Dans la première partie de cette contribution, je suis revenu sur diverses « tribunes » (parmi beaucoup d’autres) d’où ressort une thèse plus ou moins évidente pour leurs auteurs : en France aujourd’hui c’est une religion, ou une idéologie religieuse, qui aurait choisi de faire de l’acceptation de l’odieux qu’incarnerait ses icônes, à savoir les « caricatures de Charlie Hebdo », le test de fidélité d’un fétiche nommé « liberté d’expression », prenant ainsi la responsabilité des explosions dont elle s’indigne ensuite. En clair, les attentats islamistes (pour rappel : 271 personnes à ce jour, en tant que Juifs, que professeurs laïques, que fêtards nocturnes y compris musulmans, que catholiques, que dessinateurs ou journalistes, assassinées en 8 ans pour le crime supposé d’islamophobie), ont pour responsable premier cette nouvelle religion, une sous-religion en fait, que serait le culte laïque français, caractérisé comme si « dangereux » par le Pr. Khosrokhavar.
Dans cet acte d’accusation, qu’il soit pétri d’une fausse pesanteur sociologique, ou livré avec les gros sabots de la brutalité la plus extrême, il est entendu que ce phénomène est récent, même s’il a sans doute des racines anciennes dans la culture laïque ou dans les gènes des « laïcards » honnis. Il renverrait à un « système », un ordre « républicain », ayant choisi de s’affirmer avec agressivité en provoquant les réactions violentes dont il se nourrit.
Or, la question d’une religion laïque, ou de la laïcité comme religion, n’a absolument rien de nouveau, et ne s’est historiquement pas limitée à la France, loin s’en faut. Une petite précision s'impose pour commencer : dans un régime laïque, toute religion est laïque, et la liberté de conscience est garantie. "Religion laïque" ici ne s'emploie donc pas dans ce simple bon sens, mais dans celui de ses dénonciateurs - la laïcité serait devenue une religion, la pire des religions sans doute-, et dans le sens des réflexions qui s'ensuivent, à savoir la présence (évidente) de dimensions religieuses dans la formation de la notion de laïcité et dans les combats laïques.
La conception faisant son idéal régulateur de l’avènement d’individus rationnels et libres, respectueux de l’humanité en chacune et en chacun, l’idéal rationaliste, universaliste et démocratique, aujourd’hui rejeté implicitement ou explicitement par les publicistes du combat contre la « religion de la laïcité », a en effet une histoire longue, qui a à voir avec la religion. Par un apparent paradoxe, ce n’est pas cette histoire longue qui est visée – ou alors par les sous-entendus d’une certaine ignorance- dans les diatribes contemporaines à la Khosrokhavar, à la Bayart ou à la Brossat. Cette histoire, qui pourrait nourrir après tout de telles diatribes, est par eux ignorée, car selon eux c’est une nouvelle laïcité, méchante et intolérante, qui vient d’apparaître. Nous allons ici tenter de déconstruire leur propre discours à ce sujet, en commençant par aborder, de manière nécessairement sommaire, toute l’amplitude de cette histoire véritable, bien plus ancienne et bien plus étendue : celle du rapport à la dimension religieuse, précisément dans la formation d’une conception civile et éthique ne reposant pas sur elle.
Universalisme et religions.
L'histoire est toujours globale, et le développement des idées et des représentations au fil des générations ne connaît pas ces solutions de continuités entre ce qui serait religieux et ce qui ne le serait pas, constatables à une date donnée, mais qui ne sauraient permettre de nier les filiations et les continuités, ainsi que les affinités électives et structurelles, entre des complexes idéologiques et intellectuels religieux ou non religieux. Le vrai moment, ou plutôt, au pluriel, les vrais moments, « religieux laïques », ignorés de nos apologistes de la chasse au blasphème, s’inscrivent dans une continuité historique.
Le rationalisme laïque se veut universaliste. Cet adjectif est aujourd’hui pratiquement devenu une insulte dans certaines sphères idéologiques, où des synonymes l’ont d’ailleurs remplacé : « occidental », voire « blanc ». Le rejet de l’universalisme, qui conduit logiquement au rejet de la notion même d’universalité humaine et donc de droits humains, prend directement à contrepied les traditions culturelles, éthiques, et tout autant concrètes par les mobilisations qu’elles impulsèrent, du mouvement ouvrier, chez qui l’universalisme avait pris la forme de l’internationalisme. Cette notion a bien entendu une histoire. Or, cette histoire commence par les religions, plus précisément par les « grandes religions » ou religions universalistes.
Cette catégorie elle-même - les religions universalistes - a été critiquée comme « occidentale ». Les « religions » seraient une invention de « l’Occident » qui plaquerait sur les nombreuses formations cosmographiques pensées et ritualisées par les peuples dans leur diversité, son schéma « universaliste » voulant qu’il y ait des « religions » (Daniel Dubuisson). Le problème est qu’ici, la dénonciation d’un fétiche idéologique (« la religion ») s’effectue par la promotion d’un autre fétiche encore plus inexpliqué, qui serait « l’Occident ».
