre, dans lesquels la Russie est inévitablement perdante et broyée entre États-Unis et Chine, ce qui rend le pouvoir de Poutine plus dangereux encore, à l’encontre de l’humanité, concernant l’emploi d’armes nucléaires et de destruction massive, constitue l’autre niveau. La focalisation sur « l’OTAN, l’OTAN » a aussi, objectivement, pour fonction d’empêcher d’analyser sérieusement cet affrontement global entre puissants dont aucun n’est préoccupé si peu que ce soit par le sort des peuples en général, ni du peuple ukrainien en particulier.
C’est de ce niveau global, distinct de la guerre de défense nationale ukrainienne, laquelle est ou devrait être « notre » guerre, que je vais traiter à présent. Les deux niveaux interfèrent bien entendu, mais il est méthodologiquement, pour définir une politique révolutionnaire, indispensable de les maitriser tous deux et donc de les distinguer.
Le cadre mondial.
Depuis la crise financière de 2008, le système impérialiste mondial, au sens de Rosa Luxemburg en 1915, connait par étapes un processus de décomposition et de crise, qui progressivement a fragmenté le marché mondial et mondialisé.
Crise financière, crise de la dette « publique » dans l’eurozone, révolutions arabes à partir de 2011, Maidan ukrainien renversant pour la première fois un président en Europe, Brexit, crise au sommet à Washington avec la présidence Trump, conflit commercial global entre les États-Unis et la Chine, séries d’explosions révolutionnaires sur des revendications démocratiques au Proche-Orient, en Afrique et en Amérique latine fin 2019, Covid et fragmentation des échanges internationaux, et maintenant guerre, forment en ce sens un processus global dans lequel guerres, révolutions, contre-révolutions, s’enchainent d’une manière de plus en plus combinée et mondiale.
Cette réalité, à la fois de la crise du système impérialiste mondial, et de la lutte des classes, est certes différenciée, mais elle est mondiale. L’internationalisme aujourd’hui ne peut consister à prétendre qu’il faut s’occuper de l’ennemi « dans notre pays » sans analyser la situation globale et sans chercher à élaborer une stratégie révolutionnaire mondiale. C’est sans doute là une tâche complexe, mais son premier point au moment présent est simple : chasser Poutine, qui veut détruire l’Ukraine, qui asservit les russes, qui menace de ses bombes le monde, est une tache commune du prolétariat mondial. Elle passe par la défense militaire de l’Ukraine, le défaitisme en Russie et en Bélarus, la lutte contre la guerre – la guerre de Poutine, pas « la guerre de l’OTAN » ! – dans le monde entier. Rappelons que Karl Liebknecht affirmant L’ennemi est dans notre propre pays n’a jamais prétendu qu’il n’était que là. Il s’agissait alors, pour Lénine, de transformer la guerre impérialiste en guerre civile. Il s’agit aujourd’hui, contre l’impérialisme russe et tous les impérialismes, d’ouvrir la voie à la révolution par le renversement de Poutine, et pas qu’en Russie. Refuser d’envisager cet objectif, mettre l’OTAN à égalité, ce n’est pas combattre l’OTAN, c’est se détourner de la réalité mondiale et c’est, en ce sens, du chauvinisme étroit !
Le jeu de l’impérialisme nord-américain.
La crise au sommet à Washington est indéniable et grave, ainsi que le fractionnement des courants politiques de la bourgeoisie nord-américaine. C’est pourquoi, surtout sous Trump, mais également dans une certaine mesure sous Biden, sa conduite a un caractère erratique, hasardeux, incertain. Mais ne croyons pas l’impérialisme nord-américain « détrôné ». Certes, en matière de productivité du travail, il est – de longue date- distancé par l’Allemagne, le Japon, et certains centres chinois. Certes, en matière de production primaire de plus-value par le travail salarié dans l’industrie, l’agriculture, les transports, il est dépassé par la Chine depuis bientôt deux décennies. Certes, au plan politico-militaire, il a essuyé une série de revers, le dernier et pas le moindre étant l’Afghanistan, et il semble parfois paralysé devant la menace nucléaire russe – et, disons-le, c’est préférable, car l’humanité et le prolétariat n’ont rien à gagner, et tout à perdre, d’une riposte nucléaire à une attaque de Poutine. Certes, tout cela nourrit en lui une crise morale et symbolique, ce qui n’est nullement secondaire. Mais il reste que la circulation mondiale des capitaux, le système de crédit et de création de capital fictif, les flux boursiers, cœur du mode de production (parasitaire, pourri, mais cœur vivant !), sont centrés sur lui et le restent, et que ceci est aussi lié aux dépenses publiques de son État, notamment des dépenses militaires largement supérieures à celles de n’importe lequel de ses rivaux.
