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Billet de blog 27 décembre 2024

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RELECTURE D'HERODOTE.

Traiter d’Hérodote nous conduit encore et toujours à redire son préambule : "Hérodote d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; et il donne en particulier la raison du conflit qui les a mis aux prises."

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.


Deux idées sont généralement dégagées de ces mots : Grecs et Barbares ont tous accomplis de grands exploits, c’est donc là l’idée de l’égalité humaine ; mais il faut comprendre pourquoi ils ont été conduits à s’affronter, ce qui, donc, n’allait pas de soi.
Ces deux idées nous donnent le cadre de l’enquête, historia, d’Hérodote. Les livres I à V dégagent les causes de l’affrontement, mais sont, par cela même, conduits à nous présenter un vaste tableau, un cheminement ethnographique, un tableau du monde barbare, c’est-à-dire de l’essentiel du monde. La guerre qui devait être expliquée sera narrée dans les livres VI à IX, qui sont le document essentiel sur ce que l’on appelle, depuis, les « guerres médiques », qui n’opposent pas, en fait, les Grecs à la totalité du monde non grec dit « barbare », mais à l’entreprise de regroupement de ces univers sous l’égide d’un pouvoir unique, que nous appelons empire (le mot n’existe pas au temps d’Hérodote), et qui prétendait y regrouper aussi les Grecs, l’ « empire perse ».


L’ethnographie d’Hérodote mérite d’être considérée comme le modèle de toutes les enquêtes ethnologiques. Ses « faiblesses » souvent émouvantes et comiques – « je le sais, mais je ne le dirai pas », « on le dit, d’autres disent ceci, croyez ce que vous voulez », « je vous dis ce qu’on raconte, n’allez pas croire que je suis dupe » - associées à l’adhésion à bien des croyances populaires – la barbe de la déesse, les animaux sacrés, etc. : toutes les croyances de tous les peuples sont valables et d’ailleurs leurs dieux sont les mêmes, désignés par leur nom grec chez Hérodote – ces faiblesses inévitables et nécessaires se retrouvent en fait chez les ethnologues scientifiques d’aujourd’hui, à ceci près qu’eux sont beaucoup plus dupes et dupés, par leur société de départ et par celles qu’ils observent, qu’Hérodote !
Cette enquête nous a offert le premier grand parcours du monde, un parcours géographique au gré d’un récit, soit tout ce qui entoure le monde des cités grecques qui, lui, n’est pas interrogé en tant que tel car il est celui d’où parle et à qui s’adresse Hérodote. Les peuples groupés dans l’empire perse et les peuples des confins du monde y sont traités lorsqu’ils surviennent dans le récit, Lydiens, Perses, Assyriens, Indiens, Scythes, Thraces, mais un peuple est traité à part et la perception qui s’impose de lui est centrale, ce sont les Egyptiens (tout le livre II). De fait, le cheminement ethnographique d’Hérodote donne l’impression de valoriser un centre, qui serait l’Egypte, et des périphéries lointaines, des confins du monde, dans les quatre directions.
Un mot d’abord de ces confins. C’est le confins Nord qui fournit le plus de renseignements : ce Nord commence au-delà de l’Istros, le Danube, et du Pont Euxin, la mer Noire, avec le pays des Scythes et les nombreux et sauvages peuples des delà, jusqu’aux contrées où l’ont dit que tombent les plumes – Hérodote n’est pas dupe, il sait bien que c’est de la neige – et où l’on dort 6 mois par ans. Il y a un autre confins Nord, celui de notre Europe, d’où viennent, on ne sait d’où, ambre et cuivre, un confins beaucoup plus obscur et inconnu que celui des plaines slaves et finnoises. Le confins oriental est un vide : au-delà de l’Inde au peuple très nombreux, il n’y a rien. Le confins méridional est désertique et chaud lui aussi, mais avec des peuples mystérieux, Ethiopiens-longue-vie et Nasamons noirs et nains de ce que l’on a souvent pensé être le Niger et qu’Hérodote pense être le Nil pour des raisons de symétrie avec l’Istros, bien qu’il se moque des faiseurs de cartes de géographie attachés à de telles croyances géométriques.
L’Egypte, elle, semble bien au centre. Elle n’est ni l’Asie ni la Libye (Afrique), précise bien Hérodote, qui la date de 15 000 années, le Nil l’ayant formée par accumulation de son limon. Grand âge assurément, mais en même temps démystification : l’Egypte a un âge, elle ne surgit pas d’un immémorial infini, et d’ailleurs les recherches du pharaon Psammétique voulant s’assurer que l’égyptien était la plus ancienne langue au monde ont prouvé le contraire, puisque des enfants privés de langage ont eu pour premier mot "bécos", qui veut dire « pain » … en phrygien !
Cela dit, l’Egypte, qu’Hérodote a parcourue en allant interroger ses prêtres, est le pays le plus religieux, et en même temps (c’est la même chose) le plus savant. C’est d’ici que les dieux reçurent leurs noms. En même temps, les Egyptiens, en matière de mœurs, sont différents de tous les autres : masculin et féminin y ont des attributs inverses de ceux des autres humains, les hommes y font les travaux domestiques – mais Hérodote ne va pas jusqu’à parler de domination féminine pour illustrer cette inversion. Il perçoit une grande spécificité égyptienne, de ce pays qui donne des mœurs et des croyances aux autres, mais n’en reçoit pas. Les Perses, au contraire, sont très « ouverts », dirions-nous, ils empruntent les mœurs des autres : ainsi, ils ont découvert la pédérastie chez les Grecs, l’ont trouvé intéressante, et l’ont adoptée.


