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Billet de blog 28 décembre 2024

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Michel Pablo et Elly Diovouniotis.  3. 1965-1996.

Je précise que ce qui suit ne prétend aucunement à être une histoire, ni politique ni organisationnelle, de ce courant et de ses avatars, ce travail étant concentré sur la biographie politique de Pablo lui-même, et d’Elly.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les débuts du troisième pablisme.

Ses forces – assez faibles – sont par un apparent paradoxe très « occidentales » pour un courant qui s’identifie comme tiers-mondiste et africain : entre le tiers et la moitié du PCI « Frank », des groupes hollandais et danois et un groupe australien autour d’une forte personnalité, le dirigeant syndical des ports Nick Origlass.

En fait, Pablo évolue désormais dans deux sphères : son organisation, envers laquelle il va lui arriver de se distancier, et son « carnet d’adresses ». L’organisation, sous son impulsion initiale, sera de plus en plus axée sur les thèmes de la démocratie directe, des « nouveaux mouvements sociaux », du féminisme, de l’autogestion, tandis que son carnet d’adresse reste très « campiste » voire dictatorial. Ces deux dimensions, qu’avec Elly il vivait sans doute très bien, composent ce qui va être le troisième et dernier « pablisme », après celui de l’entrisme sui generis de 1951 et celui de l’Algérie.

Dans l’autoidentification politique du troisième et dernier « pablisme », nous pouvons distinguer trois dates qui font cassure.

Initialement, 1965, Annus horribilis marquée par trois mauvais coups pour Pablo : le coup d’Etat de Boumediene et sa « mise en dehors » de la IV° Internationale (hé oui, car le SU a acté qu’il s’en était « mis de lui-même en dehors » …) sont les deux premiers que nous avons vus, et le troisième est la chute de Khrouchtchev en URSS, juste dix jours après le coup de Boumediene, qui contredit les théories de Pablo sur la déstalinisation inéluctable qui devait toujours aller de l’avant.

La TMRI fondée sur le double espoir de la révolution coloniale et de la déstalinisation va d’autant plus se tourner vers l’autogestion et les thématiques qui explosent, dans ces pays « occidentaux » dont Pablo avait paru se détourner jusque-là, en 1968.

C’est la seconde date qui fait cassure : mai 68 et le Printemps de Prague fondent une nouvelle vague militante, et, concernant la TMRI, le soutien, qu’elle condamne, de Castro à l’invasion de la Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie le 21 août 1968, met fin aux velléités d’en appeler à la formation d’une Internationale des « forces matérielles et techniques », entendez des bureaucraties, qui « luttent » - Vietnam, Cuba, Corée du Nord.

Les orgues du campisme semblent s’éloigner de la TMRI, mais aussi l’idée de construction de partis de type bolchevique, et c’est la troisième cassure, plus un constat qu’une cassure : en 1972, la TMRI cesse de se référer à la, ou à une, « IV° Internationale ».

Pour l’autogestion, contre la bureaucratie.

Parallèlement à cette évolution du mouvement « pabliste » - alors couramment appelé « pabliste » par ses propres partisans, bien que le terme, en France soit surtout entretenu par l’OCI « lambertiste » et vise le SU et la LCR – se déroule une évolution des idées de Pablo, que l’on peut grouper autour de deux axes : la place centrale de la catégorie d’autogestion, et la dénonciation de la bureaucratie.

L’« autogestion » des entreprises par les travailleurs existait théoriquement en Yougoslavie depuis 1950, combinée au marché et sous la domination du parti-Etat : dès 1953, Pablo estime que la principale entrave est cette domination, plus que celle constituée par le marché. En Algérie, l’autogestion est, au niveau législatif, son œuvre : elle survit formellement au coup d’Etat de juin 1965, mais dépérit rapidement sous le poids de la couche affairiste-étatique au pouvoir. Les principaux documents de l’expérience de 1962-1965 sont publiés en France dans la revue Autogestion, en 1967, avec une ample présentation signée Michel Raptis. Cette revue, animée par Daniel Guérin, George Gurvitch et Jean Bancal, à la suite d’un colloque sur Proudhon, compte Raptis parmi ses principaux collaborateurs et membres de son comité de rédaction ou l’on a aussi Yvon Bourdet ou Pierre Naville.