Depuis 2008, de manière sans doute erratique et non vraiment voulue à l’avance, nous avons assisté au basculement de la politique étasunienne globale vers l’acceptation de la fragmentation du système mondial, puis vers l’intervention active pour l’accélérer. Face à la crise financière il a initié, suivi par les banques centrales européenne, japonaise et chinoise, le quantitative easing, le sauvetage temporaire de la finance par la création monétaire-financière et l’endettement. Cette première période, grosso modo de 2008 à 2016, est encore « globaliste » en ce sens qu’elle tente de gérer la crise en préservant l’unité du marché financier mondial, même si la concurrence s’aggrave partout, notamment avec la Chine. En 2016-2021, la période Trump au sens large, tous les éléments de dislocation du marché mondial et de la division internationale du travail s’aggravent, Washington les acceptant ou les stimulant : guerre commerciale avec la Chine, Brexit, et rôle du Covid qui demanderait une analyse spécifique. Troisième étape : à partir du moment où les services US ont, de manière exacte, prévu l’invasion de l’Ukraine, Biden et Blinken ont annoncé des sanctions financières sans équivalent historique envers la Russie, tout en annonçant aussi qu’ils ne procéderaient à aucune intervention militaire sur le territoire ukrainien envahi. Cette fois-ci, ils ont ouvertement annoncé, et ils sont en train de réaliser, la mise de la Russie hors le système financier, monétaire et de crédit international. Une telle initiative est sans précédent.
Il ne s’agit pas seulement de sanctions visant telle personnalité ou telle branche économique, comme il en existait depuis 2014 avec des effets symboliques, facilement contournés, mais d’un ensemble de mesures dont les trois principales sont la déconnexion progressive d’un nombre croissant de banques russes du système de transaction interbancaires Swift, principal opérateur de transferts boursiers, du gel des actifs de la Banque centrale russe, la privant de ses réserves de change en dollar, euro, franc suisse, yen, couronne norvégienne, la mesure la plus forte qui coupe le marché financier russe du marché mondial, et de la suspension, par l’Allemagne, des travaux du gazoduc baltique North Stream II, signifiant que l’Allemagne commence à se détourner de l’achat de gaz russe, une orientation fondamentale de sa politique étrangère et économique depuis les années 2000 (l’on sait que l’ancien chancelier SPD Schröder était devenu administrateur de Gazprom ; il a dû démissionner et quitter la Russie, après quelques jours d’hésitations).
Les deux premières de ces mesures signifient une cassure majeure du marché mondial, tendant à en retrancher la Russie. Autant il est légitime pour les mouvements de solidarité d’exiger l’expropriation des oligarques et de leurs avoirs bancaires et immobiliers, autant la portée de ces mesures a peu à voir avec la défense du peuple ukrainien et va retomber de tout son poids sur le peuple russe, entrainant la misère, sans que l’on puisse dire par avance si ceci va provoquer des soulèvements ou non, car les mouvements révolutionnaires dans la société ne dépendent pas que de la pauvreté, mais aussi de bien des facteurs politiques et subjectifs. Mais l’effet mécanique objectif de cette coupure est de pousser la Russie dans la dépendance chinoise, la Chine ayant un PIB 10 fois supérieur à celui de la Russie, et étant en continuité territoriale avec elle (avec la Mongolie extérieure coincée entre les deux États), et lui promettant déjà d’acheter son gaz. Il pourrait donc sembler, de manière superficielle, que le choix étatsunien pouvait s’avérer contre-productif du point de vue des intérêts impérialistes US bien compris. Et il n’est effectivement pas certain du tout, répétons-le, qu’un tel choix ait été effectué en toute conscience et non pas de manière hasardeuse.
