Formé par l’OCI (Organisation Communiste Internationaliste) dite « lambertiste », il est évident que j’avais hérité d’une tout autre version et surtout d’une tout autre perception. Mais il s’avère que les deux se complètent assez bien et qu’il est nécessaire de réfléchir à l’ensemble. De plus, se retrouver, à partir de 2022, à militer pour la défense et l’armement de l’Ukraine avec quelques camarades issus de ce courant donne à réfléchir.
Je dois expliquer le titre. Commencé comme un travail sur Pablo, la lecture de la bibliographie ayant nourri cet essai m’a fait percevoir une évidence qu’aucun, je dis bien aucun, des auteurs ayant parlé de Pablo, n’a vraiment explicité : Pablo, c’est Pablo et Elly (ou Hellène). Mais il n’y a pas d’éléments biographiques disponibles sur Elly comme sur Pablo et les écrits de Pablo sont signés du seul Pablo alors que l’on peut se demander quelle est la part d’Elly, si tant est qu’on puisse les distinguer. J’ai donc voulu rendre justice à Elly dans la mesure du possible mais sans pouvoir surmonter le déséquilibre d’un essai biographique dont Pablo reste le premier personnage malgré tout.
C’est là un problème politique et historique, qui a à voir, dans le cas de Pablo, avec la lente mais irréversible montée chez lui de positions féministes, et dans le même mouvement, anti-autoritaires et antibureaucratiques. Ces positions forment une contradiction avec le principal héritage politique de Pablo, qui mérite d’être appelé le campisme. Mais cette contradiction, dans ce personnage qui ne manque pas de charme, fait toute la tragédie du XX° siècle et des contradictions dont nous héritons pour reprendre le combat et, afin de survivre, le gagner.
* * *
Mikhalis Raptis, né en août 1911, a passé son enfance à Alexandrie en Egypte, et sa première jeunesse en Crête. Il était le fils d’un ingénieur civil de premier plan, qui le destinait aux mêmes fonctions, et fut sans doute également marqué par sa mère, cultivée et polyglotte (grec, français, arabe). D’après ses souvenirs, il était, vers sa quinzième année, un « tolstoïen », soucieux d’assurer le bonheur des damnés de la terre, qui furent d’abord, pour lui, des paysans crétois.
Communiste, archiomarxiste, trotskyste.
Son entrée, à 17 ans, à l’université d’Athènes, l’a immédiatement plongé dans le monde militant qu’il ne quittera plus. Sa première organisation, dont il devient rapidement un constructeur en milieu étudiant, est celle des « archiomarxistes ». Ce terme un peu curieux mais caractéristique (« archivistes du marxisme ») désigne une organisation communiste distincte, depuis 1924, du PC officiel, dont elle disait déplorer le manque de culture marxiste - on lui doit la traduction d’ouvrages de Marx, Engels, Kautsky, Lénine …, en grec. Il est difficile de relier cette rupture aux tendances internationales alors en formation, mais le dirigeant des archiomarxistes, Dimitris Yotopoulos (ou Giotopoulos), émigré en France au début des années 1930, soutiendra alors l’Opposition de gauche internationale de la Comintern, donc les « trotskystes ». Le communisme grec apparaît dès alors comme éclaté, avec des conflits violents mais confus entre ses composantes.
Raptis, responsable étudiant archiomarxiste, s’oppose semble-t-il assez vite à la domination du « chef » Yotopoulos et aux tendances sectaires de cette organisation, et participe à la création du KEO, le Groupe Communiste Unitaire, en 1931, sigle donné par Hall Greenland. Pierre Broué écrit quant à lui qu’il a adhéré à la LAKKE (Opposition Léniniste du KKE), qui semble être un autre nom de la même organisation. Les principales figures de celle-ci, qui viennent d’être exclues du KKE (le PC officiel), sont Agis Stinas et Mitsos Soulas, qui le fait militer auprès des syndicats du port d’Athènes et du Pirée. Ce groupe est lui aussi orienté vers l’Opposition de gauche internationale.
Après son service militaire à Heraklion, en Crête, en 1934-1935, le jeune Raptis, d’après ses souvenirs repris dans le livre de Hall Greenland, est choqué par le comportement de Stinas envers les femmes – il aurait organisé une activité militante pour approcher la compagne d’un camarade, tout en ayant réagi violemment au fait que sa propre femme le quitte. Toutefois, l’exposé rapide de Greenland, qui n’indique pas de divergences politiques (ces divergences sur le comportement privé, politiquement significatives, n’étant en fait pas, alors, tenues pour « politiques »), ne permet pas de saisir les raisons exactes du « transfert d’allégeance » de Raptis, en 1935, de Stinas à Pantelis Pouliopoulos, rejoignant son groupe, Spartakos, avec toute une aile issue du KEO et/ou de la LAKKE, pour former l’OKDE (Organisation des Communistes Internationalistes de Grèce).
Pantelis Pouliopoulos, ancien secrétaire général du KKE exclu en 1927 et ayant rallié l’Opposition de gauche, sera emprisonné à partir de 1937 et fusillé par l’armée italienne en 1943 -après qu’il eut fallu remplacer le peloton qu’il avait harangué ! Il restera une figure tutélaire admirée pour Raptis (et pour bien d’autres militants).
A propos d’un point souligné par Pierre Broué.
Selon Pierre Broué, les trotskystes grecs ont en fait été divisés, en 1933, par le tournant de Trotsky vers la IV° Internationale, et Mikhalis Raptis s’est trouvé parmi les adversaires de ce tournant. L’OKDE créée en 1935 était selon Broué opposée à la fois à l’Opposition de gauche internationale (dans la mesure où celle-ci s’orientait vers une nouvelle Internationale) et aux archiomarxistes jugés sectaires (dont le dirigeant Yotopoulos a par ailleurs lui aussi été un adversaire du tournant de 1933), puis a également dénoncé le « tournant français » de 1934 (l’entrée drapeau déployé dans des partis socialistes), nouant des contacts internationaux avec le militant allemand Kurt Landau (partisan de la poursuite du combat pour redresser la Comintern, il sera assassiné par le Guépéou en Espagne en 1937).