La connotation « proudhonienne » de l’idée « pabliste » de l’autogestion me semble incontestable, bien qu’elle semble peu revendiquée, combinée à d’autres références dont la moindre n’est pas la démocratie athénienne du V° siècle av. J.C., non exempte d’un orgueil national grec de plus en plus présent chez Raptis/Pablo.

Il s’agit, pour lui, d’une conception de la transition internationale au socialisme, conçue dans la durée - on pense aux « siècles de transition » du pablisme de 1950 – mais conçue en opposition à l’étatisme et aux collectivisations forcées.

Cette dimension fondamentale et croissante des conceptions de Pablo est un point important qui naît au moment de la rupture yougoslave d’avec Staline et, un temps voilée par le bruyant campisme de Où allons-nous ?, elle n’a tout naturellement pas été perçue par les adversaires trotskystes de Pablo : la formation sociale née en URSS, non pas en 1917, mais à partir de 1929 sous la forme étatique du tryptique collectivisation-industrialisation-planification, fait l’objet d’un rejet profond de sa part, et à cet égard, les courants « mandéliens » (cf. le débat cubain de 1962 où intervient Mandel) et « lambertistes » ou apparentés, sont plus proches de l’orthodoxie du Trotsky des années 1930 (mais peut-être pas du tout dernier Trotsky), pour qui la nationalisation/étatisation et le contrôle du commerce extérieur sont les signes caractéristiques du prétendu « Etat ouvrier ».

A partir, au plus tard, de mai 68 en France, Pablo érige l’« autogestion généralisée » en formule générale indiquant le type d’organisation sociale à atteindre, qui combine l’autogestion directe des entreprises sur le modèle de  ce qu’a été, selon lui, la Sorbonne en mai 68, mais concernant donc la production, avec la démocratie directe. La remise en marche des entreprises en autogestion et l’élection d’une assemblée constituante organisée par les comités d’autogestion auraient été possibles en France si avait été présent un « parti révolutionnaire », dont le rôle est présenté comme un élément plus fécondant que dirigeant : des explosions type mai 68 sont en effet inévitables, mais la présence du « parti » est alors nécessaire pour que la potentialité de cette situation révolutionnaire puisse passer à l’acte en instaurant autogestion et démocratie directe à la place du capital et de l’Etat, sans abolir le marché des produits pour autant.

Cette orientation est pluraliste : non seulement le multipartisme est revendiqué, ainsi que la pluralité des tendances dans celui des partis qui joue un rôle révolutionnaire car il doit toujours y en avoir un, mais la pluralité concerne aussi l’existence de syndicats indépendants (ce que Pablo n’avait pas soutenu en pratique en Algérie), et d’organisations autonomes pour affronter chaque type d’oppression, notamment un mouvement féministe autonome. Finalement, le mouvement prolétarien proprement dit sera lui-même envisagé comme pluriel, et comme un parmi d’autres mouvements de libération, tout en étant celui qui détient la clef de leur victoire et de leurs progressions communes.

Cette conception démocratique-autogestionnaire se combine avec les espoirs de transformation de l’URSS, ce qui explique le signe positif conféré à Khrouchtchev (malgré les chars en Hongrie, la répression de Novotcherkassk …), la gravité du tournant que constitue pour Pablo la répression du Printemps de Prague, et aide à comprendre sa relative hostilité au maoïsme et son irritation devant les yeux de Chimène qui lui fait un Livio Maitan : la Chine du grand bond, c’est celle d’une prétendue collectivisation intégrale qui brime la paysannerie, et de méthodes ultra-staliniennes revendiquées comme telles.

Toujours orienté vers le « mouvement communiste » et persistant en principe dans des pratiques « entristes » envers lui, le pablisme du 3° type tentera donc le soutien critique voire le regroupement avec les courants passant plutôt pour « droitiers », se présentant comme plus démocratiques, eurocommunisme puis Gorbatchev.

Dans un texte de 1974 (et non en 1978 comme indiqué dans l’article du Maitron), Une réévaluation de la bureaucratie soviétique, Pablo franchit un pas qui peut sembler décisif : il récuse la qualification d’« Etat ouvrier » pour désigner les régimes de partis uniques « communistes ». La bureaucratie nait de la contrainte économique et de la division du travail initialement héritées, mais aussi du choix politique de la domination d’un seul parti, choix fait par les bolcheviks, que l’on peut comprendre en se mettant à leur place à leur époque, estime-t-il, mais qui a eu de graves conséquences et qu’il ne faut plus jamais renouveler.

