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Billet de blog 28 décembre 2024

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Michel Pablo et Elly Diovouniotis.  2. 1954-1965. Algérie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Vers le second pablisme.

Au congrès mondial de 1954, sans le dire, l’idée de l’inévitabilité de la guerre mondiale passe à la trappe. Quelques mois plus tard, c’est le 1° novembre 1954. La révolution-guerre finalement n’est pas la Corée, elle est autre, c’est l’Algérie. « Si la montagne ne va pas à Mohammed, il faut que Mohammed aille à la montagne » : « Mohammed » est le prophète de la révolution qui doit aller là où survient la révolution réelle, hors de sa zone de confort.

Il faut comprendre la continuité allant du premier pablisme campiste au second pablisme axé sur la révolution coloniale. Dans l’un et l’autre se retrouve la perte de confiance dans les couches ouvrières du monde occidental, jugées comme étant conditionnées par la croissance et un bien-être relatif – corrompues par la société de consommation, en somme, même si Pablo ne s’exprime pas aussi directement- et aussi envers ses propres camarades du SI de la IV° Internationale jugés idéologiquement trop abstraits et pratiquement trop inertes pour le soutien actif à la révolution algérienne.

La révolution algérienne : les faits principaux.

D’autre part, toute réflexion sur un fait historique relié à la révolution algérienne ne saurait faire l’économie de cette question iconoclaste : la révolution algérienne découle-t-elle vraiment de la Toussaint 1954 ?

Très sommairement, rappelons ici que l’irruption des plus larges masses, notamment rurales, dans une sorte de guerre populaire à la fois nationale et sociale contre la colonisation française, en Algérie, date en réalité du 8 mai 1945 et embraye directement sur les processus révolutionnaires ouverts par et dans la seconde guerre mondiale. C’est sous le surplomb de cette irruption et de sa répression sauvage que se déroulent les années suivantes, avec la montée du grand parti populaire et national, le PPA-MTLD (Parti du Peuple Algérien – Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques), et son entrée en crise organique. La Toussaint 54 et la proclamation du FLN (Front de Libération Nationale) est d’abord l’opération, fuite en avant, d’une des factions nées de cette crise. Il n’y a pas d’irruption des masses le 1° novembre 54 et, militairement, les résultats en sont très faibles – les vrais effets, massifs, sont symboliques et médiatiques. L’irruption réelle se produit le 20 août 1955 dans le Constantinois – le même foyer qu’en 1945 - où le chef des quelques dizaines de guérilléros déjà présents, Youssef Zighout, tué par la suite par les forces françaises, lance les masses rurales à l’assaut des casernes et des colons.

En 1956-1957 il y a généralisation des guérillas rurales – quelques dizaines de milliers d’hommes au maximum, mais avec le soutien de la société arabo-musulmane et berbère. Mais en même temps, tous les courants politiques orientés vers l’aménagement d’un système néocolonial, qui n’avaient nullement soutenus au départ ni la Toussaint 54, ni l’insurrection populaire d’août 55, sont intégrés au FLN (congrès de la Soummam, août 56 : les « centralistes » de l’ex-MTLD, l’Union Démocratique du Manifeste Algérien de Ferhat Abbas, les oulémas, le PC algérien), dans un processus dont le corolaire est la destruction physique du courant messaliste, courant nationaliste hégémonique d’avant la Toussaint 54, lié, par Messali lui-même, aux secteurs non staliniens du mouvement ouvrier français, dont étaient issus les noyaux des principaux maquis initiaux, et qui avait commencé, poussivement, à envisager le passage à la lutte armée à l’été 54. Le FLN est désormais conçu et construit comme un parti unique interclassiste encadrant toute la société.

Mais le « regroupement » par déportation du quart de la population, la répression sauvage, la bataille d’Alger écrasant la lutte armée dans la capitale, et le bouclage des frontières marocaine et tunisienne, Maroc et Tunisie étant devenus des Etats indépendants, voient l’impérialisme français avoir militairement le dessus.

Parallèlement, l’unanimisme interclassiste affirmé au congrès de la Soummam est suivi de la mainmise des factions militaires : le maitre-d ’œuvre de la Soummam, Abbane Ramdane, est liquidé physiquement fin 57, les « 3B » (Boussouf, Ben Tobbal et Belkacem Krim) s’imposent comme direction réelle : cette prise de pouvoir des factions militaires, coachées (avec des contradictions) par le régime égyptien est, de plus, facilitée par la piraterie aérienne française, kidnappant le groupe des fondateurs basés au Caire (dont Ben Bella, Aït Ahmed et Boudiaf). Le processus de centralisation au profit de petites castes bureaucratico-militaires et affairistes a déjà commencé : sous les conflits entre les « 3B » s’affirmera la police politique de Boussouf, noyau de la Sécurité militaire qui est, depuis, le cœur de l’Etat algérien.

La répression militaire dominante de la France et les purges sanglantes dans le FLN ainsi que la guerre FLN/MNA (Mouvement National Algérien de Messali Hadj) perdue par ce dernier, forment un tableau sombre, auquel s’ajoute, en France, la défaite sociale que constitue la mobilisation militaire réussie des appelés, malgré leurs mouvements de résistance, en 1956, défaite qui fournit son terreau au coup d’Etat militaro-colonialiste du 13 mai 1958 et à l’instauration par le général De Gaulle d’un régime bonapartiste, la V° République.

Tout cela, bien que l’impasse soit en réalité totale pour la France en Algérie, car il est évident que la forme prise par le colonialisme en Algérie (capitalisme agraire et couche européenne privilégiée) ne peut pas se prolonger.

De Gaulle entendait sortir de cette impasse en combinant le parachèvement de l’écrasement de l’ALN (Armée de Libération Nationale, maquis de l’intérieur) par le général Challe, avec des négociations, offrant la « paix des braves » en espérant d’abord y entrainer telle ou telle faction du FLN (ainsi, éventuellement, que le MNA, de fait écrasé).

Mais le sursaut massif des masses urbaines d’Alger, fin 1960, sous la forme de grandes manifestations pacifiques, signe l’échec politique total de la remise au pas militaire. Simultanément, le bonapartisme en France même est inachevé, les contradictions dans l’armée française deviennent ouvertes et violentes, et l’opposition à la guerre grandit, d’abord dans la jeunesse.

De Gaulle va donc négocier avec le FLN, alors que s’ouvre un début de guerre civile franco-française avec les factions qui l’avaient, les premières, porté au pouvoir, négociations aboutissant aux accords d’Evian : indépendance de l’Algérie avec préservation, dans l’immédiat, des principaux intérêts stratégiques et pétroliers français.