Le monde tel qu’il ressort du cheminement ethnographique d’Hérodote est fondamentalement autre que le monde tel qu’il ressort de l’enquête historique au sens actuel, factuelle et évènementielle, d’Hérodote. Le monde ethnographique est fait de peuples qui sont tous à égalité avec leurs croyances et leurs mœurs qu’on ne saurait guère changer, bien qu’ils puissent s’enrichir les uns des autres (avec, je l’ai dit, des donneurs, les Egyptiens, et des preneurs, les Perses). Le monde historique est coupé en deux, plus exactement, Hérodote nous narre sa coupure en deux : dans les termes qui se dégagent chez lui, ce sont les Perses contre les Grecs, les Perses tenant à entrainer tous les Barbares (mais aussi pas mal de Grecs) ; dans nos termes à nous, ce sont l’empire perse contre les cités grecques, le despotisme oriental contre la démocratie occidentale, l’Asie contre l’Europe, l’Est contre l’Ouest : c’est un topos qui nait ici, éminemment critiquable sans aucun doute, les premiers éléments de sa critique étant, justement, fournis par son fondateur Hérodote.
Le problème, la question centrale, que va, explicitement, traiter Hérodote et qu’il pose d’emblée, est donc : pourquoi cet affrontement, pourquoi cette polarisation, pourquoi cette bipartition ? comment se fait-il que ce monde de peuples divers, parmi lesquels les Grecs ne semblent d’ailleurs pas être particulièrement importants, égaux en croyances et en variétés d’us et coutumes, se soit divisé en blocs inégaux s’affrontant à mort, et que le plus petit et le plus faible des deux, limité aux seuls Grecs (eux-mêmes en permanence divisés), ait gagné, et non seulement cela, mais qu’il apparaisse, à travers même l’impartialité d’Hérodote, comme celui où des valeurs, non pas supérieures en soi, mais préférables pour les humains - il faut bien saisir cette nuance ! -, à savoir les valeurs de la liberté, ont été sauvées et affirmées ?
Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?