L’URSS et les Etats formatés à des degrés divers sur son modèle (Yougoslavie comprise malgré l’ « autogestion », en raison du parti unique), sont des « Etats bureaucratiques » avec une formation sociale dominée par une classe étatique, qu’il lui arrive désormais d’appeler « système de production néo-asiatique ». Il n’y a pas d’« Etats ouvriers ». Ils ne vont pas vers le socialisme mais sont une impasse ou une société d’exploitation parallèle au capitalisme : la révolution autogestionnaire les vise donc eux aussi, même si, pour certaines sociétés du tiers-monde très pauvres, le passage par un tel régime social peut encore, à la rigueur, être un relatif moyen de progression.

Voyages, contacts, carnet d’adresses …

Alors, le Pablo du 3° type, après celui d’Où allons-nous ? et après celui de l’Algérie, serait-il donc sorti du campisme et des relations privilégiés avec les représentants de « forces matérielles et techniques » n’ayant à vrai dire rien d’ « autogestionnaire » ?

Ce n’est pas le cas, et il pouvait sans doute difficilement en être autrement, car Pablo, avec derrière lui Elly, est devenu presque un mythe, en tout cas un personnage international, vagabond, doté d’un impressionnant carnet d’adresses et allant donner conseil à des dirigeants : à la théorisation d’une construction par en bas du socialisme, se combine donc une pratique de conseiller des princes. Pablo est le personnage qui réunit ces deux traits – avec Elly, bien entendu : le personnage public « Pablo » repose sur Pablo et Elly.

Je ne tenterai pas ici de faire l’inventaire des voyages de Pablo et Elly après 1965 : Hal Greenland d’une part, la notice du Maitron d’autre part, sans se recouper parfaitement, en donnent une idée générale.

Pendant quelques années, ils habitent officiellement à Genève tout en se rendant fréquemment, mais en cachette, en France, jusqu’à ce que l’interdiction de séjour datant de la guerre d’Algérie soit levée, par suite d’interventions de l’ami David Rousset devenu député gaulliste, et sans doute, peut-on ajouter, du préfet Grimaud connu en sana en 41. Ils sont à Paris en mai 68, passent par Prague, et Pablo rencontre Castro à Cuba, tout cela entre juin et août 68 : une chose semble certaine, il n’a certainement pas conseillé à Castro d’appuyer l’écrasement du Printemps de Prague, qui le consterne.

Il obtient ensuite un visa pour la Yougoslavie, d’où il organise des contacts clandestins contre le régime grec des colonels et reconstitue, ou constitue, un groupe de ses partisans grecs à partir d’anciens militants communistes.

En 1969, il est à Amman en Jordanie auprès de Georges Habache du FPLP (Front Populaire pour la Libération de la Palestine), à son invitation. Selon Rémy Kauffer, le « banquier nazi » François Genoud est de la partie, mais Pablo aurait alors manifesté sa préférence pour le FDPLP (Front Démocratique Populaire pour la Libération de la Palestine) plutôt que pour le FPLP.

D’après la notice du Maitron, en tout cas, il met en contact FPLP et Front sandiniste du Nicaragua pour envoyer des sandinistes s’entrainer en Jordanie, après quoi le voici au Pérou, auprès de la junte des « militaires progressistes » du colonel Velasco Alvarado (le même régime que le syndicaliste paysan et trotskyste Hugo Blanco, en prison, a refusé de rallier).

Les voilà ensuite, Pablo et Elly, au Chili, où il découvre une « autogestion » montante – la plupart des trotskystes parlent, eux, de « formes soviétiques d’organisation » - et rencontre Allende, des courants de gauche du PS et le MAPU (composante chrétienne de l’Unité Populaire), en juillet 1973.

Rentré à Paris avec Elly restée à Santiago quelques jours avant le coup d’Etat de Pinochet, celle-ci parvient à passer clandestinement la frontière avec l’Argentine : il a failli la perdre et c’est elle, cette fois-ci, qui a sauvé sa propre vie …

Pablo est de retour en France pour appuyer l’entrée au PSU de l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire).