Néanmoins, le déroulement des évènements depuis maintenant 3 semaines de guerre montre que la manœuvre n’est pas si aberrante qu’il l’aurait semblé. L’on peut supputer que Xi Jinping, au printemps 2021, a déconseillé à Poutine d’attaquer, escomptant qu’une telle guerre tombait trop tôt pour « reprendre » (en fait pour conquérir) Taiwan, objectif impérialiste chinois central. Et l’on peut encore supputer qu’à l’automne, Xi a donné son feu vert. Mais Poutine a exigé de ses espions du FSB en Ukraine un rapport affirmant que le fruit mur allait tomber, et rien ne se passe comme prévu (les chefs-espions sont donc aux arrêts, pour avoir donné au chef le rapport qu’il souhaitait recevoir). Tout militant internationaliste sérieux savait bien que la nation ukrainienne allait résister héroïquement. Pas Poutine. Une maîtrise rapide de l’Ukraine, suivie d’un clapet américain et européen coupant la Russie du marché financier mondial, aurait effectivement pu permettre la formation d’un bloc impérialiste eurasiatique fort sous hégémonie chinoise. Mais pas dans ces conditions : la Chine s’inquiète, ne tient pas à « récupérer » une Russie en réalité battue – d’une part par la résistance ukrainienne, d’autre part par l’impérialisme US, sur deux fronts totalement différents qui ne se renforcent pas mutuellement, ni à la « récupérer » aussi vite, elle craint les convulsions révolutionnaires et militaires, et par exemple elle recommande au Kazakhstan de ne pas soutenir l’invasion de l’Ukraine – recommandation suivie d’effet. Elle maintient les concertations diplomatiques avec la Turquie, qui soutient l’Ukraine car elle ne veut pas de domination russe en mer Noire, pour jouer éventuellement les intermédiaires diplomatiques. D’ailleurs, la Russie lui rend la pareille en maintenant de bons rapports avec le président indien Modi, ennemi de la Chine et supporter de la guerre de Poutine …
Ajoutons à ce tableau que, même s’il ne le dit pas, le pouvoir chinois ne peut pas apprécier que la Russie se soit placée en posture de jouer la menace nucléaire globale, contre l’Ukraine, contre l’Europe et contre les États-Unis, donc d’une certaine façon contre le monde entier, quoi qu’en pensent les adversaires du seul « Occident ».
Beijing a rappelé que « L’amitié entre la Chine et la Russie est solide comme un roc. » D’autant plus qu’une Russie affaiblie et coupée du marché européen serait d’autant plus dépendante de la Chine. Mais Washington s’est permis de mettre en garde la Chine et de la menacer de « sanctions », on ne sait lesquelles, si elle apportait une aide en armements ou en moyens financiers à la guerre de Poutine. Et elle est d’autre part entrée en discussions, en laissant filtrer la chose, avec l’Arabie saoudite sur une facturation du pétrole qu’elle lui achète en yuan et non plus en dollars. La réaction en chaine de la décomposition-recomposition des chaines d’approvisionnement et des circuits monétaire se profile, voire même se déclenche.
L’intérêt de la Chine, à partir du moment où elle ne comptait pas envahir Taïwan en même temps que la Russie l’Ukraine, était une victoire russe rapide permettant de réorganiser à son avantage l’économie eurasiatique et de faire face aux concurrents américains. Les faits semblent avoir montré qu’elle ne comptait pas envahir Taiwan dans la foulée immédiate de la guerre ukrainienne, puisqu’elle ne l’a pas fait, sans doute parce qu’il lui faut encore quelques années, peu d’années (l’échéance est bien avant 2030) dans la course aux armements marins et sous-marins, pour surpasser les Etats-Unis sur le front de l’océan Pacifique. Mais « hériter » d’une Russie convulsive, ruinée, à demi-battue et dangereuse, compliquerait, en fait, les plans d’expansion vers les océans Pacifique et Indien. Précisons que, s’il est vrai que l’aspiration à l’unité nationale chinoise, incluant Taiwan, Hong-Kong et Macao, date des luttes nationales chinoises contre les impérialistes occidentaux et japonais, le repoussoir du capitalisme « communiste » chinois et sa dimension coloniale (Xinjiang, Tibet, Mongolie intérieure …) fait que les habitants de ces trois territoires s’en détournent de plus en plus. L’invasion de Taiwan n’aurait rien d’une entreprise d’unification nationale et serait purement impérialiste, visant à l’expansion maritime et à la maitrise de la production des semi-conducteurs.