Mikhalis Raptis aurait donc été en désaccord avec l’orientation affirmant la nécessité d’une IV° Internationale, et partisan de poursuivre une action visant à redresser les Partis communistes. Ce fait est totalement passé sous silence dans la biographie de Hall Greenland. Inversement, Pierre Broué lui confère une grande importance, y voyant la vraie position que Pablo aurait gardée par devers lui et qui reviendra en force avec l’« entrisme sui generis ».
Il n’y a aucune raison de mettre en doute l’assertion factuelle de Pierre Broué. Mais la place qu’il lui assigne a tout d’une reconstruction faite tardivement et après coup. Rien ne permet de dire que l’engagement de Raptis, désormais appelé Speros (et pas encore Pablo) dans la IV° Internationale à partir de son départ de Grèce, n’aurait pas été sincère, et le « pablisme » de 1951 n’a pas besoin d’un tel fil conducteur individuel pour être expliqué historiquement.
Tout du moins peut-on supposer que le caractère de nébuleuse de groupes rivaux qu’était celui du communisme grec pouvait favoriser, comme en Espagne avant 1936, le sentiment d’une « famille » commune, cela même avec de violents conflits de famille, et que cette appréhension des militants staliniens, et, parfois, de certains dirigeants, se retrouvera par la suite chez Pablo et chez d’autres. Et que le changement de milieu de la Grèce méditerranéenne et orientale pour Paris, centre international, a pu d’ailleurs tout naturellement transformer Speros en partisan de la IV° Internationale sans ambigüité.
Arrestation, Elly, France.
Mais avant cet « exil », les années 1936-1937 forment une cassure à la fois sociale et politique, pour toute la Grèce, et personnelle, pour Mikhalis Raptis.
Une puissante vague de grèves secoue le pays, culminant dans les affrontements insurrectionnels de Thessalonique en mai 36. Le KKE, en position charnière au parlement, désarme les ouvriers au nom du front populaire avec les libéraux. Le coup d’Etat du général Metaxas, le 4 août, écrase le mouvement. Les militants sont emprisonnés par centaines et confrontés à la combinaison de tortures et de manœuvres tordues (fausses évasions, fausses rumeurs sur des ralliements, etc.), et dans cette atmosphère empoisonnée les cadres staliniens exercent, en prison, la violence contre les trotskystes et les opposants, pour mettre fin, justement, à l’esprit de « famille » du communisme grec, et le rendre monolithique. C’est l’époque des procès de Moscou.
Raptis, arrêté lui aussi, est passé par les prisons, les mauvais traitements (3 jours et 3 nuits de coups), et l’enfermement dans des « camps », à l’île de Folegandros où le rejoint bientôt sa récente épouse, Elly (Hélène) Diovouniotis (ou Diovonouti), puis à la prison de Nauplie.
Elly Diovouniotis est un personnage capital de l’histoire de Pablo et le « pablisme », ou les « pablismes », lui doivent probablement beaucoup. La reconnaissance de Mikhalis Raptis envers P. Pouliopoulos est d’ailleurs accrue par le fait que leur rencontre a été provoquée par celui-ci, car il l’avait désigné, en 1935, pour animer le cercle de formation politique dont elle faisait partie.
Descendante de chefs militaires prestigieux des guerres d’indépendance grecques du XIX° siècle et dès le XVIII° (de fiers guerriers avec fez rouge et gigantesques moustaches), Elly Diovouniotis était donc issue d’une « grande famille » riche ayant des ramifications et des liens dans tout le pays et dans les allées du pouvoir (selon une rumeur, elle était cousine de la famille royale, ce qui proviendrait d’alliances car en fait, les Diovouniotis sont plus anciennement grecs que la famille royale).
Sans approuver les choix politiques d’Elly, sa famille intervint pour transformer la déportation sans limite de durée en départ hors du pays, et Mikhalis et Elly firent route pour la Suisse, puis pour Paris, début 1937. Ils ne s’affichaient pas comme réfugiés politiques, mais comme étudiants à la Sorbonne. Les policiers grecs avaient tenté, sans succès, d’arracher à elle comme à lui une déclaration de reniement de leurs idées. A Paris ils font la connaissance de Georges Vitsoris, qui anime le secteur issu des archiomarxistes qui s’est rallié à la nécessité de la IV° Internationale, mais dont la vie est empoisonnée par la rumeur qu’a fait courir la police grecque selon laquelle il se serait « rallié ».
La IV° Internationale.
La sortie de Grèce et la « montée » en France ont fait de Mikhalis Raptis le camarade Speros, rapidement intégré au milieu trotskyste international parisien. En septembre 1938, Speros représente donc l’OKDE aux côtés de Busson (Vitsoris) qui représente son groupe, les deux semblant sur la même longueur d’onde et totalement acquis à la nécessité de la IV° Internationale (la fusion de leurs groupes a alors été décidée, mais restait à la mettre en œuvre en Grèce), à la conférence tenue en secret au domicile des Rosmer, à Périgny en banlieue parisienne, appelée par la suite le « premier congrès mondial de la IV° Internationale ».
C’est à cette réunion qu’est adopté le Programme de Transition, dont Speros déclare qu’il est incomplet en ce qui concerne la paysannerie. Le procès-verbal qui nous est parvenu mentionne aussi qu’il intervint pour préciser que dans des soviets libres imposés en URSS contre la bureaucratie, il pourra y avoir des partis « ouvriers-bourgeois » (H. Greenland interprète cela comme le signe de ses tendances démocratiques, ce qui n’est ni affirmable ni réfutable au vu du peu qu’indique le PV).