En 1974-1975 il est basé au Portugal où il est très proche du colonel Otelo de Carvalho, figure mythique du « militaire progressiste » dans l’extrême-gauche européenne, à vrai dire aspirant Bonaparte du Mouvement des Forces Armées contre la souveraineté de l’assemblée constituante élue en avril 1975 où PS et PCP, même sans une importante extrême-gauche, avaient la majorité absolue …

A partir de 1974-1975, le rétablissement, de haute lutte, des libertés démocratiques en Grèce, permet enfin au couple d’y retourner s’y installer durablement. Les liens sont étroits entre Pablo et le dirigeant du PASOK, le PS grec, qui présidera à l’entrée du pays dans l’Union Européenne, Andreas Papandreou, qui avait fait ses premières armes dans l’organisation archiomarxiste.

Contacts chypriotes importants aussi, avec Monseigneur Makarios et avec le médecin et parfois adversaire politique de celui-ci, Vassos Lyssaridis, dirigeant d’un courant issu du PC ayant rejoint le nationalisme chypriote panhellénique.

Alors plus âgé et basé en Grèce, Pablo, dans les années 1980, a un autre gros manitou dans son carnet d’adresse : le dictateur libyen Mouammar Kadhafi, peut-être à la suite de la prise de position de celui-ci pour la libération d’Otelo de Carvalho lorsqu’il était emprisonné au Portugal, assurément à partir de 1987 lorsque la Libye est en guerre larvée avec les Etats-Unis et la France. En 1989, Pablo entraine plusieurs de ses partisans dont Gilbert Marquis à la commémoration du 20° anniversaire du régime à Tripoli, et, selon Greenland, certains (l’argentin Almeyra) en sont gênés, d’autant qu’il y a aussi des néo-nazis américains parmi les invités …

Contradiction et combinaison.

Cette succession de voyages et de rendez-vous « sulfureux » est-elle politiquement cohérente et, surtout, cohérente avec les principes démocratiques, autogestionnaires et féministes promus et argumentés par Pablo ? Evidemment non.

Mais elle s’inscrit dans la logique d’une vie aventureuse à travers laquelle le militant révolutionnaire Michel Pablo, ayant accédé à un « espace politique abstrait », comme disait Michel Lequenne, en tant que « secrétaire de la IV° Internationale », a poursuivi sa trajectoire de manière autonome, pour ne pas dire « en roue libre », en étant à la fois un théoricien de plus en plus tourné  vers le « socialisme par en bas », visage de Pablo ignoré de ses adversaires trotskystes et sans doute le plus séduisant pour les jeunes militants pablistes de l’après-68, et un « agent de contact » entre dirigeants politiques variés, parmi lesquels figurait un certain nombre de sous-produits sanguinaires du stalinisme et des nationalismes, et qui n’a jamais renoncé à jouer ce rôle.

L’étude historique de cette situation particulière, assez passionnante, mais qu’il faut comprendre dans sa spécificité dépourvue de perspective au-delà de la réputation d’un personnage, demande d’une part qu’on ne prenne pas Pablo pour un « agent », même double ou triple, mais d’autre part qu’on ne le prenne pas non plus pour un pur romantique animé par les meilleurs sentiments.

S’il y a, dans l’histoire du mouvement ouvrier, une personnalité individuelle exacerbée ayant des ressemblances avec lui, y compris, j’y reviendrai, dans ce qu’elle doit à des personnalités féminines, c’est celle de Ferdinand Lassalle, qui s’estimait capable de discuter « d’homme à homme » avec un Bismarck tout en restant ce qu’il était.

Un fameux plan fumeux …

Un exemple tout à fait ahurissant et, au fond, un peu pathétique, de cette confiance dans son entregent est donné par un récit que fit Pablo à Adolfo Gilly en 1995, à la fin de sa vie. En 1969, il aurait été contacté par des Algériens pour faire évader Ben Bella de sa prison-bunker, et, bien que sachant les services secrets français au courant et misant sur leur non-interférence, il aurait consulté Ben Bella par l’intermédiaire de son avocate, et obtenu son assentiment et le conseil d’en parler à … Tito. Pablo aurait alors, par intermédiaire, saisi Tito, lequel en a parlé à…  Nasser qui a été d’accord pour monter un tel coup, mais, alors que ce n’était plus nécessaire « nous sommes allés voir Castro » et, pense Pablo, Castro a tout dit à Boumediene !