A ce moment-là, la force réelle principale dans le FLN est l’armée des frontières, armée prétorienne ayant peu combattu réellement l’armée française, armée des frontières dans laquelle le contrôle des « organes » de type police politique est passé des mains d’Abdelhafid Boussouf à celles de Houari Boumediene et dont l’encadrement est truffé de DAF (Déserteurs de l’Armée Française) que l’on retrouvera désormais dans la Sécurité Militaire.

Ce coup d’œil rapide était indispensable pour comprendre que deux processus, en réalité, se sont entrelacés en Algérie : celui du mouvement autonome des larges masses qui fixe le vrai début de l’affrontement armé contre le colonialisme à mai 1945, et épouse la vague de guérillas rurales, la rendant réelle et nationale, en août 1955, puis recule sous les coups sauvages de l’armée française mais aussi sous ceux des factions du FLN, et rebondit dans les villes fin 1960 ; et le processus de confiscation de toute démocratie, et même de toute saisie de leur propre histoire – une question qui demeure donc un enjeu – par la construction verticale et meurtrière d’un Etat, dont le mythe fondateur et la légitimation reposent sur la Toussaint 54.

Cette confiscation se concentre dans la croyance en une révolution faite par une poignée d’hommes armés, mythe substitutiste que l’Algérie paye, très cher, depuis des décennies.

Juste après la Toussaint.

Il est vrai que la compréhension « en direct » des véritables processus en cours n’était pas évidente. Dans la IV° Internationale, comme ailleurs, on sait peu de choses du FLN début 1955 et l’on ne fixe pas encore le début de la « révolution algérienne » au 1° novembre 54 - cette présentation des choses ne s’imposera dans la revue Quatrième Internationale qu’en 1958.

La sympathie des trotskystes de toutes tendances et en général des courants non staliniens du mouvement ouvrier en France allait auparavant, très logiquement, au PPA-MTLD. Les premiers « porteurs de valise », avant l’apparition de cette expression, ont en fait été le PCI majoritaire, dit « Lambert », en contact direct avec Messali, et aussi les libertaires de la FCL (Fédération Communiste Libertaire) de Georges Fontenis, pour le compte donc du MNA, issu du courant messaliste du MTLD.

Et la lutte contre la répression coloniale consiste d’abord à défendre celui-ci, car la réaction du ministre de l’Intérieur Mitterrand au 1° novembre a d’abord été de l’écraser policièrement. Les premières poursuites contre des militants français solidaires de l’Algérie concerneront le PCI « Lambert » et la FCL. A ce moment-là (début 1955) bien des protagonistes s’imaginent que l’insurrection est messaliste.

Contact avec le FLN.

Mais c’est sans doute au tout début de 1955 que l’ancien trotskyste Yvan Craipeau est contacté par le FLN, et met en contact le FLN – encore mal défini lui-même- avec le seul PCI minoritaire, dit « Frank », choix qui s’explique sans doute par le soutien inconditionnel apporté alors par Pierre Lambert à Messali. Ce rôle d’intermédiaire d’Yvan Craipeau nous est connu par Sylvain Pattieu, qui le tient de ses entretiens avec Simone Minguet et Pierre Avot-Meyers, et n’indique pas qui était l’émissaire du FLN – ce sont Mohamed Harbi et Cherchalli Hadj qui, par la suite, ont courant 1955 rencontré Pablo, Simonne Minguet, son compagnon Pierre Avot-Meyers, Sherry Mangan.

Le FLN ne cherchait pas spécialement des trotskystes, mais des contacts dans la gauche anticolonialiste française. Le contact est établi durant « l’hiver 1954-1955 ».

Le PCI « Frank », « section officielle » de la IV° Internationale, engage alors une activité de « portage de valise » (convoiement de fonds, planques de militants, aide à l’impression et à la diffusion de documents) envers le FLN. A ce stade, il s’agit de solidarité concrète, pas forcément de soutien politique inconditionnel, bien que ceci comporte l’impression et la diffusion du journal Résistances algériennes qui donne les orientations du FLN, plus précisément de sa fédération de France, la future « 7° willaya », dont la lutte à mort contre les messalistes, initialement hégémoniques dans le prolétariat algérien en France, fut l’œuvre principale.

Les contacts « au plus haut niveau » se font entre Pablo et cette fédération française. Le FLN prélèvera un « impôt » sur les familles algériennes en France, convoyé et centralisé par les « porteurs de valise » du PCI « Frank ». La police le repérant, la répression et les poursuites le toucheront à son tour à partir d’avril 1956.

Le problème de la guerre FLN/MNA.

Le FLN n’est vraiment largement connu et identifié hors d’Algérie qu’après l’insurrection du 20 août 1955 et une interview de Belkacem Krim et Amar Ouamrane depuis la Kabylie, en septembre, dans France-Observateur. L’importation des attaques cautionnant la liquidation physique du MNA est faite par Francis et Colette Jeanson, dans un livre paru en décembre au Seuil, l’Algérie hors-la-loi. A partir de là, la neutralité est impossible : Lambert va peindre Messali en rouge jusqu’à la rupture causée par la main tendue de celui-ci à De Gaulle en 1958, tandis que Pablo et ses camarades cautionnent toute la politique du FLN, théorisant le « soutien inconditionnel » assorti d’invocations platoniques sur la nécessité de faire du FLN un parti démocratique des paysans et des ouvriers dans Quatrième Internationale.

Selon Hal Greenland, Pablo aurait déploré, de même d’ailleurs que Harbi et que Ben Bella, le déchainement de violence contre le MNA et ses syndicats indépendants en France. Un véritable soutien politique public à la violence contre le MNA et l’USTA (Union Syndicale des Travailleurs Algériens) apparaitra tardivement, dans Quatrième Internationale de janvier 1958, sous la plume de Jacques Privas (Grimblat), une fois le MNA réellement discrédité par l’alliance de son chef de maquis Bellounis, confronté aux massacres du FLN, avec l’armée française. Privas explique même que ce sont, en France, les tueurs du MNA qui ont commencé …

En fait, ces meurtres en série, au nombre de plusieurs milliers, ont fortement aidé à bloquer le développement de la solidarité anticoloniale en France.

Du « portage des valises » à la fabrication d’armes.

Jusqu’en 1958, le « portage de valise » du PCI « Frank », a été, avant les réseaux Jeanson et Curiel, plus connus, le premier réseau de ce type en Europe, dont le soutien, vite élargi à la confection de faux papiers, fut décisif aux débuts du FLN.