L’histoire réelle connait, elle, des religions universalistes, dont le développement ne se superpose pas au supposé « Occident ». Les cultes de l’Antiquité, y compris gréco-romaine, et ce que l’on a appelé l’hindouisme, ne sont effectivement pas des « religions » au sens universaliste et systématique du terme, et lesdites « religions asiatiques » ont pris cette forme au XIX° siècle seulement. Certaines constructions culturelles, tout en posant à un rôle central par rapport à l’ensemble de l’humanité, restent liées à tel ou tel peuple ou civilisation : ainsi, sous des formes très différentes, en Chine, en Perse, chez les Hébreux. La philosophie grecque, de son côté, pense à l’échelle du cosmos et de l’humanité mais elle a d’abord eu pour patrie les cités grecques et elle ne prétend pas s’étendre à l’humanité ni avoir une mission particulière envers elle – elle est, de plus, diverse. Sans même parler du reste de cette humanité, nous avons donc là des formes culturelles, très présentes dans ce qui deviendra le soi-disant Occident aussi bien qu’ailleurs, formes idéologiques et religieuses, qui ne se ramènent pas à des « grandes religions ».
La première « grande religion » n’est pas « occidentale » : c’est le bouddhisme. On peut qualifier le bouddhisme d’universaliste. Sa doctrine initiale peut dans son principe s’adresser à tout humain, et même à tout sujet pensant : universalité de la douleur, du changement, de la matière et de la causalité, et technique pour la surmonter. Il affirme d’emblée une relative indépendance par rapport aux formations sociales particulières (laquelle prendra la forme de l’autonomie des corporations de moines), ainsi d’ailleurs qu’aux croyances et religions locales particulières, sans prétendre les transformer mais sans vouloir en dépendre ni nécessairement les défendre. Son expansion devient vite mondiale, au sens de sauts possibles d’une civilisation à une autre : Inde, Sud-Est asiatique, Asie centrale, Chine, Corée, Japon, Tibet, Mongolie. S’il ne s’étend pas vers l’ouest, c’est peut-être plus en raison du barrage formé par l’Iran zoroastrien que par une impossibilité sociale – son influence s’y fait d’ailleurs sentir, même s’il est difficile de l’évaluer.
Peu après l’irruption du bouddhisme, l’universalisme – l’idée qu’il n’est qu’une seule humanité dans un seul cosmos commun, avec des règles éthiques communes et un droit naturel commun – est formulée explicitement dans la pensée stoïcienne, dont l’expansion correspond au monde hellénistique et romain : Représente-toi sans cesse le monde comme un animal doté d’une seule matière et d’une âme unique … Le monde est comme une cité … c’est de là, de cette cité commune, que nous viennent et l’intelligence, et la raison elle-même, et la loi qui nous régit (Marc-Aurèle).
Le christianisme, dans cette présentation sommaire, peut donc être tenu pour le troisième grand moment universaliste, réalisant des potentialités qui avaient germé dans le judaïsme et aussi dans le monde hellénistique et romain. Jésus de Nazareth affirme, dans le Sermon sur la Montagne, un idéal de fraternité humaine sans frontières ; Paul de Tarse explicite le fait que ce message s’adresse à tous (Juifs, Grecs, esclaves, citoyens, barbares, Romains, hommes, femmes - Galates ,3,28) - sans changer l’ordre social de leurs différences - en les conviant à former une Eglise universelle. Le caractère universaliste non seulement de l’idéologie, mais de l’ecclésiologie chrétienne, lui conférera une plasticité relative par rapport aux formations sociales qu’elles pénétreront, sans les transformer et parfois, comme dans le cas de la société féodale-mercantile européenne des X°-XIII° siècles et de sa projection latino-américaine ultérieure, qu’elles conforteront et structureront en profondeur.
Peu après, le manichéisme est lui aussi une forme d’universalisme, qui prend la forme de l’idée d’un combat universel, et qui sera la religion le plus souvent maudite et pourchassée, de la Chine au Languedoc.
La cinquième grande affirmation universaliste, et de loin la plus puissante et la plus écrasante, est celle de l’islam. Le monothéisme est ici étayé, réaffirmé de manière volontairement simplifiée, et sert de motif, à un monolithisme social voire culturel (qu’en fait il exprime), ayant vocation à s’étendre sans aucune limite, si ce n’est celle du statut d’inférieurs, protégés mais réprimés, des dhimmis, conféré aux « religions du livre ». Autrement dit, la notion même de « grandes religions » est, de manière décisive, forgée par l’islam, même si le christianisme y réagira en surenchérissant.
Leurs évolutions.
L’universalisme religieux n’est donc pas « occidental » et, dans ce développement historique de longue durée, les éléments religieux et la construction d’une égalité humaine globale, inachevée mais postulée avec puissance, interfèrent largement, et pas qu’en « Occident ». Ces aspirations comportent aussi le programme d’un lendemain autre, l’eschatologie, les temps messianiques ou l’Apocalypse, qui parcourt les trois « grands » monothéismes mais qui a des répondants chinois, indiens et iraniens, notamment. Les trois grandes religions universalistes qui perdurent, bouddhisme, islam et christianisme, qui toutes ont pris la dimension, non pas seulement de l’« opium du peuple » mais aussi du « cri de la créature opprimée », connaissent des évolutions différentes à cet égard, dans le long terme.
Dans le cas de l’islam sunnite majoritaire, une affirmation littéraliste, patriarcale, consistant avant tout en règles sociales (la charia), prend à partir des XII°-XIII° siècles le pas sur les élans eschatologiques fréquents des premiers siècles et contient leur intériorisation soufie – l’islam comme tel, plus précisément la umma, est très largement une construction sociale et idéologique structurée pour étouffer, réprimer ou dévier vers le littéralisme et le ritualisme autoritaires, les tendances à la « religion chaude » en mode « cri de la créature opprimée ».