Le passage par la prison puis le départ vers la France ont donc institué Raptis, sous le principal pseudo de Speros, comme un militant international et internationaliste représentant le « trotskysme grec » dans la IV° Internationale, tout en l’écartant, en fait, de toute activité militante effective en Grèce même, ce qui a pu être le but poursuivi par le régime de Metaxas dans le traitement relativement « favorable » qu’il lui a infligé.
Dans cette transformation, le rôle d’Elly Diovouniotis est sans doute fondamental. Cette femme a fait « Speros » et elle va faire, prochainement, « Pablo ». Ce rôle est également financier : jusqu’aux années 1980 comme chroniqueur pour des grands journaux grecs, M. Raptis n’aura aucune source de revenu propre (sauf son salaire en Algérie en 1962-65), en dehors des moyens de sa compagne – lesquels n’étaient pas forcément abondants malgré légendes et rumeurs, car les relations avec sa famille et l’exil ont suscité des difficultés.
Du phtisique au chef clandestin.
Mais alors que la seconde guerre mondiale approche, une ombre pèse sur l’avenir de ce jeune homme : sa santé semble avoir été ébranlée par le passage dans les prisons et les camps et, en particulier, il est alors tuberculeux, et pas qu’un peu …
A l’automne 1940, dans Paris occupé, après une première équipée lors de l’exode, jusqu’à Romorantin, en juin, puis un retour à Paris, son état se détériore. Elly réussit à l’envoyer en sanatorium par un des derniers trains reliant les zones Nord et Sud, lui sauvant la vie une première fois.
A Saint-Hilaire-du-Touvet, le soignent d’excellents médecins, les Professeurs Douady et Cohen (par rapport au récit de Hall Greenland, il faut préciser que seul ce dernier était juif, et que le sana était celui de la FSEF, la Fondation Santé des Etudiants de France : voir à ce sujet les travaux de Robi Morder) et il s’y lie d’amitié avec le futur préfet Grimaud. Fin 1942 il est renvoyé du sanatorium à Paris, avec la consigne impérative de mener une vie calme et sans stress !
En fait, il a déjà servi de courrier pour l’organisation, entre Saint-Hilaire, où habitent les parents du dirigeant du Parti Ouvrier Internationaliste (POI), Marcel Hic, et Genève (source Pierre Broué). Et son intention est de se lancer dans le militantisme à temps plein, donc d’entrer en clandestinité.
Le professeur Douady le réexaminant, tout à fait guéri, en 1946, sidéré, méditera sur la dimension psychosomatique de sa tuberculose, ou plutôt de sa guérison par le militantisme …
Pablo, ou le trotskysme dans la seconde guerre mondiale.
C’est ainsi que Raptis-Speros, de retour à Paris entièrement investi dans le plus dangereux des militantismes, devient alors Pablo, en souvenir d’un paysan crétois qu’il aurait connu dans sa jeunesse. Là encore, le rôle exceptionnel qu’il va jouer, avec ses effets politiques contrastés, aurait été inconcevable sans la présence, qu’on la dise en arrière-plan ou en surplomb, d’Elly Diovouniotis.
Son rôle s’insère, avec un poids croissant, dans l’histoire assez bien connue aujourd’hui des trotskystes de France pendant l’occupation. Il est au POI, mais avec une sorte d’extériorité due au fait qu’il n’est pas français et que, grâce à Elly, il est complétement autonome. Dans cette posture à part, il joue un rôle important dans le Secrétariat européen, une structure créée clandestinement peu avant son arrivée par Marcel Hic avec les trotskystes belges et des militants espagnols, vietnamiens et allemands vivant en France. L’arrestation puis la mort en déportation de Marcel Hic le rendent indispensable à la poursuite du travail engagé, et justifient son insistance sur l’absolue nécessité de mesures de sécurité et de clandestinité plus rigoureuses.
Pablo va alors être l’organisateur en arrière-plan, d’une certaine façon le garant, d’une part de la poursuite du travail clandestin, et terriblement dangereux, d’infiltration de l’armée allemande, d’autre part de l’organisation des discussions entre les deux principales organisations trotskystes, le POI et les CCI (Comités Communistes Internationalistes), en vue de leur fusion, qui se réalisera, dans le PCI (Parti Communiste Internationaliste), en 1944.
En février 1944, une seconde réunion européenne clandestine, tenue dans la Somme, et adoptant des thèses « sur la révolution européenne », lui doit beaucoup. Et, en juin 1944, il forme un groupe armé qui tente de sauver le militant allemand Martin Monat dit Widelin (ou Paul Witlin dit Victor), kidnappé par la Gestapo dans un hôpital, et il organise les caches successives d’un camarade qui vient de s’évader, Marcoux dit Spoulber. Un récit de la tentative de sauver Widelin/Monath/Victor se trouve dans les souvenirs des « communistes de gauche » conseillistes Paul et Clara Thälmann, qui l’ont hébergé, trouvé à l’hôpital, et ont contacté Pablo (par Elly), mais ils ne parlent pas d’une intervention armée de celui-ci, mais de leur propre groupe, qui a échoué à sauver Widelin. On est tenté d’en conclure que si Pablo a bien formé un commando, celui-ci est arrivé hélas trop tard.
Quoi qu’il en soit, Pablo acquiert donc alors une double stature, comme organisateur politique et rédacteur de thèses, et comme n’hésitant pas à prendre des risques physiques, stature à laquelle l’incontestable autorité qu’il a désormais dans le mouvement doit sans doute beaucoup.