Hérodote a alors un problème à déblayer : Grecs et Perses ont leurs traditions qui réfèrent à la mythologie, mode facile d’explication. Les guerres médiques répéteraient la guerre de Troie. C’est en fait cette « explication » traditionnelle, nourrie des poèmes homériques, qui est, d’emblée, et prestement, détruite par Hérodote, qui est ici le démystificateur par excellence. La « déconstruction » à laquelle il se livre joyeusement dans l’ouverture de son livre I s’apparente à la manière dont les physiologues, par la suite appelés philosophes, ont écarté les récits mythologiques des origines.
Mais le procédé employé par Hérodote mérite d’être précisé, car sa méthode ne consiste pas à critiquer mythes et traditions en tant que tels, mais à les faire ressortir comme des bobards en les amalgamant à des récits de rapts de femmes : les Phéniciens, ce peuple intermédiaire, auraient, les premiers, kidnappé Io, les Grecs auraient répliqué et, finalement, on en arrive à la guerre de Troie, que l’on peut, par un abus évident mais tellement tentant, faire passer pour le premier récit topique d’affrontement entre « Occident » et « Orient » (alors qu’Achéens et Troyens ont tellement en commun !). Ces récits traditionnels sont écartés par Hérodote d’un tournemain, malicieusement présenté comme venant de ce que disent les Perses : si ces femmes ont été enlevées, c’est qu’elles l’ont bien voulu, ça ne compte pas !
L’explication mythologique traditionnelle est donc ramenée à des histoires de rapts de femmes à leur tour démenties par une remarque d’une aveuglante misogynie. Ainsi, pour écarter le mythe non historique et faire place à ce que grâce à lui nous appellerons l’histoire, Hérodote a recouru à cette mise à l’écart radicalement misogyne : un acte « progressiste », la mise à l’écart du mythe pour faire la place au récit explicatif recherchant les faits réels, est par là inextricablement intriqué à une proclamation « réactionnaire », le ravalement des femmes à la catégorie d’objets consentants.
Pour autant, les femmes et « la » femme hantent tout le récit d’Hérodote : il n’y a chez lui nulle volonté consciente de renvoyer les femmes hors de l’Histoire avec son grand « H », bien que ce soit bien cela qui est posé par l’assimilation fondatrice des « histoires de bonnes femmes » (histoires, en fait, des malheurs des femmes venant par les hommes) au mythe qui, s’il est respectable comme croyance d’un peuple, ne permet pas d’expliquer son histoire, en tout cas cette histoire qui préoccupe Hérodote, celle de la coupure du monde en deux et de la guerre en quoi elle consista. La place des femmes en Egypte que j’ai déjà signalée (et qui demeure d’ailleurs bien obscure), les sociétés de femmes combattantes sur les confins du monde (les Amazones), la reine Tomiris des Massagètes, victorieuse du grand Cyrus tout de même, et ce personnage d’Artémise, reine d’Halicarnasse, la cité d’Hérodote, qui combat aux côtés des Perses mais qu’il présente toujours positivement et avec admiration, tout en soulignant combien les Athéniens furent scandalisés d’avoir eu à faire la guerre à une femme, sont là pour en témoigner.
L’histoire telle qu’Hérodote l’a fondée ne pourra se passer des femmes, bien que son acte fondateur ait consisté à les écarter en tant que cause.