Le christianisme dans ses formes européennes (y incluse l’orthodoxie et ses dissidences) ne cesse, au contraire, d’être secoué par de tels élans durant toute la période médiévale et moderne. C’est là que s’opère une transition, sans solution de continuité (mais avec des « évènements » qui font date et s’appellent Machiavel ou Spinoza) vers des formes de pensée laïques, c’est-à-dire que les thèmes religieux n’y sont plus constituants. Ainsi se dessine le champ d’une science indépendante (« Je n’ai pas besoin de l’hypothèse de Dieu », phrase prêtée à Laplace), se construit une philosophie qui, tout en prolongeant les élaborations religieuses, en sort ou les englobe dans un cadre de pensée plus vaste, et émergent des conceptions sociales et politiques qui s’affirment dans leur liberté et leur indépendance de tout référent religieux.
Il s’agit d’un processus social, dans lequel interviennent les plus larges masses. Il est ainsi tout à fait passionnant de voir, dans la révolution anglaise du XVII° siècle, apparaître tous les courants que l’on pourra ensuite identifier dans la révolution française, mais dans un contenu religieux, jusqu’aux levellers partageux et aux diggers communistes (cf. Christopher Hill, Le monde à l’envers), et, en relation avec ces affrontements, apparaître des théories sociales diverses dont la construction ne repose pas sur des éléments religieux, quand bien même peuvent-elles se référer à la religion (Hobbes, Harrington, Locke).
Les émotions tant révolutionnaires que religieuses, une fois retombées, l’Angleterre et sa projection la Nouvelle-Angleterre, au XVIII°, voient apparaître le phénomène du « réveil » : réactivation d’une « foi chaude » en contexte de plus en plus individualiste-marchand et sécularisé, mais d’une foi chaude qui ne remue pas de sentiments messianiques ou eschatologiques collectifs, les rabattant sur l’ostentation de la vertu (ou du repentir) individuels.
Le « réveil » en Nouvelle-Angleterre, en 1720-1740, échoue aux yeux de l’historien protestant fondamentaliste Pierre Chaunu : il se résout en une « atteinte de rationalisme ». En fait, la soif de changement ne veut plus s’exprimer en langage millénariste, ni se faire corseter par la bigotry ; elle va parler le langage des Pères fondateurs de l’indépendance nord-américaine, où Dieu ne joue plus que le rôle du prêteur en dernier ressort dévolu à une banque centrale. Cette révolution, car c’en fut une, désétablit toutes les Églises établies, anglicanes, congrégationalistes ou quakers. Cependant, les déclarations des droits de Virginie et du Massachussetts (patronnées respectivement par James Madison et John Adams) définissaient la liberté religieuse comme liberté d’adorer Dieu à sa façon et laissaient la porte ouverte à l’établissement public d’un ou de plusieurs cultes. C’est un nouveau texte en Virginie, inspiré par Thomas Jefferson, qui se place sous le patronage de Dieu pour dire qu’il ne veut que la raison et le libre débat, excluant toute formulation sur la liberté de l’adorer à sa façon, interdisant toute immixtion, pression ou financement public d’une religion, et ajoutant que « les erreurs cessent d’être dangereuses quand il est permis de les exprimer librement ». Cette position est intégrée à la Constitution par le 1° amendement qui, cette fois-ci sans aucune référence à « Dieu », interdit toute « loi qui touche à l’établissement ou interdise l’exercice d’une religion, ni qui restreigne la liberté d’expression, ou celle de la presse, ou le droit qu’a le peuple de s’assembler paisiblement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour la réparation des torts subis » - on notera l’extraordinaire concision efficace de ce texte qui relie la laïcité de fait aux libertés fondamentales touchant aux conditions de la citoyenneté.
Il s’agit bien là d’une laïcité à l’américaine, par rapport à laquelle (comme envers la laïcité à la française) il y aura par la suite des régressions. Chez Jefferson, elle laissait ouverte la question de la place des religions, séparées et libérées de l’État, dans la société civile, voire dans les collectivités locales.
La Révolution française commence à prendre à bras le corps, non pas la question religieuse en tant que telle, mais la question ecclésiale. Avec la monarchie, l’Église est en effet la grande institution de l’ancien régime que les constituants tentent de recycler et de refonder. Ce double échec, envers l’institution monarchique comme envers l’institution ecclésiale, met la France en guerre avec les rois européens et relance la révolution, en 1792. La République qui nait alors se veut à la fois État nouveau et société civile nouvelle. La société n’est pas un héritage à faire vivre et à dynamiser dans sa croissance, comme chez Jefferson, mais le terrain à labourer pour assurer la liberté dans l’égalité par la fraternité.
A l’impossible constitution civile du clergé succèdent donc les tentatives ouvertes de religion républicaine pensées comme non chrétiennes, assorties de poussées iconoclastes et anti-chrétiennes : culte de la déesse Raison des sans-culottes, culte de l’Être suprême de Robespierre (le plus apparenté au christianisme : le Dieu du vent, des forêts et des montagnes de son hymne y est aussi le Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob), le tout dans un vécu immédiat pénétré du sentiment de réaliser ici-bas une eschatologie toute humaine et par là pleinement vertueuse.