En 1958, les défaites militaires, l’indépendance de régimes bourgeois en Tunisie et au Maroc, le coup d’Etat gaulliste en France, conduisent Pablo à tenter une accentuation cruciale du soutien au FLN, qui manque cruellement d’armes.

En 1951 il évoquait ces « forces matérielles et techniques » combattant l’impérialisme : c’était alors le stalinisme. Cette fois-ci il propose au FLN, par les responsables de la 7° willaya (France), les frères Omar et Mansour Boudaoud, d’organiser la fabrication d’armes non loin de l’Algérie, d’une part pour rendre le FLN moins dépendant de l’Egypte et de livraisons et trafics hasardeux, d’autre part pour échapper au terrorisme d’Etat français détruisant les voies d’acheminements.

La proposition de Pablo comportait un second volet : des Brigades internationales. Ce second volet est refusé net par le FLN, mais le premier est accepté.

Aider à la production autonome d’armes par un mouvement de libération nationale doit être salué comme une action internationaliste conséquente, même s’il est vraisemblable que pour Pablo elle allait avec des illusions sur sa capacité à influencer politiquement le FLN, et sans doute aussi sur les chances de l’ANL de se rétablir en Algérie.

Cet engagement coïncide avec le déplacement du SI de la IV° Internationale de Paris vers Amsterdam, en raison des risques causés par le pouvoir gaulliste en France – les barbouzes français, « Main rouge » et autres « Services Action », commencent à se montrer menaçants envers Pablo et aussi envers Elly (d’après Rémy Kauffer, le SDECE aurait voulu les assassiner).

Nous ne savons pas précisément si Pablo a mis les autres membres permanents du SI, Ernest Mandel, Pierre Frank et Livio Maitan, devant le fait accompli des résultats de ses offres faites au FLN, ou si ceux-ci y étaient associés depuis le début, mais c’est bien l’organisation « IV° Internationale » en tant que telle qui, clandestinement, va assurer la réalisation du projet.

Le FLN se charge de l’achat du terrain et des locaux et de l’acheminement de 100 à 400, selon les moments, ouvriers algériens venus d’Algérie ou de France. L’usine, avec la tolérance tacite des autorités marocaines qui font celles qui ne veulent pas trop savoir ce qui se passe, sera installée dans la grande banlieue de Rabat. Pablo, avec Elly Diovouniotis directement co-organisatrice de l’opération, est chargé de fournir l’encadrement, les machines et les prototypes ; il détermine donc, avec Elly et un camarade grec, Dimitris Livieratos, la nature des armes produites, fait accepter au FLN la présence de français – ce seront Louis Fontaine, recherché et entré en clandestinité, et Pierre Avot-Meyers – et fait venir une trentaine d’ouvriers et de techniciens militants, via la IV° Internationale, d’Europe surtout, et d’Amérique latine, et des techniciens allemands et hollandais, dont l’un joue un rôle clef, militant sans appartenance contacté par le dirigeant du groupe trotskyste hollandais et proche de Pablo, Salomon, dit Sal, Santen : il s’agit d’Albertus Oeldrich, spécialisé dans la sécurité et l’assemblage des machines. Pablo aurait préconisé une auto-administration de l’usine par son personnel militant, ce qui, dans l’ensemble, n’a pas été le cas.

Bien qu’il y ait eu des avis partagés sur la qualité de la production, cette usine ne fut nullement quelque chose de marginal pour le FLN. Abdelhafid Boussouf en personne, au cœur des affaires les plus sensibles pour le FLN jusqu’à ce que Boumediene le pousse de son piédestal, suivait l’affaire et venait régulièrement. Pablo est allé y faire un discours pour la production de la 5000° mitraillette, ce qui n’est pas rien.

Désaccords latents ou montants et place d’Elly.

Dans le SI, Pablo a une sorte de délégation implicite pour tout ce qui concerne la solidarité avec le FLN, qui envoie des représentants saluer le congrès du PCI « Frank » fin 1955 puis les congrès mondiaux de 1957 et de 1961 -sans doute Mohamed Harbi, alors en charge des relations officieuses du FLN avec la gauche française.

Mais les désaccords entre Pablo, soutenu par Santen et Simonne Minguet, et Mandel, Frank et Maitan s’accumulent : il explique de plus en plus que l’activité politique dans les pays « occidentaux » doit entièrement être fonction de la solidarité avec la révolution coloniale, ce que les autres jugent exagéré, et il préconise un entrisme désormais moins prudent, moins sui generis en quelque sorte, car des courants rompant avec les PC ou les PS devraient se former en fonction de cette révolution coloniale. Or au même moment, Mandel notamment intervient dans et par rapport à la gauche syndicale et socialiste lors de la grève générale belge de 1960.

A ces désaccords s’en ajoute un autre qui prolonge plus les débats du début de la décennie 1950 : dans le conflit Chine/URSS, Livio Maitan surtout développe des analyses nettement prochinoises, alors que Pablo pense que le développement des « Etats ouvriers » passe par la déstalinisation ouverte dont le cœur demeure, malgré la répression en Hongrie, à Moscou.

A ces divers points de discussion s’en ajoute un autre ayant trait au fonctionnement, dont Livio Maitan, dans son autobiographie politique, ne dit pas un mot, alors qu’il souligne un net début de distanciation dans le travail quotidien du SI vers 1959. Peut-être, d’ailleurs, l’une des étrangetés de Posadas qu’il souligne, à savoir que ce dirigeant du Bureau Latino-Américain (BLA) de la IV° Internationale, a fait voter par le BLA l’obligation faite aux dirigeants … d’avoir des compagnes membres de l’organisation et respectueuses de sa discipline … est-elle en rapport avec le problème de fonctionnement sur lequel Pablo est alors critiqué : Elly Diovouniotis l’accompagne souvent aux réunions du SI, dont elle n’est pas membre (mais elle est membre de l’organisation).

Hal Greenland signale que selon Gilbert Marquis, Pablo aurait, très maladroitement (ou alors en plaisantant ?), argué auprès de lui pour justifier ce « passe-droit », qu’Elly était habituée à … fréquenter la famille royale depuis sa petite enfance !

En fait, Pablo et Elly semblent ne faire qu’un et Pablo semble penser qu’il est normal qu’elle vienne aux mêmes instances que lui, sans voix supplémentaire (puisqu’ils ne font qu’un !), tant toute son élaboration politique est faite avec elle. Mandel, Frank et Maitan semblent avoir accepté tacitement de fonctionnement, mais lorsque les débats politiques s’aigrissent, il s’avère qu’Elly leur lance des piques acides que Pablo ne se serait pas permis !