Le contenu politique des thèses de février 1944 est une sorte d’équilibrisme renvoyant dos-à-dos la « déviation opportuniste » attribuée au défunt Marcel Hic qui insistait sur la question nationale et l’insertion ou au moins la liaison avec la Résistance, et la « déviation sectaire » des CCI. La moyenne résultante, si elle est moins auto-proclamatoire et sectaire que les textes produits à la même date par le Socialist Workers Party (SWP) des Etats-Unis, en est proche sur le fond : malgré quelques coups de chapeaux, ignorance des questions nationales et démocratiques, affirmation de l’impossibilité de toute stabilisation démocratique comme de toute stabilisation en général, et illusions radicales sur le prétendu impact révolutionnaire de l’avance de l’armée rouge, qui mène alors épurations ethniques et viols de masse en Europe centrale.
L’impasse totale, par ignorance presque tout aussi totale, envers la « Politique militaire du prolétariat » qu’avait réellement préconisée Trotsky, impasse commune à la plupart des trotskystes, est parfaitement incarnée et véhiculée par Pablo.
« Secrétaire de la IV° Internationale ».
Fin 1944 Pablo est donc l’élément permanent du Secrétariat européen, celui qui en assure la continuité et qui contrôle au quotidien ses publications, sa correspondance et ses dépenses, conditionnant les voyages internationaux de militants et la rétribution d’éventuels permanents – ce que lui-même, financièrement parlant, n’est pas, grâce à Elly !
Dans cette structure de coordination internationale, qui, dès 1944, se considère comme une structure de direction, restaurant un supposé « centralisme démocratique » à l’échelle internationale, Pablo devient donc « le Secrétaire ». L’autre membre de cette instance ayant un rôle d’envergure est le jeune belge Ernest Mandel dit Germain, dont Hall Greenland écrit, peut-être un peu vite, qu’il était alors, sinon le fils spirituel de Pablo, du moins son « neveu » (Pablo avait 33 ans et Mandel 20). Mandel est plus prolifique et parfois moins « orthodoxe » dans ses analyses politiques, et, à plusieurs reprises, il cédera aux positions de Pablo, lorsqu’elles portent des choix organisationnels, après les avoir critiquées ou amendées. Avec Pierre Frank, Pablo et Germain sont les trois membres permanents du Secrétariat, les autres défilant.
En 1945, le Secrétariat International de la IV° Internationale issu de sa conférence de fondation, qui vivotait aux Etats-Unis depuis des années, se désiste de ses fonctions en faveur du Secrétariat européen qui devient donc « mondial » et devient « le » SI (Secrétariat International) : en fait, la direction du SWP y avait paralysé le « secrétaire » Jean Van Heijenoort, partisan des mots-d’ordre démocratiques et nationaux et de la lutte populaire armée en Europe occupée, et elle se montre satisfaite de ce relais européen auquel elle « passe le flambeau ». Pablo s’exprime alors, en sa qualité de « secrétaire », sur les conflits politiques intérieurs au SWP, liés à l’analyse de la guerre et du stalinisme, dans un sens qui, avec des termes plus modérés, tranche en faveur de sa direction incarnée par James Patrick Cannon, que Pablo ira voir lui-même aux Etats-Unis en 1947.
Le choix fait par la direction du SWP de se désengager d’un plein investissement politique et organisationnel dans la direction du mouvement international, dont il était la section la plus importante, historiquement liée à son existence, fut un choix décisif, et le rôle joué par Pablo a été largement conditionné par ce choix.
Le voilà donc « secrétaire de la IV° Internationale », dirigeant, en théorie, du « parti mondial de la révolution socialiste », pas moins. La dimension fictive de ce statut, hérité de la Comintern des années 1920, est évidente, mais elle lui confère une autorité incontestable et, au nom de la « discipline internationale », un pouvoir, plus moral que matériel quoi que parfois aussi matériel, tout aussi remarquable.
D’un point de vue social, il faut bien dire que, comme le reste de sa vie, Pablo plane dans une sorte d’empyrée – ce qui a pu parfois être pénible, disons-le aussi – par rapport non seulement à son propre mouvement, mais par rapport à ce mouvement révolutionnaire réel qu’il aspire tellement à trouver, à retrouver, à saisir, à épouser. En effet, le SI est composé de permanents, et ceci soulève quelques « petits problèmes », dont nous avons peu de témoignages.
L’un provient de Claude Bernard, dit Raoul qui fut permanentisé par Pablo lui-même en raison de sa grande activité et a « travaillé au SI » pendant deux périodes, sans doute vers 1946 puis vers 1949. Raoul témoigne d’une réunion où Mandel réclame « pour tous les travailleurs du SI un salaire uniforme » : c’est donc qu’il ne l’était pas ! Raoul ne précise pas quelles étaient ces inégalités, mais il rapporte que sa paye était misérable, mais supportable pour un « démerde » comme lui, alors que son copain Jimmy Deane, ouvrier anglais obligé de se loger à Paris, « crevait de faim ». Le principal représentant du SWP, Sherry Mangan, avait des revenus comme journaliste : c’est lui qui refuse catégoriquement la proposition de Mandel, alors que Pablo montre de « l’écœurement » - envers la proposition ou envers la situation ? plutôt envers la situation -, et que Frank se tait, puis finalement que Mandel renonce. Etat de chose assurément malsain.
Pourquoi Pablo n’appuie-t-il pas Mandel si ce que Raoul ressentait comme la « mesquinerie » de S. Mangan et de la plupart (pas tous) des Américains (il dit aussi que Sam Gordon voulait un train de vie à l’américaine où qu’il soit) l’avait écœuré ? Ne serait-ce pas parce que lui ne coûtait certes rien au SI, mais qu’une discussion « bolchevique » sur ce sujet, comme tous disaient en souhaiter par ailleurs, aurait touché à son propre statut, stratosphérique, de révolutionnaire professionnel financé par son épouse (pour laquelle ceci était sans doute, d’ailleurs, un sacerdoce légitime et à propos de laquelle il ne faut pas s’imaginer qu’elle roulait sur l’or ; ceci dit, elle procurait son autonomie personnelle à Pablo relativement à l’organisation qu’il dirigeait), ainsi qu’au rôle joué par le SWP dans sa propre « promotion » ?