Mythes et histoires de bonnes femmes écartés, Hérodote nous désigne un coupable, le roi de Lydie Crésus, qui, le premier, aurait attaqué les Grecs d’Ionie tout en entreprenant de nouer des relations diplomatiques vers Athènes et vers Sparte – notons d’ailleurs que, selon Hérodote, s’il a pu y avoir la dynastie d’un Crésus, c’est parce que son prédécesseur Candaule voulait faire la publicité impudique de la beauté de sa femme et fut pour cela détrôné par elle !
En fait, le récit des actes des rois successifs de Lydie, un Etat princier d’Asie Mineure, non grec, mais proche de la mer Egée, signale bien avant Crésus des interventions lydiennes chez les Grecs et réciproquement, comme le recours à l’oracle de Delphes. Ce qui distingue véritablement Crésus, c’est son hubris, sa démesure. Celle-ci éclate quand il se moque du sage athénien Solon, venu le voir, et qui, parlant vrai, ne veut pas lui dire qu’il est l’homme le plus heureux du monde qu’il s’imagine être, puisque sa vie n’est pas terminée et qu’il ne peut en faire le bilan.
L’Etat lydien est bientôt menacé, de l’Est, par plus gros que lui, à savoir l’Etat perse de Cyrus. Crésus s’imagine (ayant mal interprété l’oracle de Delphes qui lui avait prédit qu’il détruirait un grand royaume) pouvoir le vaincre. C’est l’inverse qui se produit ; Crésus, prisonnier, devient alors un sage de la cour de Cyrus, ayant compris la leçon de Solon. A son tour, Cyrus fera montre d’hubris et périra tué par la reine des Massagètes, ayant voulu aller trop loin. Idem, après lui, Cambyse qui va se lancer dans les lointains d’Afrique, où le vent du désert détruit son armée, et qui fera tuer son frère. Idem, par la suite, le grand Darius, pourtant grand et sage, certes, mais atteint d’hubris par la grandeur du pouvoir, par la puissance : son hubris se dirigera sur les Grecs et il sera vaincu à Marathon. Puis, Xerxès sera le pire, lui qui fera fouetter la mer qui avait tardé à se calmer pour qu’il puisse parader sur le pont de bateaux qu’il avait fait faire sur l’Hellespont ; il sera vaincu à Salamine.
Ainsi résumée, la trame générale des guerres médiques pourrait être ramenée à une « histoire » morale : attention à la démesure et à l’orgueil des grands, la vie humaine est incertaine, la roue de la fortune tourne et tourne, les échecs suivent les succès et ils sont d’autant plus grands que l’on est monté haut, etc. S’en tenir là serait cependant un aplatissement regrettable (et fréquent) de ce qui ressort puissamment d’Hérodote et ramènerait l’histoire, bel et bien fondée ici, à la « sagesse » au sens de Solon ou de la Bible.


Pourtant, il y a bien un sens à cette histoire, et pas seulement une « sagesse » ramenant les choses humaines à leur modeste dimension.
Remarquons d’ailleurs qu’on peut facilement transposer dans la langue de l’historiographie moderne, et même en termes de formations sociales et de modes de production, le récit de l’immixtion croissante des rois lydiens puis perses dans le monde des cités grecques : d’une part on aurait ces cités, indépendantes, esclavagistes, dynamiques, agitées, d’autre part la formation d’Etats massifs, Lydie puis Perse, cumulant les formes héritées des mondes urbains de Mésopotamie avec l’unification conférée par des réseaux guerriers d’origine nomade. L’interpénétration des deux formations sociales, celle du « mode de production antique » de la cité et celle du « mode de production asiatique » de l’empire (pour reprendre les termes, très nuancés en vérité, de Marx dans son manuscrit de 1857-1858 des Grundrisse sur les formes précapitalistes de production), se lit de façon transparente chez Hérodote. En fait, elle est comprise par lui, dans les termes qui sont les siens.
Au-delà de cette factualité (car, même approfondie en termes sociologiques ou marxiens, cela reste une factualité), il y a, disais je, un sens de l’histoire qui ressort, discrètement, certes, mais nettement, d’Hérodote. A savoir que, progressivement, le monde perse représente la tyrannie et l’autorité illimitée du pouvoir, et le monde grec la liberté. Et que cette dernière est valorisée, en ce sens qu’elle est, implicitement, jugée préférable pour les humains, en tout cas pour les Grecs, à l’alternative perse.
Mais attention : ceci arrive progressivement et, au départ, rien ne dit que le monde perse est voué à ce que nous appellerons, non avec Hérodote mais avec Montesquieu, le despotisme, et que le monde grec est voué à la liberté.
Très important : il n’y a nul essentialisme chez Hérodote.


Non seulement les Perses n’ont pas le despotisme « dans le sang », mais ils ont eu, avant d’être les sujets d’un roi superpuissant que nous appelons « empereur », une histoire antérieure faite de luttes politiques et de choix politiques. C’est absolument clair chez Hérodote, mais on prend généralement cela pour une coquetterie de sa part, consistant, à la manière des Lettres persanes de Montesquieu, à transposer chez le Perse des préoccupations et des débuts tenus pour « typiquement » grecs. Rien ne le prouve. En fait, nous n’en savons rien. Je dirais même qu’il serait remarquablement, peut-être excessivement, subtil, au fond « tordu », de la part d’Hérodote, de considérer qu’il a seulement voulu faire le malin et étonner les Grecs en leur disant qu’il fut question chez les Perses de démocratie, d’oligarchie, de monarchie, et de choix entre eux.