On ne peut comprendre cette situation si on n’a pas saisi la position de prééminence non écrite (bien que son titre de « secrétaire », secrétaire politique, la porte) qu’avait acquise Pablo depuis la guerre et qu’avait renforcé la crise de 1951-1952 tout en en montrant les dangers (cette perspective historique du fonctionnement du SI manque chez Greenland). Dans le fonctionnement quotidien, le malaise est patent et les principaux dirigeants politiques européens autres que Pablo, Mandel et Maitan avant tout, entrainant Frank, sont en train de relativiser son rôle. Ces problèmes larvés vont être gelés puis accélérés par les évènements prochains.

Jean-Paul Martin : débuts de Pablo féministe.

Mais avant d’en parler, il faut sans doute aussi dire, cette fois-ci en faveur du « militant à deux têtes » Pablo/Elly, que les femmes n’avaient guère de place, comme telles, dans l’organisation, et que c’est Pablo, sous le pseudonyme sui generis (hé oui !) de Jean-Paul Martin, qui introduit les premiers rapports et articles de tonalité féministe dans l’histoire de ce mouvement, cela très probablement sous l’influence d’Elly et du type de compagnonnage intellectuel et politique, théorique et pratique, qui les lie.

Un article sous ce nom paraît dans Quatrième Internationale en mai 1956, polémiquant contre la campagne des inénarrables Maurice Thorez et Jeannette Vermeersch pour la famille et le mariage, et appelant au combat pour la liberté de l’avortement et de la contraception. Ce sujet ne quittera plus, en fait, Pablo.

Une aventure …

Début 1959, Pablo est contacté par Omar Boudaoud, de la « 7° willaya », qui lui demande s’il pourrait organiser la fabrication de fausse monnaie pour financer le FLN (et même, s’imagine-t-il, perturber l’économie française !), signe évident de confiance qui a dû, certes, flatter Pablo. Bien que Mohamed Harbi lui ait déconseillé une telle aventure, il s’y lance, sans en avoir avisé le SI – l’affirmation selon laquelle il en aurait vaguement parlé à Mandel, qui provient de lui et est mentionnée par Sylvain Pattieu, est démentie par Livio Maitan.

Sont impliqués, hors FLN, dans ce projet : Pablo, Elly bien entendu, Sal Santen, Albertus Oeldrich qui s’y connait en impression de faux depuis la résistance aux nazis, lequel contacte un militant allemand, Helmut Schneeweiss, et un ouvrier imprimeur, Hubertus Hompe, ignorant que l’indicateur de police Joop Zwart peut faire chanter ce dernier, à la suite de son renvoi pour faute de l’imprimerie nationale.

Arrestation.

Le 10 juin 1960, veille du jour où devait démarrer l’impression des faux billets, la police hollandaise arrête Hompe, Schneeweiss et Oeldrich à l’imprimerie, puis Raptis et Santen à leur domicile à Amsterdam, et le responsable FLN Ahmed Abbas est arrêté quant à lui à Cologne par la police allemande. Les trois premiers arrêtés ont tout avoué (mais pas, pour Oeldrich, ce qui concernait la production d’armes au Maroc, qui demeurera ignorée), ce qui interdit à Pablo et Santen de continuer à tout nier comme ils avaient commencé à le faire. Le procès de Raptis et Santen est fixé à Amsterdam pour les 21-28 juin 1961.

On imagine la consternation du « trio » Mandel, Frank et Maitan devant ces exploits de pieds nickelés ! De plus, les militants, y compris les proches de Pablo, ne savaient pas que Raptis était Pablo. Le « secrétaire de la IV° Internationale » est en prison en Hollande pour une affaire de fausse monnaie !

Heureusement, c’était pour la révolution algérienne, ce qui va permettre de lancer une campagne internationale de soutien, qui démarre, mais pas immédiatement, par un vibrant appel signé de Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Jorge Amado – on notera que le FLN n’est pas officiellement partie prenante de cette campagne et a conseillé à Ahmed Abbas de se défendre individuellement sans politiser son propre procès …

Un statut quasi politique est obtenu, pas immédiatement non plus, pour Pablo et Santen par leurs avocats. Ils risquent 20 ans de prison. Pablo s’est sans doute préparé psychologiquement à un long séjour entre quatre murs : il se fait apporter beaucoup de livres, potasse Freud, Platon, saint Augustin, Dostoïevski, et écrit …

Un féminisme sui generis !

Il écrit notamment sur « la question de la femme » et fait passer un article à Quatrième Internationale d’octobre 1960, qui va beaucoup plus loin que les entrées en matière de « Jean-Paul Martin ».

C’est un féminisme sui generis (hé oui !) sans nul doute partagé avec Elly, voire inspiré par elle : femmes et hommes sont complémentaires, non pas égaux mais toutes et tous individuellement uniques ; mais la société reposant sur l’exploitation est dominée par les hommes, ce qui les corrompt moralement et sexuellement, de même que les femmes sont marquées par la combinaison de la peur et du désir de maternité, rendant les mères « hystériques et ignorantes », et occultant le fait que les femmes ont des besoins sexuels en réalité plus grands que les hommes.

Dans la société future, il faudra cultiver amour et sexualité, et assurer, par une pratique eugénique, la libre disposition de chacune et de chacun, tout en permettant l’existence de vrais couples durables par la liberté.

Mais quel est le principal obstacle pour y parvenir ? Le stalinisme !

Libération.

Le procès de juin 1961 sera une victoire politique : la condamnation à 15 mois est couverte à quelques mois près par la longue détention préventive de Pablo et de Santen, et il était temps pour les autorités hollandaises, et pour celles de la France directement concernées, d’arrêter le flot de propos anticolonialistes et de dénonciation des crimes français en Algérie qu’était devenu le procès public, avec le soutien d’une pléiade de personnalités et d’écrivains aux deux principaux accusés.

Lorsque sa libération approche, en septembre 1961, Pablo a pu craindre d’être envoyé en Grèce, faute de passeport lui permettant d’aller ailleurs. Le FLN intervient auprès du roi du Maroc pour qu’il puisse s’y rendre – ce sera pour lui l’antichambre de l’Algérie dont on sait l’indépendance proche. Apprenant à Heathrow (Londres) que le vol n’était pas direct mais passait par Madrid, dangereuse escale à cause de Franco, il feint une attaque cardiaque avec l’aide d’Elly, qui lui sauve sans doute la vie pour la seconde fois, pour attraper au bout de deux jours un vol direct pour le Maroc.