Après Thermidor, la République s’oriente vers la séparation des Églises et de l’État, tout en persistant à vouloir instaurer un culte civique, décadaire ou théophilanthrope. Tout s’est passé comme si le moment millénariste des révolutions antérieures était devenu ici le moment jacobin et sans-culotte, et que, celui-ci passé, la société civile soit laissée à son propre développement individualiste et marchand, constitué de sujets que l’on veut totalement libres parce que vides de références religieuses : différence avec la société civile nord-américaine où les sujets individuels sont tous présumés religieux, dans ce qui devient le grand marché des religions.
Le culte civique n’est donc pas arrivé (et c’est aussi bien !) à se faire religion. Avec Bonaparte il n’est plus que culte de l’État et de son chef, lequel a pris en main, par le concordat, les Églises existantes. Notons cette évolution une première fois accomplie ici avec rapidité, de la tentative d’une religion civique à sa résorption dans un banal culte de l’État associé, en France, non au jacobinisme avec lequel on le confond toujours, mais au bonapartisme.
Perspectives laïques.
Ces révolutions ont dessiné une perspective : celle d’un État qui n’impose pas de religion, ni de doctrine, ni d’idéologie, mais aide seulement à la formation d’esprits libres, dotés d’une conscience critique leur permettant de faire des choix moraux et d’agir comme citoyens. C’est un idéal régulateur qui implique un droit de suffrage universel mais véritable, donc des citoyens qui soient autonomes économiquement, armés, et dotés des armes de l’instruction, d’où la garantie publique des moyens d’existence, de l’armement populaire opposé à l’armée permanente, et de l’instruction. Tels sont les « hommes » et les « citoyens » pourvus par essence de « droits » qu’il faut néanmoins proclamer : car en fait, loin d’être des grues métaphysiques, les « droits de l’homme » sont une conquête historique arrachée de haute lutte. Les réduire à des abstractions revient à les vider de leur contenu ; mais des conquêtes historiques cristallisées dans des textes normatifs, de type constitutionnel et juridique, sont un résultat concret à défendre en les faisant vivre.
Mais il saute aussi aux yeux que cette démocratie radicale ainsi postulée, et impliquée dans l’universalisme des « droits de l’homme », est bien éloignée de la forme d’État qui émerge effectivement des révolutions, qu’il s’agisse de la monarchie parlementaire britannique, de la république fédérée nord-américaine, ou de la République française dans ses formes bonapartistes ou parlementaires.
Un État qui ne ferait qu’affranchir les sujets pensants, car tel est l’idéal de l’État laïque, est-il encore un Etat ? Il serait neutre en tant qu’il ne professe rien, mais il serait actif envers les consciences en tant qu’il les protège : au droit de suffrage, à l’armement, et à l’instruction publique, s’ajoute en effet une nécessaire protection contre les immixtions portant atteinte à la liberté de conscience, notamment envers les enfants et tous les sujets vulnérables : la neutralité religieuse, idéologique et axiologique de l’État laïque ainsi postulée, implique en même temps un interventionnisme limité mais réel et déterminé, dans la mesure où religions, cultes, sectes, et emprises de toutes sortes, ne respectent pas les conditions de la formation de libres consciences autonomes.
Tous les éléments d’un tel idéal de l’État, même s’ils furent théorisés progressivement, sont présents à la suite de l’expérience des révolutions nord-américaine et française. Significativement, la théorisation qui d’emblée se rapproche le plus de cette norme idéale d’un État laïque, concerne l’Église invisible et universelle, libératrice, à laquelle aspire Emmanuel Kant dans La religion dans les limites de la simple raison (1793), qui dessine l’idéal d’une sorte de dépérissement de l’Église dissoute dans la communauté libre des consciences, comme l’on pourra parler, plus tard, d’un dépérissement de l’État dissolvant lui-même les motifs d’une coercition étatique.
Remarquons ici le fait qu’aucune de ces visées ne « nie » ou ne « détruit » les religions. Elles instaurent des valeurs qui surplombent les religions : chez Kant, Dieu est détruit comme croyance dogmatique, et rétabli comme besoin de la raison pratique, donc en tant que besoin humain de type moral et historique.
Religare.
Au XIX° siècle, le socialisme émerge directement de la prise de conscience de ce que les aspirations sociales, démocratiques et égalitaires, affirmées comme motrices des révolutions qui viennent d’avoir lieu, sont niées et piétinées par l’ordre social capitaliste qui paraît en résulter et par les États européens. La dimension religieuse, au sens premier de religare, est souvent explicitement présente dans les programmes qui fleurissent de sociétés heureuses assurant l’épanouissement humain. Ce que l’on appellera rétrospectivement le « socialisme utopique » pourrait être dépeint comme un mouvement religieux, sans Dieu ni dieux, mais sacralisant le lien humain et social, sous la forme notamment de l’enthousiasme saint-simonien pour la science, et de l’enthousiasme fouriériste pour les potentialités créatrices, érotiques et artistiques des humains associés. L’apostolat laïque de Flora Tristan, qui en meurt d’épuisement, parcourant la France en 1843 pour appeler à l’Union ouvrière, s’inscrit dans cette histoire « chaude ».