La pression US d’une part, la résistance ukrainienne que Poutine n’avait pas annoncée à Xi Jinping d’autre part, placent Beijing dans une situation d’expectative, où il lui faudrait agir sans trop savoir comment, entre un soutien plus franc à la Russie, ou un soutien à la façon de la corde soutenant le pendu, ou une saisie de Taïwan avant que la situation eurasiatique ne se dégrade encore plus.
En ce qui concerne maintenant la troisième des mesures clefs imposées par Washington suite à l’invasion du 24 février, la suspension de North Stream II, il s’agit d’un revers absolument majeur pour l’impérialisme allemand, conduisant à de nombreuses recompositions, et situation de crises difficiles pour les larges masses, non prévisibles dans le détail, dans toute l’Europe. Berlin a été obligé de mettre un éteignoir sur son Ostpolitik qui était au centre de son expansion économique. Washington avait-elle prévu la mesure qui s’est tout de suite ensuivie : une attribution de 100 milliards d’euros pour l’armée allemande tout de suite et l’annonce d’une hausse annuelle des dépenses militaires supérieures au rythme de 2%, préconisé par l’OTAN et sur lequel l’Allemagne avait jusque-là trainé les pieds ? C’est en tout cas un enchainement logique, et lourd de menaces lui aussi.
La recomposition va plus loin : Washington a pris langue avec Nicolas Maduro pour lui acheter plus de pétrole et remplacer le débouché russe. On notera que les organes officiels cubains, tout en soutenant officiellement la Russie, manifestent un certain embarras (« que c’est triste la guerre » …). Par ailleurs, l’Australie annonce une hausse de 30% de ses effectifs militaires, à près de 80 000 hommes …
Pour conclure provisoirement.
Il est trop tôt pour établir un dessin net de ce qui est en train de se passer au plan des relations inter-impérialistes mondiales : une chose est claire, le système global est déstabilisé, la Russie l’a déstabilisé, les États-Unis l’ont déstabilisé. Si la guerre de la Russie contre l’Ukraine n’est en rien une guerre inter-impérialiste, le caractère, existentiel pour le maillon faible russe, de la situation présente – non pas sous l’angle, mis en avant dans l’idéologie du pouvoir, du « monde russe » et de la négation du fait ukrainien, mais sous l’angle de la place du capitalisme russe dans les rapports internationaux – porte réellement le risque de dérapages nucléaires de sa part, et donc de riposte US et/ou européenne conduisant à une catastrophe. La Chine ne peut pas ne pas être profondément affectée par la crise globale en train de s’aggraver. La crise au sommet va continuer aux Etats-Unis, et la manière dont les Etats-Unis semblent avoir « bien manœuvré » à certains égards, exposée ci-dessus, est illusoire : ils ont été dans une large mesure le jouet des évènements, même s’ils en tirent parti. Le retour d’un activisme allemand en Europe, mais avec une base commerciale et financière affaiblie par la cassure orientale, va susciter des contradictions sur le continent, au moment où Macron va tenter un rebond, alors que la Françafrique est déliquescente. S’il est donc impossible de jouer à la « prévision géopolitique », ce n’est pas tant en raison de la multiplicité des facteurs et du désordre croissant, que parce que la géopolitique elle-même (forte composante de l’idéologie poutinienne, soit dit en passant), n’a de sens que dans le cadre de l’unité mondiale de la lutte des classes.
Le point central pour des révolutionnaires est qu’il faut appréhender, analyser la situation mondiale, plus que jamais et plus encore au moment où elle se délite, comme une totalité différenciée, mais une totalité. Une stratégie révolutionnaire se définit à ce niveau : par-delà les reliquats idéologiques et les habitudes répétitives des uns et des autres, le combat pour chasser Poutine, qui n’appartient pas et n’a jamais été le combat de « l’OTAN », et l’aide à la résistance ukrainienne, populaire, et aussi armée, donc la question des armes et des volontaires, sont des questions incontournables à qui veut construire une force révolutionnaire qui soit à nouveau agissante.
Vincent Présumey, le 19 mars 2022.