La coupure.

Théoriquement toujours « secrétaire de l’Internationale », Pablo ne l’est plus en pratique, et il faudrait pour qu’il reprenne ses fonctions que le SI déménage vers le Maroc puis vers l’Algérie, ce qu’il se refuse à faire. La coupure avec Mandel, Frank et Maitan qui dirigent en fait l’organisation désormais, est totale dans les faits bien avant d’être reconnue dans les discours et les écrits.

Nous avons vu qu’il y avait de l’eau dans le gaz avant l’arrestation de juin 1960. Le « trio » n’a pu que considérer comme complétement irresponsable l’épisode des faux billets. Le SI s’est installé à Rome. En l’absence de Pablo, s’est tenu le « VI° congrès mondial » qui voit la rupture de Posadas et son BLA. Posadas avait été propulsé et soutenu par Pablo, et avait, dans le BLA, instauré sa pleine autorité en se présentant comme son représentant pour l’Amérique du Sud.

Mais Pablo devait avoir compris que Posadas, très beau parleur, était un peu givré. Jouant ou feignant de jouer encore une fois, à vrai dire assez maladroitement, les arbitres entre courants, il écrit de prison une lettre au SI dans laquelle il s’inquiète d’une éventuelle opposition entre Mandel et Posadas, et propose de faire « monter » au SI des camarades plus jeunes, sans rien proposer pour Posadas. D’après Adolfo Gilly, alors lié à Posadas et présent à cette réunion, ce dernier pâlit et considère désormais Pablo comme l’ayant trahi.

Le fonctionnement de Posadas était assez simplet : il est probable qu’après s’être considéré comme « M. IV° Internationale en Amérique du Sud » par délégation de Pablo, il va, lâché par celui-ci, vouloir se considérer comme « M. IV° Internationale » tout court. Le congrès voit se mettre en route la scission posadiste, c’est-à-dire le départ d’un courant qui pousse le campisme du Pablo de 1951 jusqu’à ses plus extrêmes conséquences (en avant vers la guerre nucléaire, etc.). Mais du coup, en cas de conflit de tendance avec Mandel-Frank-Maitan, les « européens », il ne pourra plus avoir d’ambition majoritaire.

La lutte fractionnelle grave et tragique du point de vue de Pablo n’a pas été du tout celle de 1951-1953, mais celle qui l’oppose au trio en 1962-1965. H. Greenland traduit le sentiment de Pablo : une direction à trois qui se serait donnée tous les pouvoirs et l’aurait maltraité injustement, sans comprendre que la cassure qui se produit alors, combinée à la réunification du SI avec le SWP américain, est à la fois cause et conséquence d’une modification du fonctionnement de cette instance, qui, en devenant le SU (Secrétariat Unifié) à partir de 1963, est sorti du fonctionnement verticaliste hérité des premières années de la Comintern.

La victimisation de Pablo et de ses partisans allait jusqu’à qualifier le trio Mandel-Frank-Maitan de « troïka », par analogie avec la « troïka » Zinoviev-Kamenev-Staline dans le PC soviétique en 1923, formée pour lutter contre Trotsky. Il est tout de même permis de sourire d’une telle comparaison …

Avec l’armée des frontières.

Au Maroc, Pablo se rend à plusieurs reprises sur la ligne de front auprès de l’armée des frontières du FLN, et se prépare à entrer avec elle en Algérie.

En avril 1962, juste après les accords d’Evian, il remet à la direction du FLN au Maroc, à la demande de celle-ci, une Etude pour une politique agraire en Algérie, qui se réfère à la combinaison entre fermes d’Etats théoriquement autogérées, coopératives indépendantes, exploitations individuelles, avec un marché des produits (le marché foncier étant très limité), instaurée en Yougoslavie depuis 1950. Pablo estime que l’Algérie indépendante, si elle est gouvernée dans l’intérêt de la grande majorité de la population – les paysans et les ouvriers – devrait voir son gouvernement organiser ainsi la production agricole, avec l’expropriation de la grande propriété coloniale. Le maintien d’un pur système de propriété privée, ou inversement la collectivisation intégrale, sont écartés, et le maintien d’un système de vente sur le marché national, protégé par des barrières douanières et un crédit nationalisé, est envisagé.

D’un point de vue pragmatique, ces propositions sont parfaitement censées. La question est : quel gouvernement et quel type d’Etat peuvent en garantir la mise en œuvre pleine et entière par et pour la population ?

En principe, il faudrait que le FLN, qui n’a pas de vrai programme pour l’Algérie indépendante et qu’une crise menace, se transforme en parti des paysans et des ouvriers. Dans l’immédiat, il faut pour Pablo soutenir ses forces militaires.

Juste avant les choses sérieuses, le programme de Tripoli.

Concernant le programme, Pablo va soutenir à fond, et l’a probablement influencé par l’intermédiaire de Mohamed Harbi qui fait partie du groupe de ses rédacteurs, le programme dit de Tripoli, adopté en fait à Tunis en mai 1962 par le CNRA (Conseil National de la Révolution Algérienne), à l’unanimité, après que l’Etat-Major Général (l’armée des frontières) ait fait connaître son opposition aux accords d’Evian, déjà signés.

Le programme de Tripoli est assurément un document passionnant, avec des passages typiquement « marxistes » et un projet économique « socialiste » intégrant l’émancipation des femmes, et une autocritique du « féodalisme » à l’œuvre jusque-là dans le FLN. Mais il faut le relativiser : non publié par le FLN lors de son adoption car contradictoire aux accords d’Evian, il ne sera publié, en français et en France, par le PCI « Frank » et en supplément à la revue Quatrième Internationale, qu’en décembre 1962, et ne l’aura même pas encore été, à cette date, en Algérie et en arabe !

Les membres du CNRA l’ont presque tous votés sans le lire, comme un coup de chapeau aux idées à la mode assurant des soutiens dans le monde, et sont passés aux choses sérieuses – celles-là mêmes qui relevaient du « féodalisme » dénoncé dans le texte !

Les choses sérieuses.