La fraternité humaine « religieuse » des grands utopistes devient significativement « irréligieuse » dans cette lettre du jeune Karl Marx à Ludwig Feuerbach (11 août 1844) : « C’est un phénomène remarquable de voir que, à l’inverse du 18° siècle, la religiosité est devenue le fait des classes moyennes et de la classe supérieure, alors que par contre l’irréligion – j’entends par là celle de l’homme qui se sent homme véritablement – est devenue l’apanage du prolétariat français. » - que Marx rencontre juste après la tournée « christique » de Flora Tristan son éveilleuse. Au même moment, dans son 3° manuscrit dit « de 1844 », Marx parle des mêmes réunions qui ont eu tant d’effet sur lui : « Fumer, boire, manger, ne sont plus là à titre de moyens de faire le lien, ni comme moyens de liaison. L’association, la réunion, la conversation qui a de nouveau la société comme but, leur suffisent, la fraternité des hommes n’est pas un vain mot … ». Belle note d’ambiance de temps apostoliques irréligieux …
Spiritualités laïques.
De 1848 à 1914, affrontements sociaux, nationaux et religieux se déploient à toutes les échelles, et pas seulement européennes, et la question des rapports entre religions, églises et États, et celle de la scolarisation de masse déconfessionnalisée, sont des questions globales, ne relevant aucunement d’un exceptionnalisme français. Il existe relativement peu de travaux qui donnent, de manière détaillée, les éléments de cette connexion internationale, aussi me paraît-il important de signaler le maître ouvrage, et thèse posthume, de Benoît Mély, professeur de collège, de formation trotskyste, syndicaliste révolutionnaire, chercheur intègre, ami et camarade, mort en 2003 : De la séparation des églises et de l’école. Mise en perspective historique. Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie (Pages Deux, Lausanne, 2004), qui se termine en 1914.
Les lois laïques scolaires françaises des années 1880 et la « séparation » de 1905 furent permises en France par la forme républicaine de l’État qui écartait toute légitimation religieuse ou traditionnelle du pouvoir, d’une part, et par la dynamique des affrontements politiques et sociaux – rappelons que la première forme d’État à avoir laïcisé l’école, en France et ailleurs, ne fut pas « la République » des républicains bourgeois, dans laquelle l’appareil d’État bonapartiste, avec ses préfets, demeurait l’armature, mais la Commune, amorce de la « République démocratique, laïque et sociale » et aussi « République universelle » ou association des libres républiques humaines. Les lois des années 1880 sont d’ailleurs adoptées alors que sévit encore l’onde de choc de l’écrasement de la Commune, qui permet de faire reculer les privilèges cléricaux sans craindre pour l’immédiat le danger social.
C’est, par contre, une crise politique, celle de l’affaire Dreyfus, alors que monte la lutte sociale et que s’affirme l’Internationale ouvrière, qui impose la séparation de 1905, laquelle n’est absolument pas, dans l’Europe d’alors, perçue comme une exception, mais comme une anticipation. Quatre ans plus tard l’assassinat judiciaire par les cléricaux espagnols du pédagogue Francisco Ferrer, venu au syndicalisme libertaire par le rationalisme libre-penseur, suscite des manifestations dans toute l’Europe et une vague de grèves anticléricales en Italie. Ce sont l’union sacrée de 1914, puis l’échec de la première vague européenne des révolutions prolétariennes en 1917-1923, qui ont eu pour conséquence de contenir à la France l’acquis – immédiatement mis en cause – des deux séries de lois laïques républicaines.
Les hommes politiques républicains de cette période en France sont inspirés par des courants religieux ou, comme ils disaient souvent, spiritualistes : protestantisme libéral, spiritualisme laïque, franc-maçonnerie, positivisme, solidarisme … Sommairement, je dirai que nous sommes ici dans le prolongement d’une certaine évolution du christianisme via, souvent, le protestantisme libéral, vers le déisme voire l’absence de références à « Dieu », dans un cadre visant à reconstituer un ordre social que le vieux christianisme n’étaye plus, ou très mal. Cette évolution avait été, avant Max Weber, repérée par Marx :
« Une société où le produit du travail prend généralement la forme de marchandise et où, par conséquent, le rapport le plus général entre les producteurs consiste à comparer les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des choses, à comparer les uns aux autres leurs travaux privés à titre de travail humain égal, une telle société trouve dans le christianisme avec son culte de l’homme abstrait, et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme, déisme, etc., le complément religieux le plus convenable. » (le Capital, livre I).
Dans une assez grande mesure, les références et élaborations spiritualistes et morales des hommes de la III° République n’aboutissent pas à une religiosité ardente, mais à une tentative de légitimation patriotique de l’État existant. Ceci est très net dans le cas des Jules (Jules Simon, Jules Ferry) qui maintiennent l’enseignement d’une morale spiritualiste, se référant à Dieu, à l’école laïque, qui sera, on l’a oublié aujourd’hui où est à la mode la légende d’un « pacte laïque apaisé » instauré en 1905, balayée dans la pratique, avant de l’être dans les textes, lors de la seconde grande crise laïque du régime républicain, au début du XX° siècle.