Il est permis de se demander si le fait d’être à titre personnel une sorte de condottiere indépendant envers une organisation qu’il voulait diriger pour la révolution ne convenait pas fort bien, personnellement, à Michel Pablo, plus en mesure de diriger son organisation que d’être dirigé par elle.
Comme l’écrit un autre militant l’ayant connu à cette époque, Michel Lequenne : « Il trônait non seulement au sommet de l'Internationale, mais au-dessus d'elle, dans une sorte d'espace politique abstrait. »
Jusqu’en 1949-1950 Pablo assure le travail du SI et pérennise l’orientation de l’organisation : la révolution est proche et elle est censée en être la prochaine direction. Dans ce cadre il agit en permanence pour une meilleure structuration et pour l’unité des groupes trotskystes dans les pays où ils sont divisés, obtenant notamment l’unification des groupes de Grèce, où il se rend en 1946 – ses articles sur la situation grecque publiés en français dans Quatrième Internationale présentent d’ailleurs, à juste titre, les forces populaires armées de l’ELAS comme des forces révolutionnaires à la base, ce qui n’était pas la position, sectaire, des trotskystes grecs.
Peut-être était-il le meilleur « administrateur » possible d’une organisation qui, en attendant de devenir « la » direction de « la » révolution, se pensait comme étant légitime puisqu’elle avait « tenu » pendant la guerre - alors que Trotsky avait voulu la IV° Internationale non pour « tenir » mais pour assurer la victoire des révolutions pendant la guerre !
Pablo fut donc l’homme de la continuité, et c’est précisément en tant que tel qu’il va, à partir de 1949-1950, devenir l’homme de la rupture - de la liquidation, diront ses adversaires.
Au seuil du pablisme : l’éclatement britannique.
Pablo était déjà devenu Pablo, mais cette fois-ci, c’est le « pablisme » qui va apparaître -le premier « pablisme » car il y en aura d’autres, mais le plus important de tous. Hal Greenland, dont la biographie glisse sur ces années décisives et qui semble mal en maitriser les enjeux, note au passage qu’on va alors se mettre à manier le mot « pablisme » comme une accusation, de même qu’on avait pu désigner auparavant le « trotskysme ». Il traduit ainsi le sentiment de Pablo lui-même d’avoir incarné la « vraie » révolution, la révolution concrète n’ayant pas forcément les traits désirés en théorie, contre les sectaires, les abstracteurs, les petits-bourgeois, qu’il jugera vite trop à l’aise dans leur mode de vie « occidental » !
Que le « secrétariat de l’Internationale » puisse avoir la main lourde s’était déjà manifesté en Grande-Bretagne, où Pablo se joint au français Pierre Frank (qui a passé la guerre interné à Londres) pour appuyer Gerry Healy et son « Club », partisans de l’entrée dans le Labour party, contre la majorité du Revolutionnary Communist Party (RCP).
Le traitement qu’a alors subi le RCP est révélateur du rôle des méthodes. Car il est permis de penser qu’entrer dans le Labour party à cette date était effectivement la meilleure chose à faire, et que la majorité du RCP avait donc tort sur ce point. Mais en même temps, le RCP (à la suite de la Workers International League qui l’avait précédé et préparé) était le seul parti trotskyste européen à avoir réellement avancé vers une politique militaire prolétarienne pendant la guerre, d’où sa progression, et avait devancé tous les ténors du mouvement dans la saisie des « nouveautés » de l’après-guerre, à savoir la reprise économique de longue durée, la consolidation du stalinisme, et la reconstitution du réformisme.
C’est pour ces raisons que le SI voyait dans ses idées hétérodoxes un danger, et a misé à fond sur la fraction Healy entrée au Labour party, au point d’imposer finalement un alignement de la majorité sur cette minorité au nom de la « discipline internationale », suivi de l’exclusion par Healy du groupe de Tony Cliff qui voyait dans l’URSS un capitalisme d’Etat, puis des responsables n’ayant pas approuvé cette exclusion comme Ted Grant.
L’éclatement du trotskysme britannique en trois familles historiques, appelées plus tard « healyste », « grantiste » et « cliffiste », date de cette crise dans laquelle le SI a joué un rôle essentiellement destructeur. Pablo fut tout à fait impliqué dans cette opération, même si ses acteurs directs pour le SI furent plutôt Pierre Frank et l’émissaire du SWP Sam Gordon.
Yougoslavie.
Les grands évènements mondiaux qui transforment Pablo, de « gestionnaire » et gardien en orthodoxie de l’Internationale, en promoteur d’une orientation nouvelle, sont le « schisme » yougoslave d’avec le bloc soviétique en formation, la victoire des armées rouges chinoises, et la guerre de Corée.
L’excommunication de Tito par Staline se produit le 28 juin 1948, deux mois après le second congrès mondial de la IV° Internationale tenu à Paris. A quelques rares exceptions, les trotskystes prennent la défense de la Yougoslavie et, le 13 juillet, le SI adresse une lettre ouverte à la direction du PCY : « Vous pourriez devenir le centre de rassemblement pour cette masse d’ouvriers révolutionnaires [en recherche] et ainsi, d’un seul coup, bouleverser les conditions actuelles de paralysie du mouvement ouvrier mondial dans lequel les maintiennent les agents de Washington et ceux de la bureaucratie russe dégénérée. » L’espoir en une « divine surprise » est manifeste !