Les choses sérieuses : pendant que l’OAS rend irréversible et ultra-majoritaire l’exode des pieds-noirs et des juifs (non prévu par les accord d’Evian), l’Etat-Major Général du FLN annihile l’autorité du Gouvernement provisoire (signataire des accords d’Evian) puis, entre le 22 juillet et la mi-août, prend le contrôle de l’Algérie au moyen de l’armée des frontières, appuyée, avec des contradictions, par les willayas 5 (Ouest : Oran, Tlemcen), 1 (Sud-Est : Batna, Tebessa), 6 (Sud et Sahara) et en partie 2 (Constantinois), formant le « groupe de Tlemcen », affrontant les forces des willayas 4 (Algérois), 3 (Kabylie) et en partie 2, « groupe de Tizi-Ouzou ».

L’armée des frontières avait besoin d’un chapeau prestigieux issu de la Toussaint 54 : ce sera Ben Bella, Boudiaf étant écarté – il lance un parti dissident dès septembre- comme Aït Ahmed dont la base est kabyle. Les affrontements font probablement quelques milliers de morts. Dans ce processus, l’auto-organisation directe des larges masses, qui ont fait massivement irruption à la proclamation de l’indépendance, est largement « squeezée » : elles ne comprennent pas ce qui se passe et en ont assez, tandis que les maquisards auto-proclamés de la dernière heure roulent les mécaniques et, souvent, s’approprient les biens vacants et font régner sur les femmes leur « ordre moral ».

La confiscation de la révolution algérienne est pleinement effective dès la fin de l’été 1962. Malgré les écrits et la correspondance qui veulent voir les mouvements d’auto-organisation, il me semble que pour l’essentiel Pablo cautionne la confiscation :  il a suivi, par l’Est, de Tlemcen à Alger, la progression de Boumediene et Ben Bella, et, chose frappante, il amalgame la paysannerie révolutionnaire et sans terre à l’armée en tant que telle, et, dans l’armée, il neutralise la différence entre willayas de l’intérieur (ANL) et armée des frontières.

« Impressions et problèmes de la révolution algérienne. »

A l’issue de cette équipée, Elly et lui sont logés dans un bien vacant, une villa à El-Biar près d’Alger, et il envoie - sans en référer au SI - son rapport accompagnant et commentant le programme de Tripoli aux sections de la IV° Internationale, qui sera publié en brochure en français avec ledit programme à la fin de l’année.

Sous le titre Impressions et problèmes de la révolution algérienne, ce texte commence par souligner l’impréparation du FLN – un parti marxiste-révolutionnaire, lui, n’aurait pas eu ce problème, écrit Pablo ! – et la dévastation du pays.

Soulignant à la fois la nécessité de la centralisation contre les « féodalismes » et la légitimité du fait berbère, Pablo préconise la naissance d’un « nouveau FLN » avec le programme de Tripoli pour base.

Sur quelles forces s’appuyer ?  Avant tout sur l’armée, force révolutionnaire n°1 en l’absence d’un parti révolutionnaire. Pablo légitime l’armée des frontières, affirmant qu’elle aussi a beaucoup combattu, et explique les conflits des willayas - rien de moins que l’opposition d’Alger et de la Kabylie … - en fin de compte par des malentendus.

Il commence son exposé sur l’armée en conspuant les commentateurs trop méfiants et en refusant le terme « prétoriens » (c’est donc bien que la question se posait …) et le termine par cet extraordinaire passage sur le futur fossoyeur de la révolution, le colonel Boumediene qu’il a brièvement rencontré à Oran où il semble avoir fait son principal séjour parmi les officiers de l’ALN :

« La personnalité magnétique du colonel Boumediene charme et inquiète à la fois. Les augures s’interrogent : Savonarole, Cromwell, Bonaparte, Boulanger, Nasser ou Castro ?

Je suis, pour ma part, enclin à croire que cet homme de qui se dégage une profonde et sincère foi au peuple, je dirais même en la base, en la mystique, de la Révolution, et qui n’est certes nullement un simple « socialiste nassérien », ne s’accommodera jamais d’un appareil d’Etat recopiant le système administratif hérité du colonialisme. »

Et de conclure en disant que la défaite de Boumediene serait la défaite de la Révolution …

Il poursuit par les syndicats : l’UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens) « ne saurait être avant tout un organisme de revendications corporatives », mais doit faire sien le programme de Tripoli : c’est au nom de ce langage que l’UGTA sera intégrée à l’Etat déjà sous Ben Bella et les grèves interdites de fait longtemps après l’oubli complet du programme de Tripoli …

Pablo accorde ensuite une grande place parmi les forces poussant à la « construction du socialisme », à la rédaction du journal du FLN, El Moudjahid, où sont les rédacteurs du programme de Tripoli dont il chante les louanges, saluant aussi l’utilité du programme plus limité de la fédération de France du FLN qui avait été envoyé à la réunion du CNRA dite de Tripoli.

Et il en arrive à son entretien avec « le frère Ben Bella », le 20 août à Alger, qui l’a comblé : Ben Bella, comme il savait très bien le faire, lui a dit ce qu’il voulait entendre, sur la nature de la révolution, le programme de Tripoli, et, plus précisément, sur la nécessité de mesures immédiates : annulation des dettes et remise des biens vacants à des collectifs de travailleurs. Ben Bella, c’est, affirme Pablo, le « facteur subjectif ».

En conclusion, Pablo déconseille d’espérer une aide française ou impérialiste à l’économie algérienne et en appelle à l’aide internationale « du socialisme révolutionnaire mondial, avant tout des Etats ouvriers et des forces révolutionnaires européennes »­ - on notera que dans ce texte qu’il a pratiquement contraint l’organisation dénommée « IV° Internationale » de publier, dernier acte victorieux d’autorité de sa part envers elle, celle-ci n’est nulle part désignée.

L’autogestion des biens vacants : hauts et bas.

Son rapport d’avril 1962 et son entretien avec Ben Bella ont positionné Pablo pour accéder à des responsabilités, dans l’Etat algérien indépendant, en matière de réforme agraire. A partir de septembre 1962 il a donc le premier et dernier emploi salarié de sa vie : « Conseiller économique » auprès de la présidence, affecté auprès du Bureau National à la Protection et à la Gestion des Biens Vacants, le BNBV, dont il est le dirigeant, avec une équipe de socialistes égyptiens libérés de prison par Nasser et expédiés en Algérie. Pendant ce temps, des « élections » à une assemblée n’ayant de constituante que le nom ont eu lieu sur la base de candidatures uniques …

C’est bien une responsabilité majeure : les « biens vacants » sont ceux laissés par les pieds-noirs partis, comprenant les plus grandes exploitations agricoles du pays. Le BNBV prépare des décrets, dont l’auteur principal est donc Pablo, qui sont approuvés par Ben Bella et promulgués en mars 1963. Est-ce là qu’apparait massivement l’emploi du mot « autogestion », dont il avait déjà été question pour la Yougoslavie ?