Faut-il croire un tel échafaudage ? Mais quelle idée d’en parler à Castro, surtout après la Tchécoslovaquie ! Objectivement, si on avait voulu être sûr qu’un tel plan échouerait, le meilleur était bien de mettre à la fois Tito, Nasser et Castro dans la combine !

Remarquons que Pablo parle ici à la première personne du pluriel : qui est ce « nous » ? Selon Rémy Kauffer, les contacts avec François Genoud ont été repris lors du projet de faire évader Ben Bella - Hall Greenland cite d’ailleurs Kauffer en note mais évite d’aborder le sujet Genoud …

Quoi qu’il en soit, ce type de récit demande un examen critique et historique et n’a surtout pas à être pris de manière acritique voire cru sur parole.

Années quatre-vingt.

La TMRI au début des années 1980 est une organisation faible avec beaucoup de débats et des différentiations. En Grèce, Pablo, qui s’exprime quasi quotidiennement par des chroniques dans les deux principaux journaux du pays, anime un « Cercle Protagoras » dont les réunions-débats sont publiques et fréquentées, souvent à l’université d’Athènes. Le nom du cercle réfère à la démocratie et à la philosophie antiques, avec un orgueil national hellène évident. Le noyau organisationnel « marxiste-révolutionnaire » qui opère avec lui dans ce cadre large est sans nul doute très réduit. En fait partie un vieil ami, Sadik Premtaj, guérilléros communiste albanais qui avait en 1945 fui Enver Hodja l’accusant de trotskysme (et cela, des années durant, dans ses discours officiels !), et qui, s’étant renseigné sur ledit trotskysme, s’est lié à Pablo.

Mais la principale organisation « pabliste » est en France, oscillant selon les moments entre une cinquantaine et deux centaines de membres, sous les avatars successifs de l’AMR (Alliance Marxiste Révolutionnaire), de la principale composante du courant B du PSU entre 1974 et 1977, puis des CCA (Comités Communistes pour l’Autogestion), et, dans les années 1980, avec des divisions dans l’examen desquelles je n’entrerai pas, à travers notamment la FGA (Fédération de la Gauche Alternative), la participation aux comités Juquin lors de la présidentielle de 1988, l’AREV (Alternative Rouge et Verte), puis les « Alternatifs ». Avec la section australienne, et l’apparition, principal développement nouveau semble-t-il, d’un groupe britannique dont le principal animateur était le jeune Keir Starmer, l’actuel premier ministre travailliste britannique lui-même, nous avons sans doute l’essentiel des forces réelles du courant.

Trois secousses, un coup de vieux.

La fin des années 1980 et le début des années 1990 voient plusieurs secousses affecter Michel Pablo, qui n’est plus tout jeune.

Une secousse globale : la pérestroïka suivie de la chute du mur de Berlin et de la fin de l’URSS. Dans la continuité de ses analyses précédentes, Pablo voit la pérestroïka d’un bon œil et parle d’un grand mouvement autogestionnaire naissant en URSS, mais vite noyé par le retour au capitalisme proprement dit, lequel n’est pas un progrès pour lui, d’autant qu’il ne voit guère de caractère progressiste dans les nombreux mouvements démocratiques et nationaux de l’ancien bloc de l’Est. Envers les rapports sociaux mondiaux, il se veut donc dans une posture défensive, finalement analogue à celle qu’aurait été une classique « défense des Etats ouvriers » contre la pénétration des capitaux et les modifications frontalières : l’indépendance des républiques ex-soviétiques et ex-yougoslaves est désapprouvée. Finalement, Pablo qui avait été à la pointe du soutien aux « nouveaux mouvements sociaux » des années faisant suite à mai 68, se retrouve en position quasi conservatrice lorsque le vieux monde soi-disant communiste implose.

Une secousse dans son organisation, d’un caractère générationnel : une majorité de militants français et britanniques, avec notamment Maurice Najman, Yves Sintomer, Keir Starmer, et aussi Hall Greenland en Australie, pensent qu’il faut « tourner » vers les mouvements écologistes et se définir avant tout comme écologistes ou écosocialistes, tournant que Pablo n’admet pas. La troisième et dernière mouture du pablisme est en train d’échapper à Pablo.