Il faut un certain temps pour que le PCY dénonce la bureaucratie soviétique, mais cela se produit, en réaction aux procès antititistes en Europe centrale. La IV° Internationale est d’autant plus prise au dépourvu qu’elle n’avait toujours pas tranché sur la question de la nature sociale des Etats du bloc soviétique, ni donc de la Yougoslavie, qui devient pourtant pour elle une sorte d’Etat révolutionnaire à défendre contre Moscou.
C’est dans la discussion d’un rapport de Mandel sur ce sujet, en avril 1949, que Pablo s’avance vraiment pour la première fois en définissant la Yougoslavie comme un Etat ouvrier à bureaucratie non cristallisée en caste, avec une direction « centriste de gauche » (ce qui veut dire : oscillant entre stalinisme et révolution mais dans le bon sens), cette situation remontant en fait à la guerre des partisans, ce qui renvoie, profondément, aux souvenirs et aux phénomènes perçus lors de la seconde guerre mondiale et à la guerre civile grecque.
Fin 49 début 50 le voilà qui envisage la possibilité de création d’Etats « ouvriers » par la bureaucratie elle-même et d’une transition mondiale au socialisme de « plusieurs siècles » qui en passerait par-là : c’est bien la conception même de la révolution qui est là en cours de modification.
Pendant ce temps, en gros de fin 49 à septembre 1950, le travail commun entre la IV° Internationale et l’Etat yougoslave connaît son apogée, avec l’envoi de quelques milliers de jeunes et l’espoir, non satisfait, d’un dialogue « au sommet ».
Cependant, lorsque la Yougoslavie soutient à l’ONU l’intervention américaine en Corée, l’idylle prend brusquement fin : une étonnante lettre ouverte du SI, en novembre 1950, somme la Yougoslavie de choisir son camp, en se sacrifiant au besoin, sinon elle est traitresse.
L’espèce de messianisme attendant une divine surprise s’est retourné en son contraire, et le bon camp apparaît désormais comme étant celui … de l’URSS elle-même.
Chine.
La naissance de la République Populaire de Chine s’inscrit dans les mêmes mois et soulève des questions analogues, mais, à la différence de la Yougoslavie, Pablo ne développe pas tout de suite de position originale dans les débats sur ce sujet, où le plus « prochinois », développant au sujet du PCC une appréciation ayant quelques ressemblances avec les analyses de Pablo sur la Yougoslavie, est l’un des dirigeants du PCI français, Marcel Bleibtreu – et où les moins « prochinois » sont d’ailleurs les vieux trotskystes chinois eux-mêmes, issus des dirigeants communistes de Shanghai des années 1920 comme Peng Shuzi.
Guerre de Corée.
C’est la guerre de Corée le grand accélérateur, plus précisément l’intervention, initialement victorieuse bien que terriblement coûteuse en vies humaines, des « volontaires chinois » culbutant les marines de MacArthur.
Dans son prochain rapport au III° congrès mondial, Pablo datera du IX° plenum du CEI (Comité Exécutif International, la structure élargie de direction, le SI étant son comité permanent), de novembre 1950, la saisie du fait que la troisième guerre mondiale sera une guerre préventive de l’impérialisme aux abois contre le bloc soviétique, et sera donc différente des deux précédentes guerres mondiales, car les révolutionnaires devront y prendre parti et combattre pour l’un des camps en présence. Et la prise de distance avec Tito, simultanée, se fait dans cette perspective.
La manière conséquente dont Pablo semble vouloir guider le navire dans cette direction commence alors à susciter des résistances : le Comité central (CC) du PCI français rejette les thèses du IX° plenum car trop confuses, à l’exception de Michelle Mestre et de Mathias Corvin, jusque-là responsables de la presse. A la campagne plutôt belliciste en faveur de la Corée du Nord qu’ils voulaient engager en marchant en avant des militants du PCF, est opposée une campagne plutôt « anti-guerre » et, au moins implicitement, pacifiste.
« Où allons-nous ? »
C’est à la suite de ces discussions que Pablo se lance à fond dans l’analyse et la pronostication politique par un texte qui fera date : Où allons-nous ? (Janvier 1951), dont les conceptions seront reprises dans l’opuscule La guerre qui vient.
Déclaration de guerre à « l’antistalinisme sectaire et mécanique » et à ceux qui font des « jérémiades », Où allons-nous ? est un écrit fascinant – je dirai : le meilleur manifeste campiste qui ai jamais été écrit, un acte fondateur ! – aux accents millénaristes. Qu’on en juge :
« Les deux notions de la révolution et de la guerre, loin de se distinguer en tant que deux étapes fondamentalement différentes de l'évolution, se rapprochent et s'entrelacent au point de se confondre par endroits et par moments. A leur place, c'est la notion de la révolution-guerre, de la guerre-révolution qui émerge, et sur laquelle doivent se fonder les perspectives et les orientations des marxistes-révolutionnaires de notre époque. Un tel langage pourrait peut-être choquer les amateurs de rêves et de rodomontades "pacifistes", ou ceux qui se lamentent déjà sur le sort apocalyptique du monde qu'ils prévoient à la suite d'une guerre atomique ou d'une expansion mondiale du stalinisme. Mais ces cœurs sensibles ne doivent trouver aucune place parmi les militants et surtout les cadres marxistes-révolutionnaires de cette époque, la plus terrible, ou l'acuité de la lutte des classes est portée à son paroxysme. C'est la réalité objective qui pousse à la première place ce concept dialectique de la révolution-guerre, qui détruit implacablement les rêves "pacifistes" et qui ne laisse aucun répit au déploiement simultané gigantesque, et à leur conflit à mort, des forces de la révolution et de la guerre. »
L’ « inévitabilité de la guerre » ou non n’est pas un sujet de « discussion entre marxistes révolutionnaires » : la guerre est certaine. « La réalité sociale objective pour notre mouvement est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, qu'on le veuille ou non, ces deux éléments constituent la réalité sociale objective tout court, car l'écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouve actuellement dirigée ou influencée par la bureaucratie stalinienne. » et donc : « … l'élan révolutionnaire des masses dressées contre l'impérialisme s'ajoute comme une force supplémentaire aux forces matérielles et techniques qui le combattent ».