Mais, pour autant, ce serait une erreur de sous-estimer l’intérêt et l’ampleur de ces élaborations, et les ouvertures qui peuvent en résulter, illustrée par exemple par l’Esquisse d’une morale sans obligations ni sanctions (1885) de Jean-Marie Guyau, qui influence Nietzsche, Kropotkine, et le combattant démocratique japonais Chomin Nakae. Comme avant lui Spinoza, cet ouvrage se situe à l’exact point de sortie du déisme, mais il n’est pas indifférent de rappeler que la mère de J.M. Guyau, Augustine Tuilerie-Fouillé, était l’auteure, sous le pseudonyme de G. Bruno (allusion au moine visionnaire brûlé par l’Inquisition en 1600, par la suite figure symbolique pour les Lumières), du célèbre Tour de France de deux enfants, livre scolaire recommandé par la Ligue de l’enseignement pour la morale comme pour la géographie et largement pratiqué par les instituteurs, d’où les quelques références à Dieu furent retirées après 1905.
Ferdinand Buisson, qui joua un rôle clef dans les cabinets ministériel lors des lois des années 1880, puis comme parlementaire radical lors de la séparation, était l’un des tenants les plus conséquents de la nécessité d’une foi laïque (titre d’un livre paru en 1911), qu’il tenait pour libre de toute dénomination religieuse. Son point de départ était le protestantisme libéral, et dans sa jeunesse suisse il avait espéré, à Neuchâtel, déclencher un « réveil », mais un réveil libéral, ne consistant pas dans un retour à la lettre évangélique, mais dans des amputations censées parachever la Réforme : Eglise sans sacerdoce, religion sans catéchisme, etc. A la même époque, il était en relation avec James Guillaume, de la fédération jurassienne de l’Association Internationale des Travailleurs, dont le milieu d’horlogers protestants et républicains avait été terriblement séduit par la visite de Michel Bakounine, devenu depuis quelques années antithéiste (plutôt qu’athée) en même temps qu’il était devenu socialiste, et qui livrait à Guillaume, pour le Progrès du Locle, des articles sur la religion ayant un grand succès, moyennant un petit caviardage que le généreux russe n’aperçut jamais : le remplacement du mot « antichrétien » par « anticatholique » !
Le Réveil rêvé par Buisson n’advint pas. Les post-églises laïques seront des conventicules philosophiques, poussant parfois jusqu’à l’irréligion et l’iconoclasme en des rituels inversés (telle la manducation fraternelle de la tête de veau le jour anniversaire de la décollation de Louis Capet, ultime ersatz de la communion des fidèles mangeant le corps de l’homme-dieu sacrifié !). Combiner chaleur messianique et rationalisme s’avérait difficile sinon impossible. Les courants du protestantisme libéral, ou du judaïsme moderniste réformé qui tient convention à Pittsburgh, en Pennsylvanie, en 1885 – non loin de la synagogue qui sera ciblée par un attentat sous Trump – présentent des ressemblances avec franc-maçonnerie et libre-pensée (celle-ci étant à cheval sur deux matrices : la maçonnerie et le mouvement ouvrier), mais ne deviennent ni des mouvements soulevant l’enthousiasme des masses, ni des confréries de clercs garantissant l’ordre social et national.
La démarche d’ « amputation spirituelle » du jeune Buisson est d’ailleurs, dans le principe, applicable au moins à tous les monothéismes, donc en particulier à l’islam, mais celui-ci échappe, au XIX° siècle, à de telles évolutions : les « amputations » s'y font, toujours ou presque, dans le sens du littéralisme autoritaire, convergeant en cela avec la forme la plus courante, « chaude », mais conservatrice, des « Réveils » du monde protestant anglo-saxon, qui n’en sont qu’à leur début, annonçant les pentecôtistes et autres évangéliques du XX° siècle, qui auraient fait sonner le clairon de la charge de la garde nationale, contre eux, par un Ferdinand Buisson … (il s’est produit toutefois au XIX° siècle, une crise religieuse dans l’islam chiite, aboutissant, à partir de l’école shaykie, à une religion déiste épurée, le bahaïsme, sujet qui demanderait une étude spécifique, d’autant qu’il concerne l’Iran au moment de son intégration au mode de production capitaliste).
Mouvement ouvrier.
La chaleur de la religion, mais sans religion, se trouve par contre massivement dans l’Internationale et le mouvement ouvrier de la fin du XIX° et du début du XX° siècles. Le spiritualisme laïque non dogmatique peut se combiner au matérialisme et Jean Jaurès en relève. La social-démocratie allemande est, en tant qu’organisation, matérialiste et athée, et considère que la religion est une affaire privée, demandant à ses membres de la traiter comme telle. Il n’empêche qu’au congrès de Stuttgart de l’Internationale, en 1907, au meeting d’ouverture de plusieurs dizaines de milliers de participants, le chœur entonne, lorsque le Bureau Socialiste International (comportant Jaurès, Bebel, Keir-Hardy, Rosa Luxemburg, Plekhanov, Lénine …) prend place à la tribune, les mots Eine feste Burg ist unser Bund – « c’est un rempart que notre union » - version modifiée du lied de Luther, cette « Marseillaise du XVI° siècle » selon Engels : le mot Bund, union, a remplacé Gott, Dieu.
Quant à l’éthique, que dire de la profession de foi (de foi !) de Fernand Pelloutier : « Nous sommes en outre ce qu'ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c'est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. » (Lettre aux anarchistes, 1899). Le mouvement de cette affirmation doit être analysé : Pelloutier nie, épure, « ampute » plus fort que ne l’aurait fait le jeune Buisson, ni dieu, ni maître, ni patrie, etc. (Paul de Tarse : ni esclave, ni homme libre, ni Juif, ni Grec, etc. …), puis il remplit : « amants » - au pluriel – « passionnés de la culture de soi-même » : le militant se construit et se cultive dans la lutte, la conscience et l’organisation, comme individu libre avec ses camarades et compagnons. En combattant pour l’émancipation universelle il se construit, continuellement, comme individu social, libre, riche de potentialités, cultivé.