Dans les grandes fermes reprises, mais aussi dans des « entreprises », des assemblées générales éliront un conseil qui élira à son tour un comité de gestion, doté d’un directeur exécutif nommé par le gouvernement sous réserve de l’accord des comités de gestion du territoire. Le BNBV est converti en BNASS, Bureau National d’Animation du Secteur Socialiste, et d’une émission de radio dirigée par Pablo, la Voix de l’autogestion. Ben Bella promeut ces décrets par une tournée nationale, interrompue par l’assassinat du ministre des Affaires étrangères, Mohamed Khemisti.

Dans les mois qui suivent cependant, le ministère de l’Agriculture, sans qu’il soit très clair si l’initiative vient d’Ali Mahsas, ministre jusqu’en septembre, ou de son successeur Amar Ouzegane – issu du PCA – intervient pour placer le tout sous une tutelle étatique beaucoup plus forte, assortie de prélèvements fiscaux.

Pablo s’oppose à cette évolution et adresse en ce sens un mémorandum à Ben Bella en août 1963. Il oppose la démocratie par en bas, combinée à la construction d’un système coopératif administrant le commerce de gros, à la centralisation bureaucratique – mais après avoir cautionné le pouvoir purement militaire et les élections bidons, quelle pouvait être sa marge de manœuvre ? Elle ne cesse de rétrécir.

Le « secteur socialiste » est rongé, depuis le début, par la corruption, à laquelle s’ajoutent, de plus en plus, l’ingérence des chefs locaux, et le recrutement clientélaire d’un nombre excédentaire de bras. Ben Bella donne des gages aux uns et aux autres tout en laissant la meilleure part aux pouvoirs les plus forts : fin 1963 il permet à Ouzegane de liquider le BNASS et l’émission de radio, tout en concédant à Pablo la rédaction d’une loi à venir redistribuant les terres aux petits paysans et aux sans terres, et créant des coopératives et des conseils communaux.

L’équilibrisme – en fait, ce que l’on pourrait appeler le bonapartisme benbelliste – se poursuit.

Au congrès du FLN d’avril 1964 le texte adopté, rédigé par Harbi conseillé par Pablo – mais, selon Greenland, Harbi a jugé irréaliste la proposition de Pablo d’y introduire le multipartisme ! – est une victoire théorique et rhétorique du « socialisme autogéré » affirmé comme objectif. Le congrès des travailleurs de la terre, fin décembre 1964, est une puissante manifestation des aspirations des sans terres et des paysans pauvres, qui peuvent y conspuer bureaucrates et affairistes.

Passé le congrès, ceux-ci gardent le contrôle. En mars 1965 se tient même un congrès du secteur industriel autogéré, avec la présence de Pablo, qui ne dirige plus de structure d’Etat depuis la liquidation du BNASS mais reste conseiller de la présidence, une position en réalité des plus précaire.

Pendant ce temps, le benbellisme réalise la mise en tutelle militaro-étatique de toutes les activités sociales indépendantes à l’exception des « affaires » dans lesquelles la caste au pouvoir prospère de plus en plus.

Affaires internationales.

Outre ses fonctions « économiques », Pablo est officieusement reconnu par Ben Bella comme un acteur dans les relations internationales du régime algérien. Bien entendu, il promeut le soutien mondial à la révolution coloniale et l’entrainement des « Etats ouvriers » dans celui-ci. Et nous le trouvons dans plusieurs rôles charnières qui interrogent sur les risques et sur les contacts qu’ils impliquent. C’est en effet - d’après sa biographie du Maitron – lui-même qui organise l’accueil à Alger d’une délégation des syndicats … d’URSS.

Lors du long séjour de Che Guevara à Alger, d’octobre 1963 à février 1964, où il prépare les prochaines guérillas, notamment celle du Congo (le Front Polisario a également ici ses origines), Pablo le rencontre, et dit avoir passé une nuit à discuter – ils ne sont pas d’accord sur les « « stimulants » pour pousser à la « production socialiste » : Che croit aux « stimulants moraux », Pablo estime qu’il ne faut pas négliger de procurer aux ouvriers de bons salaires et aux paysans de bons bénéfices. Désaccord qui n’est pas sans signification et confirme la prise de distance croissante de Pablo envers toutes les formes de prétendues « collectivisations » bureaucratiques, telle celle que le Che a appuyée à Cuba en 1962 avec comme conseiller économique le soutenant en ce sens … Ernest Mandel !

Selon Hal Greenland – qui ne cite pas de sources et tient donc ceci, directement ou indirectement, de Pablo lui-même – Pablo fut un « intermédiaire clef » dans la livraison d’armes tchécoslovaques à Guevara pour son expédition congolaise. Voilà qui interroge car qui dit armes tchécoslovaques dit KGB, à moins d’être un gros naïf. L’espoir d’impliquer l’URSS dans les guerres de décolonisation reste donc une motivation essentielle de Pablo à cette date.

Selon le « journaliste d’investigation » Rémy Kauffer, c’est Ben Bella qui aurait demandé à Pablo de « persuader les Soviétiques » de déstocker des armes allemandes, récupérées en Tchécoslovaquie en 1945, pour Guevara … Si cette assertion est exacte, elle atteste de ce que Pablo a acquis une certaine réputation …

Carnet d’adresses.

C’est sans doute aussi en 1963 – je n’ai pas retrouvé dans les articles qui en parlent de date précise – que Pablo reçoit (sans que la IV° Internationale n’en sache goutte : Maitan l’apprendra en 1996 !) un autre titre à Alger que celui de conseiller économique de la présidence : le voilà en effet … consul de Chypre !

Cette nomination vient directement du président de l’île de Chypre, récemment indépendante après une lutte menée contre la tutelle britannique par un mouvement indépendantiste également anticommuniste : Monseigneur Makarios, prélat orthodoxe, qui restera un « ami » pour Pablo.

Ce contact Pablo-Makarios peut bien sûr être mis en relation avec l’orientation générale alors liée à la décolonisation. Mais il a aussi une résonnance « panhellénique » qui reviendra chez Pablo. On peut aussi se demander si les liens venant de la famille Diouvonioutis intervinrent ici.