Certes, ces petites phrases ont été citées et recitées par les adversaires trotskystes de Pablo ; mais elles ne sont pas hors contexte, elles traduisent parfaitement la quintessence de son nouveau cours. D’une certaine façon, ces rodomontades militaristes sont la punition pour ne pas avoir mené de politique militaire prolétarienne entre 1940 et 1945.
Hall Greenland, qui a mal saisi le sens politique de toute la première période de Pablo dirigeant international, car, d’une certaine façon, son Pablo à lui naît avec la révolution/guerre d’Algérie, qualifie la tonalité des écrits de Pablo de la veine d’Où allons-nous ? comme étant dans un style Sturm und Drang, « tempêtes et passions », romantique en somme. Mais le romantisme est né à la fin du XVIII° alors que là, il s’agit d’orages d’aciers : la vision de la révolution qui s’y dessine est totalement conditionnée par la guerre, par la technologie, et … par la bureaucratie. Le large mouvement de larges masses faisant grève, s’autoorganisant, n’est plus la représentation de la révolution qui prévaut ici – son image reviendra plus tard, en force, dans un pablisme ultérieur, nous le verrons.
Le « pablisme » comme phénomène politique, campisme se substituant au trotskysme ou trotskysme se convertissant en campisme, la lutte des camps géostratégiques remplaçant (Pablo aurait dit : concentrant au plus haut point !) la lutte internationale des classes, le pablisme est né.
Mandel, l’entre-deux.
Hormis le groupe Mestre-Corvin dans le CC du PCI et l’émissaire du SWP qui semble avoir été largement incontrôlé par le SWP lui-même, Clarke dit Livingstone, c’est la majorité du SI, et du CC français qui le côtoie directement à Paris, qui perçoit cette irruption comme une nouveauté risquée, un saut dans l’inconnu plein de dangers. Initialement, même Grimblat dit Privas, ainsi que Frank et Mandel, sont, pour le moins, sceptiques, et Mandel présente, dans une réunion informelle, aux autres membres du SI et du CC du PCI, son intention de faire une mise au point par un texte de fond prenant du recul.
Ce texte, dénommé les Dix Thèses, ne comportera aucune polémique explicite avec Pablo, et ne sera finalement pas mis au vote du prochain III° congrès mondial (ce qu’auraient souhaité les deux délégués du PCI, Bleibtreu et Gibelin). En fait, la ligne de Pablo dans Où allons-nous ? et les analyses de Mandel dans les Dix Thèses vont se cumuler au III° congrès mondial, formant le fond théorique et analytique de sa grande majorité, alors qu’elles sont bel et bien contradictoires.
Le texte de Mandel met au clair ce qui sera désormais « l’orthodoxie » d’une majorité des trotskystes (« lambertistes » compris) : les Etats d’Europe centrale sont appelés des « Etats ouvriers bureaucratiquement déformés » et la bureaucratie stalinienne est jugée non-capitaliste et opposée à la restauration du capitalisme, mais en même temps opposée à toute démocratie et bloquant toute progression internationale vers le socialisme. Cette position mitigée, d’entre-deux, est effectivement distincte de celle de Pablo pour qui les appareils staliniens dans l’élan orageux des « révolutions-guerres » devront faire des révolutions « à leur manière ».
La minorisation de la majorité du PCI français, opérée au III° congrès mondial en août 1951, repose sur cette équivoque politique, qui, dans les choix faits par les responsables, voit tous les semi-opposants initiaux à Pablo membres du SI s’incliner devant lui (Privas, puis Frank, puis Mandel), laissant la direction française seule.
La scission française.
Après le congrès, le « centralisme démocratique international » permet une mise en tutelle et une pression croissante sur le PCI, exercée personnellement par Pablo car Mandel tout seul est porté au compromis. C’est donc lui qui, en décembre 1951, explique au CC français qu’il est dans l’obligation, par « discipline », d’opérer un « tournant vers les ouvriers communistes » consistant à adhérer au PCF, et pour ce faire à renoncer publiquement au trotskysme pour les principaux militants ouvriers du parti, ceux de Renault notamment. L’équivoque du III° congrès mondial se transforme en piège et en nœud coulant, car s’il avait adopté la nécessité de « l’’entrisme » en général, ce congrès n’avait pas explicitement prescrit de telles mesures ... mais il avait mandaté le « secrétaire de l’Internationale » pour ce faire !
En janvier 1952 apparaît, pour désigner cette opération de hara-kiri un peu particulière consistant, somme toute, à aller « faire les staliniens » pour une durée indéterminée, la formule « entrisme sui generis », qui demeurera …
Dès lors, les « mesures organisationnelles » visant à contraindre un corps militant d’environ 150 personnes éprouvées et connues, vont conduire à la scission-exclusion, opération bureaucratique de bout en bout, menée avant tout et principalement par Pablo (avec l’aide plus ou moins zélée de Frank et de Privas et la caution passive de Mandel). On ne le sait pas encore, mais le « pablisme » a, sans le vouloir, accouché ce jour-là (fin juin 1952) du « lambertisme » (ce dont Pablo lui-même n’a certainement pas eu cure).
Aussi étonnant que cela soit, la biographie de Hal Greenland minorise ce moment clef, le seul Pablo qu’il connaisse étant ce grand garçon très élégant, romantique, tolstoïen et féministe, pas le chef implacable qui a consciemment entrepris d’exclure et de détruire une organisation. Précisons tout de suite que ces deux Pablo sont tous les deux réels et historiques. La question posée aux historiens est justement celle de leur simultanéité dans un seul et même « Pablo » !