Il nous faut prendre au sérieux cette antériorité hérodotéenne du débat politique médique et persique sur le débat politique grec !
Nous ne saurons jamais s’il s’agit d’un jeu d’esprit ou de l’interprétation de traditions réellement existante, ou un peu des deux. Cela n’enlève rien à l’importance de cette histoire médo-perse dans laquelle Cyrus représente la liberté perse contre la domination mède dont le caractère semble sacerdotal. Enjeux qui reviennent après le dérapage tyrannique et violent de Cambyse, ayant eu pour effet l’usurpation du pouvoir en faveur des Mages. Au livre III, les mages ayant été renversés, se déroule le fameux dialogue entre conspirateurs victorieux sur le choix du bon gouvernement, dans lequel sont avancés des arguments en faveur de la démocratie, qui permet l’égalité, ce mot le plus beau entre tous, puis en faveur de l’aristocratie, car le peuple est une foule manipulable, et qui tranche finalement en faveur de la monarchie, et de la monarchie de Darius, le meilleur des régimes dans la mesure où les deux autres entrent toujours en crise et aboutissent ainsi au pouvoir d’un seul, et le meilleur des régimes dans la mesure où le roi est vertueux, et seulement dans ce cas, ce qui se produit avec Darius, au début du moins, car très vite les symptômes de dérapages le concernent à son tour. A ce récit topique, s’ajoutent de nombreuses remarques d’Hérodote signalant qu’en Grèce, les Perses n’ont pas toujours systématiquement favorisé les tyrans : il leur est arrivé de favoriser les démocrates si cela les arrangeait.
L’empire perse apparaît donc, non comme un despotisme de toute éternité, mais comme un produit historique contradictoire dans lequel le despotisme provient de luttes avortées, de débats aiguisés, et d’emportements violents, en somme de révolutions suivies de contre-révolutions. L’empire perse avant d’être cette chose que nous appelons (ce qu’Hérodote ne faisait pas encore) l’empire perse, a eu d’autres destins possibles. C’est une histoire, marquées par les noms de Cyrus, Cambyse, Darius, Xerxès, qui l’a bloqué dans la forme du despotisme, à la fois terriblement puissant et ayant trouvé son impuissance envers la liberté grecque.


Réciproquement, cette liberté grecque n’est pas un donné initial. Les premiers grecs dans Hérodote, les insulaires tels que les Samiens, aiment les tyrans et collaborent avec les Lydiens puis avec les Perses. C’est son hétérogénéité la caractéristique première du monde grec. Non seulement entre les cités, mais au sein de chacune d’elle. Toutes produisent des médisants, des collabos du grand roi, des courtisans de la tyrannie, y compris Athènes dont les héritiers du tyran éclairé Pisistrate vont chez le Perse, et à Sparte dont un roi vertueux pourtant, Démarate, fait de même. Il n’y a pas plus de qualités humaines chez les tenants de la liberté que chez les tenants de la flagornerie devant les grands et devant les vainqueurs du moment. L’artisan de la victoire d’Athènes à Salamine, un exploit humain majeur, Thémistocle, est présenté comme un habile roublard corrompu et corrupteur, un as de ce que nous appellerions la désinformation et les fake news ! Mais pourtant, la liberté devient progressivement un bien tellement précieux que l’on peut vivre pauvrement et mourir pour elle, comme les Spartiates aux Thermopyles et les Athéniens à maintes reprises.
C’est à travers même le processus de leurs conflits sociaux, de leurs luttes civiles, et la combinaison de ces conflits et de ces luttes avec l’immixtion perse et la guerre, que les Grecs, et pas tous, deviennent des partisans de la liberté.
Qu’est-ce que cette liberté ? Hérodote ne définit pas, ne théorise pas, il constate, mais son récit donne envie d’être libre. Les individus libres n’ont pas de maître, les cités libres sont souveraines et autonomes. L’association liberté/démocratie, que nous sommes tentés de faire, n’est même pas évidente : Sparte est dominée par une élite d’individus libres qui oppriment les autres, la question de l’esclavage n’est pas abordée, et nous avons vu que celle des femmes a été enfouie tout en demeurant sous-jacente – notons que les femmes athéniennes interviennent discrètement contre les ennemis, mais avec une férocité particulière.
En tout cas, Xerxès qui n’y croyait pas est progressivement médusé par la combativité des Spartiates et par celle des Athéniens, les deux cités grecques qui ressortent comme championnes, chacune à sa façon distincte, d’une certaine liberté, et finalement, il va décamper la queue basse, après Salamine.