A la croisée de la morale syndicaliste révolutionnaire et de la morale laïque de type jauressien, viendront les instituteurs syndicalistes, particulièrement ceux de la Fédération Unitaire de l’Enseignement, les Marius Nègre, les Reynier et les Serret, Bouët, Dommanget ... pour qui la laïcité vaudra tout autant contre toutes les Églises que contre l’État. Morale et spiritualité « chaudes » et en même temps rationalistes, n’ont-elles pas, finalement, trouvé à se réaliser comme vie et comme praxis, dans ces rangs-là ?
Par conséquent, l’amalgame de toutes ces traditions et postures humaines et militantes sous l’égide de la seule « laïcité républicaine et patriotique » bien aseptisée qui se dessine (y compris chez Buisson) à la veille de l’union sacrée de 1914, relève d’une profonde injustice, d’un mensonge historique. La résistance à la guerre et à l’union sacrée seront nourries de la morale laïque révolutionnaire.
Une vision tronquée.
La représentation contemporaine de cette période est terriblement aplatie.
Selon la doxa dominante, la séparation en 1905 était, tout d’abord, une affaire typiquement franco-française, ce qui est complétement faux : contemporaine de la première révolution russe, elle a passionné au moins l’Europe et l’Amérique, et l’affaire Francisco Ferrer en est un prolongement international.
En outre, il est aujourd’hui de bon ton de raconter que 1905 fut un apaisement, alors que l’Église prêchait quasiment la guerre civile et que la séparation venait clore une crise institutionnelle, celle de l’affaire Dreyfus, dans laquelle des bandes préfascistes avaient menacé les libertés publiques incorporées aux lois républicaines.
Un film comme La séparation, de W. Haaken, malgré ses qualités pédagogiques et l’exactitude du contenu des discours parlementaires choisis, fait l’impasse sur ce contexte réel ainsi que, d’ailleurs, dans son épilogue, sur l’existence de lois antilaïques qui coexistent, de manière directement contradictoire, avec la loi de 1905, à commencer par la loi Debré de 1958, consubstantielle à la V° République.
La vulgate dominante isole la loi de 1905 de la loi sur les associations de 1901, et de la loi contre les congrégations de 1904, alors qu’elles forment un bloc et que la dernière d’entre elle n’aurait jamais vu le jour sans les deux précédentes.
Elle tend à faire croire que l’affrontement principal aurait eu lieu entres les « laïcards » (Allard, Vaillant, Combes, Clemenceau) et les esprits larges ouverts, en somme, au multiculturalisme (Jaurès, Briand). L’affrontement principal a eu lieu entre ces deux groupes (Buisson les chevauchant, d’ailleurs) et l’Église catholique.
La rupture avec toute politique concordataire même répressive envers l’Église, chez Jaurès, ne signifiait absolument pas une position de non intervention républicaine, les interventions visant à garantir la liberté de conscience (article I de la loi). Et c’est bien Jaurès, et pas Combes, qui déclare le 3 mars 1904 à la Chambre que « Quiconque n’a pas renoncé doctrinalement et pratiquement à contester la liberté absolue de la personne humaine, n’a pas le droit d’enseigner dans une démocratie fondée sur ce principe. (…) Le christianisme, parce qu’il contient un principe d’autorité, est la négation du droit humain et un principe d’asservissement intellectuel. »
La doxa dominante aujourd’hui, selon laquelle la loi de 1905 aurait été une loi de conciliation rejetée seulement par les intégristes des deux bords, a pour auteur l’historien quasi officiel de la chose, Jean Baubérot, qui la complète en confondant le soi-disant « pacte laïque » d’avant 1914 avec les accommodements et reculades qui, à partir de l’union sacrée, ne cesseront plus (loi sur l’enseignement professionnel de 1919, maintien du concordat en Alsace-Moselle, etc.), en assimilant ces reculs au refus, commun à Briand et à Jaurès lors de leur brève mais décisive alliance politique de 1905, de donner à l’Église matière à lever en masse ses fidèles contre l’état de droit républicain, ce qu’elle aurait volontiers fait.
Cette doxa va du président Macron à l’extrême-gauche accusée d’« islamo-gauchisme » ou s’en prévalant. La laïcité attaquée par celle-ci n’est donc pas la laïcité effective, mais le pur culte de l’État, prétendument républicain, de la V° République et de ses gouvernements successifs. Quand la secrétaire d’État « chargée de la Jeunesse et de l’Engagement » rencontre des vrais jeunes venus de vrais « quartiers », elle ne les comprend pas et chante, tout seule, la Marseillaise, puis diligente une enquête : ce comportement ridicule et inquisiteur n’a rien à voir ni avec la laïcité, ni avec une quelconque religion laïque.
Amalgames.