La scission internationale et l’évolution de Pablo.
Sans l’ignorer totalement, Hal Greenland en effet insère cet épisode crucial dans l’évolution personnelle de Pablo, qui semble avoir ressenti de manière hautaine mais pénible les oppositions qu’il a suscitées, et qui vont aller grandissant, car, après un peu plus d’un an d’isolement, le PCI majoritaire français est finalement soutenu par le SWP américain, qui rompt, soudain, tout lien avec ce SI sur lequel il s’était déchargé de ses propres responsabilités, et par quelques autres groupes, dont, de surprenante manière, Gerry Healy jusque-là pro-Pablo.
La scission devient donc internationale, bien qu’une majorité des forces issues de la IV° Internationale demeure dans le cadre du SI qui réussit un IV° congrès mondial en 1954 – sauvé, en l’absence des dollars du SWP, par le don d’un héritage par Simonne Minguet, militante française pro-Pablo. Le « pablisme » est désormais une épithète hostile commune aux courants de Lambert, de Healy, du SWP, de Moreno (Argentine), de Lora (Bolivie). Et de plus, la position « de surplomb » de Pablo envers ses camarades du SI semble ne pas s’être atténuée dans cette période : en fait, il a réussi à leur imposer ses choix de manière poussive, et ils ne grandissent pas dans son estime.
L’intérêt principal de la biographie de Hal Greenland est sans doute d’être assez proche, de la perception qu’eut Pablo lui-même de ces faits. La théorisation d’un rôle révolutionnaire objectivement nécessaire du stalinisme n’implique aucune sympathie subjective pour les pratiques staliniennes de la part de Pablo, mais fut un moment dans son évolution et sa recherche personnelles, qui, de plus en plus, font une grande place à la « révolution coloniale », et d’autre part à la préoccupation de promouvoir les formes d’auto-organisation et de démocratie par en bas à l’encontre de la bureaucratie, pensée comme un mal inévitable causé par les contraintes économiques : s’il faut sans doute en passer par la bureaucratie, trouvons-lui des antidotes …
Mise au point.
Le second « pablisme », qui compte plus, dans la vie de Pablo et des pablistes revendiqués, que le pablisme d’Où allons-nous ? sera fils de la Toussaint 1954.
Mais il est impossible de comprendre la suite de cette histoire sans les éléments fondateurs du campisme prostalinien que fut en fin de compte le premier « pablisme », ainsi que les réactions en chaine qu’il produisit dans la IV° Internationale, dont il constitua la pierre de touche de sa seconde crise existentielle (la première ayant été celle de 1940, déjà liée bien entendu à la question de l’URSS « Etat ouvrier »).
Certes, le Pablo « révisionniste » s’inscrit dans la continuité directe du Pablo « orthodoxe », car le trotskysme officiel au sortir de la seconde guerre mondiale affectait déjà d’un énorme « signe Plus » et malgré tout, l’URSS et son bloc géopolitique en formation. En ce sens, rien n’annonçait mieux Pablo que les positions du SWP américain en 1944, par exemple. Il n’en demeure pas moins que l’orientation générale (les siècles de transition bureaucratique et l’assimilation des forces prolétariennes au rôle d’appendice des forces « matérielles et techniques » des Etats soi-disant ouvriers) et les conséquences pratiques (l’entrisme sui generis) conçus par Pablo, ont été un seuil qualitatif au-delà duquel les courants trotskystes sont et resteront structurellement éclatés.
On ne peut donc pas, si l’on veut comprendre l’histoire dans sa profondeur et dans ses continuités et discontinuités, démarrer l’histoire du « pablisme » par exemple en 1965, ou après mai 68, et renvoyer l’analyse critique du campisme initial et de ses effets ravageurs à l’enfer des dénonciations orthodoxes ou sectaires du « pablisme liquidateur » assimilées peu ou prou à leur première version dite « lambertiste » (et on le peut d’autant moins que le « lambertisme » lui-même a conservé les traits « orthodoxes » qui furent le point de départ de l’évolution, à sa manière conséquente et logique, de Pablo). Tout ce qui suit ne peut pas être compris en dehors de ce moment fondateur, que cela plaise ou non.
Après avoir écrit l’essentiel de ce petit travail, j’ai eu connaissance d’une brochure de Jean-Pierre Hardy, écrite en 2008 et plusieurs fois complétée depuis, dont l’intérêt principal est de donner l’aperception que la génération du « pablisme » d’après mai-68 a eu d’elle-même et de son histoire. Dans cette auto-représentation, l’enfer des « lambertistes » et autres partisans de « Manuel [sic : en fait, Nahuel ...] Moreno » n’a d’égal que la représentation fantasmée des « pablistes » qui pouvait exister dans l’OCI et l’AJS des années 1970 : la symétrie des deux fantasmagories est frappante.
Mais l’auteur ne s’est que très partiellement dégagé de la sienne, et c’est ainsi qu’il a, sans doute sincèrement, vu que « Le post-lambertiste Vincent Présumey sur son site internet « Arguments pour la lutte sociale » ne cesse de faire des saillis contre le pablisme à toutes occasions en mélangeant le « pablisme » d’Ernest Mandel et de Daniel Bensaid et le « pablisme » de Pablo. » Impossible de dire de quel écrit de ma part parle ici J.P. Hardy puisqu’il ne donne aucune référence, et pour cause car il serait bien en peine de « prouver » ce qu’il a fantasmé. Mais il ne pouvait qu’imaginer des choses pareilles s’il pensait au départ avoir affaire à un « post-lambertiste » ayant « son » site internet (Aplutsoc est tout autre chose). Non, le monde n’est pas habité, même parmi les anciens jeunes, de « post » ceci ou de « post » cela, mais d’êtres pensants et agissants, et pour penser et agir il importe de réfléchir à l’histoire et d’en discuter.