Troisième secousse : une provocation le visant personnellement en tentant de l’inculper de terrorisme, un journaliste de droite grec, Dimou Markus Botsaris, l’accusant, en 1990, d’être le « cerveau » de l’organisation terroriste 17 Novembre. D’origine maoïste – ce qui n’avait pas du tout la faveur de Pablo – cette organisation, fondée entre autres par le fils du dirigeant archiomarxiste Giotopoulos, avait multiplié les exécutions d’anciens nervis des colonels, de diplomates américains et turcs, cherchant sans doute à provoquer des crises entre Grèce et Turquie. Pablo les avait déjà traités de provocateurs policiers, mais selon Botsaris, c’était pour se couvrir. On pouvait beaucoup prêter à Pablo, mais il fallait la bêtise d’un journaliste réac pour inventer cette fake new, qui entraine de longs démêlés judiciaires et médiatiques.

L’apport des femmes.

Au début des années 1990, Pablo garde la forme – il faut, dit-il, trois choses pour rester en bonne santé : marcher une heure par jour, polémiquer impitoyablement contre ses adversaires politiques, et rester toujours amoureux. Pierre Broué approuve ; Hal Greenland, qui adoucit souvent son Pablo, ne cite que la 1° et la 3° maxime mais pas la seconde !

« Toujours amoureux » est un aspect important de sa personnalité. A la fin de sa vie, c’est Elly qui flanche physiquement, il prend soin d’elle, et s’occupe aussi de son vieux frère. Une jeune amie, la psychanalyste Marika Karageorgiou, est alors très proche d’eux.

Outre Elly, une autre femme vit dans les pensées rétrospectives de Pablo, et il le raconte : c’est Natalia Sedova-Trotsky. Alors que Natalia Sedova, en désaccord avec les trotskystes, surtout le SWP américain, depuis l’insurrection de Varsovie de 1944 (voir à ce sujet mon travail sur la Politique Militaire Prolétarienne), répète depuis des années qu’il est scandaleux de continuer à affubler la tyrannie stalinienne du nom d’ « Etat ouvrier », et a pour cela rompu publiquement avec la IV° Internationale en 1950, elle était entrée en contact avec Elly et Pablo pour revisiter Paris en 1955, et leur avait fait découvrir les lieux où elle avait connu le jeune Trotsky, en 1902-1903. Ce fut un moment, pour Pablo et Elly et peut-être aussi pour Natalia, où le temps suspendit son vol.

Et dans les années 1990, Pablo affirme que sur les Etats ouvriers, « Natalia avait raison » : il n’y en avait pas !

Selon Pablo, cette affirmation avait un tour intuitif – comme lorsque l’on parle de l’« intuition féminine » - mais Natalia avait fondamentalement eu raison bien avant toutes les longues analyses faites par plein d’auteurs (hommes) !

Dernières contradictions.

Pablo aurait pu s’arrêter là. Mais la digestion du caractère contre-révolutionnaire du stalinisme chez lui, ce stalinisme qui, en 1950, allait selon lui faire la révolution à sa manière (très mauvaise, certes …), reste inachevée : il n’y avait pas d’Etats ouvriers, mais tout de même, l’éclatement de l’URSS et l’éclatement de la Yougoslavie sont des pertes qui ouvrent la voie à la réaction identifiée aux nationalismes autres que le russe et que le serbe, réaction identifiée, donc, aux nationalismes des opprimés …

En 1993, le dernier voyage important de Pablo et d’Elly, accompagnés de Marika Karageorgiou, consiste à aller rencontrer le Comité Exécutif International de la IV° Internationale à Amsterdam, pour discuter les modalités de leur retour. Refusant de se faire écologiste, Pablo estime en effet que dans un contexte de recul, il faut se regrouper et que cette organisation peut encore servir à cela. Il y a là une évidente dimension affective - comme s’il fallait effacer celle des ruptures qu’il n’avait jamais digéré - Maitan dit qu’il avait entendu « l’appel de la forêt » ! Il est discuté d’une représentation du courant pabliste au CEI : Pablo lui-même et Gilbert Marquis, l’exilé argentin vivant en Italie, Guillermo Almeyra, n’étant finalement pas retenu par le CEI.