Pablo est en train de devenir un homme à « carnet d’adresse » international, et les contacts noués depuis Alger, notamment ceux touchant aux fournitures d’armes à Guevara et aux mouvements indépendantistes angolais et mozambicains, conduisent à aborder une donnée probable, tenue pour certaine par beaucoup d’articles traitant de Pablo, de la part de Pierre Broué, de Maurice Najman, du journaliste d’investigation Pierre Péan, de Rémy Kauffer, de Roger Faligot, mais dont ni Hal Greenland, ni les auteurs de l’article du Maitron, ne disent un mot : son entrée en relation avec François Genoud, nazi nullement repenti, responsable d’une banque commerciale suisse tournée vers les pays arabes et ayant géré des fonds du FLN, jouant ensuite un rôle dans le financement de mouvements nationalistes arabes et de trafics d’armes.

Etant donné le rôle d’homme de contact que semble alors jouer Pablo pour le régime algérien, ce qui serait étonnant serait qu’il n’ait jamais été en relation avec ce banquier et éditeur nazi passé au service des régimes nationalistes arabes, qui s’est rendu à Alger. Quant à savoir s’il s’agissait d’une relation amicale et durable comme certains auteurs l’écrivent, sans doute faut-il rester réservé faute de plus d’informations. Selon Kauffer, Pablo et Vergès, stalinien, s’étaient évités à Alger. Sans doute n’était-il pas possible d’éviter le banquier du FLN. Kauffer écrit avoir interrogé Pablo à ce sujet et lui prête ces propos :

« Bien entendu. À Alger, tout le monde le connaissait. Je dirais franchement qu’en tant que marxiste, je savais de longue date que les voies de l’histoire sont impénétrables. Nous avions le même ami, Ben Bella, et les mêmes ennemis aussi. Je ne parle pas des Juifs naturellement (…) Au final, je l’admets, nous sommes devenus des amis. »

Je maintiens toutefois qu’entre le silence gêné de Greenland, Lanuque et Löwy, et le sensationnalisme, il faut rester prudent et rechercher une approche pleinement historique – il n’y a, certes, pas de raisons de mettre en doute la véracité des propos prêtés à Pablo par Kauffer, mais des propos d’un vieux militant auprès d’un journaliste sans doute impressionné sont à prendre avec précaution, c’est le BA-ba.

Fin brutale du moment algérien.

Toute cette période prend brusquement fin avec le coup d’Etat de Boumediene, réussi sans réactions populaires car l’essentiel de l’organisation bonapartiste du nouvel Etat capitaliste algérien avait été achevée avant lui, le 19 juin 1965. Boumediene, qui détenait déjà le pouvoir réel sous la fonction tribunicienne et internationale de Ben Bella, se débarrasse de lui. Parmi les cibles des militaires qui vont « rectifier la révolution », figurent les « pieds rouges » dont Pablo passe pour être le chef. Il réussit à fuir, ce qui aurait mis Boumediene en rage : une tentative manquée par Oran puis finalement il prend l’avion ouvertement, de manière tout à fait culottée, à Alger et s’en sort, rejoignant Elly qui s’était déjà basée à Genève et dont il se pourrait bien qu’elle ait été, ni pour la première ni pour la dernière fois, le petit génie de ce sauvetage, lui sauvant la vie pour la troisième fois.

Tous ses camarades français venus en Algérie n’auront pas cette baraka : Simonne Minguet, Pierre Avot-Meyers, ou encore Albert Roux, envoyé, quant à lui, par la majorité de la IV° Internationale, font un séjour très dur en prison avant leur expulsion – Albert Roux a raconté plus tard à Sylvain Pattieu que les tortures étaient les mêmes que celles commises par les paras français. Evidemment …

Ajoutons que Sal Santen a évité cela car Pablo, et surtout Elly, lui avaient déconseillé de venir en Algérie, estimant que sa santé fragile et sa vie sentimentale auraient été mises en péril : ils furent donc pour lui de bon conseil.

La scission d’avec Mandel-Frank-Maitan.

Parallèlement à ce moment central algérien du second pablisme, celui de la « révolution coloniale », en 1962-1965 s’est déroulée la différentiation finale d’un courant « pabliste » d’avec l’organisation dénommée IV° Internationale dont il avait été le principal dirigeant, moment qu’il a probablement mal vécu, mais qui, à ce stade de notre récit, semble assez inévitable : il est clair que Pablo a acquis à travers sa trajectoire algérienne une stature politique personnelle propre qui n’               a plus besoin du titre de « secrétaire général de la IV° Internationale » et à laquelle ce titre est même devenu une entrave.

De toute façon, depuis son arrestation, il ne dirige plus du tout, en fait, cette organisation. Mais il y garde une grande aura et le « trio » Mandel-Frank-Maitan s’est bien gardé de contester son action algérienne : en somme, il peut avoir sa wilaya mais l’Internationale n’est plus sienne. Son rapport sur l’Algérie, au congrès mondial de 1963, qui voit la réunification avec le SWP, est donc adopté sans problèmes.

En revanche, il présente un contre-rapport politique présentant la « révolution coloniale » comme le centre de tous les enjeux mondiaux, tout en étant optimiste sur l’évolution de la déstalinisation en URSS, et beaucoup plus réservé sur la Chine de Mao. Il défend l’installation du SI en Algérie, ce qui aurait voulu dire sous son égide, n’est pas suivi là-dessus, et obtient 10% seulement des mandats.

Une commission africaine, cependant, animée par lui, sera basée à Alger. Elle repose essentiellement sur la même équipe « pied-rouge » qui sera réprimée par Boumediene. Bien entendu, le SI, devenu SU avec le SWP, lui reproche vite de n’en faire qu’à sa tête et la Commission se plaint de manquements démocratiques de la part du SU. Les divergences s’accumulent : en Angola, Maitan a écrit des articles assez favorables au FNLA (Front National de Libération de l’Angola) formé par les Angolais du Congo et ayant des contacts avec Beijing, tandis que Pablo préconise le soutien au MPLA (Mouvement Populaire pour la Libération de l’Angola), plus ancré dans les milieux créoles de Luanda. La suite a montré que Pablo, sans doute mieux renseigné par ses contacts depuis l’Algérie, n’avait pas tort de penser que le MPLA était plus représentatif d’un mouvement national angolais, sans pour autant que sa comparaison entre le MPLA et le FLN, d’une part, le FNLA et le MNA, d’autre part, ne soit bien fondée.

Bref, la commission africaine et son journal, Sous le drapeau du socialisme, sont en fait la tendance et l’organe du courant de Pablo, et une série de tentatives de « discipline internationale » de la part du SU aboutit au constat de la scission, dès avant le coup d’Etat de Boumediene. Le courant prendra le nom de Tendance Marxiste Révolutionnaire de la IV° Internationale (TMRI).

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