En attaquant une laïcité imaginaire, amalgamée aux cérémonies de l’État, tout aussi surannées et pénibles en France qu’ailleurs mais ni plus, ni moins, l’on commet, parfois délibérément, une confusion inhérente à l’emploi du mot « République ». La « République » dans la langue officielle, c’est l’État, c’est-à-dire l’État capitaliste et bonapartiste. Mais historiquement, la République est une forme, nécessaire à la démocratie, celle du règne des lois et non des hommes, un cadre politique garantissant les droits fondamentaux, ce qui implique qu’elle n’ait ni ne reconnaisse aucun culte. Donc, la République laïque, démocratique et sociale, ne consiste pas dans l’appareil d’État bonapartiste des préfets et du pouvoir exécutif. Dès 1891 dans sa Critique du programme d’Erfurt, Engels estimait qu’elle fournissait la forme de la dictature du prolétariat elle-même, c’est-à-dire de la réalisation de la démocratie, à condition d’être débarrassée de cet appareil d’État bonapartisto-monarchique.
Ceci étant dit, les dénonciateurs actuels de « la laïcité » précisent souvent qu’il s’agit d’une laïcité « dévoyée », expliquant parfois qu’il faudrait s’en tenir à la « séparation » de 1905, sur la base de la doxa baubériste dominante. Ils entendent par là que les fonctionnaires n’ont qu’à être « neutres » et que cela suffit. Mais, sans aucunement revenir à l’autoritarisme concordataire qui mélange État et religion, la loi de 1905 est bel et bien interventionniste, car la liberté de conscience doit être garantie et donc protégée. De plus, et surtout, qu’est-ce qu’une laïcité qui pourrait être « utilisée » contre les libertés, de manière raciste par exemple ? Dire cela de la laïcité est absurde, ceci équivaut à dire, par exemple, de la démocratie qu’elle peut être utilisée contre la démocratie, contre les libertés, etc. Cette contradiction dans les termes, nous la retrouvons encore dans la formule « catho-laïcité » (qui vise souvent à demander pourquoi l’islam ne serait pas aussi bien traité que l’Église catholique), alors que dans la V° République, il y a d’une part la laïcité, héritage contraint de ce régime bonapartiste inachevé, d’autre part la loi Debré, etc., privilégiant l’Église catholique, et que l’une et l’autre sont contradictoires, antagoniques.
Bref, sous les sophismes auxquels la doxa officielle baubériste fournit leur alibi érudit, la position actuelle des contempteurs d’une prétendue religion laïque récente est bien, en réalité, une position qui cible la laïcité en tant que telle (même s’ils ne la comprennent guère) comme étant l’ennemi, quitte à faire croire qu'elle n'en cible qu'un dévoiement. On peut d’ailleurs difficilement prétendre qu’il y a une « religion laïque » au pouvoir en France sans que de vieilles représentations prégnantes sur l’histoire de ce pays ne jouent un rôle clef sous cette conception. L’emploi, absolument banalisé, et souvent assorti de qualificatifs relevant du dégoût organique (nauséabond, puant, glauque, cloaque, etc.), du terrible mot « laïcard », aujourd’hui courant dans le vocabulaire d’une certaine extrême-gauche après avoir été un mot de l’extrême-droite tout au long du XX° siècle (et des institutrices espagnoles furent martyrisées par les franquistes sous cette injure), en atteste suffisamment, hélas.
Pour conclure.
Concluons cette seconde partie de la présente contribution. La religiosité laïque existe, c’est un fait historique massif et multiforme. Mais elle ne consiste pas dans le pauvre culte des institutions en place, qu’il soit napoléonien, d’union sacrée ou V° République. La thèse selon laquelle une religion laïque dangereuse pousse « la France » et ses « laïcards » à attaquer les musulmans repose sur une profonde ignorance de cette histoire réelle, tout en ayant bel et bien pour cible, non l’autoritarisme de l’État, mais la laïcité elle-même (d’où l’hostilité somme toute maintenue envers un Samuel Paty, et envers toutes les victimes des attentats islamistes, qui transparait dans bien des tribunes).
Le fait que ma cible principale, dans cet article, soit la doxa idéologiquement dominante pour qui le problème n° 1 consiste dans « les laïcards » et leur « islamophobie », et non dans le racisme (encore moins, on y reviendra, dans l’antisémitisme), peut, j’en suis conscient, donner une impression de déséquilibre. Disons que j’accorde une grande importance au devenir de la génération militante formée dans les deux ou trois dernières décennies, qui se joue là en bonne partie.
Il s’agit justement de ne pas être pris entre deux doxas similaires, au fond d’accord sur la plupart de leurs interprétations. Quand l’exécutif Macron/Castex s’en prend aux « islamo-gauchistes », ce qu’il a choisi de faire ainsi depuis l’assassinat de S. Paty, il ne défend pas la laïcité. Le projet d’organiser un « islam de France » dans un esprit concordataire, récurrent depuis 2001, et que ce gouvernement dit maintenant vouloir mener à bien, va ouvrir des brèches redoutables contre la loi de 1905, cette épine dans le pied de la V° République. On remarquera d’ailleurs que, s’appuyant principalement sur des considérations dites d’ordre public (qui ne la justifient en réalité pas), le projet de loi sur le « séparatisme » peut parfaitement participer d’une politique globale soi-disant multiculturaliste d’ouverture et de collaboration entre l’État et toutes les religions, donc avant tout avec la principale présente en France, l’Église catholique. S’il doit y avoir un « islam de France », il pourra y avoir une « Église de France » …
Dans la troisième partie de cette contribution, je tenterai d’expliquer les tenants et aboutissants de la théorie selon laquelle une nouvelle religion laïque, si dangereuse, est apparue récemment en France.