C’est avec l’avancée de la gigantesque armée mondiale de Xerxès, en – 480, que la guerre chez Hérodote prend pleinement son sale goût. L’image dominante est celle d’un contraste absolu de nombre : les Grecs combattants sont au maximum quelques dizaines de milliers, tandis que le dénombrement de l’armée perse donne le chiffre (invraisemblable) de cinq millions.
En relisant ces passages, j’ai soudain ressenti un effet « bon sang mais c’est bien sûr » : les images et récits que nous nous faisons de la guerre en Ukraine depuis le 24 février 2022 ont repris inconsciemment la topique d’Hérodote.
D’un côté, des masses, des « hordes », des peuples divers brassés sans ménagement (et parmi eux beaucoup de Grecs), de l’autre, des combattants conscients, mais qui se disputent et ont leurs petits et leurs grands défauts. D’un côté, on ne compte pas les morts, on commet des écocides - l’armée perse assèche les rivières de Grèce en pompant toute leur eau au fur et à mesure qu’elle passe – et des viols - c’est très discret mais on le comprend lors du passage de l’armée perse en Béotie. De l’autre côté, on ne cesse de se disputer, on subit l’influence, le charme, la fascination hypnotique de la puissance ennemie, mais on se reprend, on rebondit, on essuie les plâtres, on a des pertes, et à la fin on gagne – à la fin de l’épisode, je vais y revenir.


Certes, les comparaisons n’ont pas manqué au fur et à mesure des rééditions, entre les guerres médiques et le « conflit Est-Ouest ». Cela m’a frappé en pleine figure de voir à quel point la topique de la guerre en Ukraine, je le répète, est celle d’Hérodote. Un empire issu d’une contre-révolution ou de l’échec-avortement d’une révolution (la révolution russe) qui mettait en jeu les fondamentaux du monde, tente d’écraser un petit monde qu’il prend pour sien ou dont il nie l’existence, en méprisant la vie humaine, en détruisant la nature et en outrageant les femmes, et il se casse les dents sur les Athéniens, pardon les Ukrainiens, pourtant non dépourvus de défauts et n’ayant guère d’alliés sérieux bien que tout le monde compte plus ou moins sur eux, mais qui portent la fierté d’une chose nommée liberté. Cela saute aux yeux.


Cela ne veut pas dire que l’histoire se répète, ni que l’histoire devenue mythe s’impose fatalement : il ne s’agit pas d’un fait concret, « scientifique », il s’agit d’un constat qui porte sur le sens et confirme que, depuis Hérodote, il y a un sens aux évènements.
Ceci dit, attention : j’ai écrit là « un sens aux évènements ». N’en faisons pas un sens, une direction nécessaire, à l’Histoire. Cela veut juste dire – mais c’est beaucoup – que les combats méritent, la plupart du temps, qu’on s’y engage, et que la liberté, en tant que propice à l’humain (incluant le féminin), vaut la peine qu’on combatte, et parfois qu’on meure quand il le faut, pour elle.
Mais il n’y a pas de direction nécessaire. L’Enquête d’Hérodote se termine abruptement : un petit rappel, peut-être interpolé, de la sagesse initiale de Cyrus, est précédé des simples mots « Cette année-là, il n’arriva rien d’autre. » (nous sommes alors en -479). Pas de morale de l’histoire, pas de direction nécessaire : les Perses sont toujours là, tout près, les Grecs sont toujours divisés et ne sont pas meilleurs pour autant du fait que certains, pas tous, ont combattu valeureusement pour leur liberté.
Rien n’est joué, rien n’est programmé : la liberté est aussi là.

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