Dans la pratique, cette « réintégration » ne fonctionnera pas et Pablo la récusera quelques mois avant sa mort, sans avoir jamais participé à un autre CEI. Les trotskystes grecs trouvent que ses affinités avec le PASOK, d’une part, et son engagement « panorthodoxe » (Grèce, Serbie, Russie !) d’autre part, posent vraiment des problèmes.

Car Pablo vieillissant a le projet de conseiller un nouveau dirigeant (ce qui le brouille avec Ben Bella, défenseur des musulmans de Bosnie) : il s’agit du chef des milices ethno-nationalistes grand-serbes, le sanguinaire Radovan Karadzic, dit le « psychiatre fou » !

Les obsèques de Pablo, évènement politique.

Une crise cardiaque emporte Pablo, qui meurt donc avant Elly et dont les derniers mots sont pour que l’on prenne soin d’elle, le 17 février 1996.

Ses funérailles, le 21 février, sans être officielles, en ont l’apparence : c’est une figure du patrimoine national grec qui s’est éteinte. La liste des intervenants est parlante : Georges Papandreou, le fils du premier ministre en poste Andreas Papandreou (PASOK), et par la suite président de l’Internationale socialiste, salue Pablo comme son maitre, ce qui a pu surprendre. Suit le représentant de son courant, ou de ce qu’il en reste, Gilbert Marquis, avec à ses côtés Simonne Minguet Pierre Avot-Meyers et un Argentin ayant connu la torture au Brésil, venu de France, Hugo Moreno. Puis ce sont ses camarades grecs, Spyros Bafakoulos et Christos Gogornas, et le doyen de l’université de Ioanina, Panagiotis Noutsos, et un trotskyste survivant des années 1930, Sotiros Goudelis. Manolis Glezos, héros national avec le musicien Mikis Theodorakis également présent, qui avait descendu le drapeau nazi de l’Acropole en 1941, prend ensuite la parole, point d’orgue sans doute de la cérémonie.

Outre quelques popes dans ces obsèques non religieuses, il y a un groupe d’ambassadeurs : Libye, Serbie, Algérie (où Pablo n’avait plus remis les pieds depuis juin 1965), Cuba, Irak, et c’est l’ambassadeur d’Irak Esam Saoud Halil, qui s’exprime.

Et pour finir une seule femme, Elly étant en très mauvaise santé, Marika Karageorgiou, qui salue celui qui ne sera jamais mort pour qui veut « l’égalité, la liberté et la solidarité humaines ».

* * *

Certes, une sacrée vie ! Rétrospectivement, l’impression d’une dualité  - une impression que lui ne semble pas avoir ressenti – est évidente pour nous, et je l’ai souligné : autogestion, socialisme par en bas, vivifié par la trame montante d’un féminisme qui devient explicite à la fin des années 1950 et ne cesse de grandir, mais de l’autre côté, les « forces matérielles et techniques » qui soi-disant font la révolution à leur mauvaise manière, ou tout du moins qui résistent à l’impérialisme, avec des chefs dont Pablo a beaucoup d’adresses dans son carnet, terminant sa vie en lorgnant vers les pires d’entre eux, Kadhafi et pour finir Karadjic !

Il y a quelque chose de bégayant dans cette fin personnelle et politique, car, malgré les remises en cause, les théorisations, l’ « autogestion » … n’est-ce pas le vieux campisme, dans sa forme la pire, qui est toujours là et bien là ?

Il n’empêche que la dénonciation du pablisme par les divers trotskystes orthodoxes, dont la descendance est souvent elle-même gravement campiste voire poutinienne, avait quelque chose de l’évacuation d’un problème : la IV° Internationale a foiré ? C’est la faute à Pablo !

Mais justement, Pablo a été son principal dirigeant et c’est pour cela qu’il s’est trouvé à la source d’une crise existentielle de ce mouvement, en 1950-1953. Et s’il en a été ainsi, c’est d’abord parce que l’orthodoxie ne se posant pas de questions existentielles a été la sienne : bien après la seconde guerre mondiale, il expliquait encore que la prise en compte des questions nationales et démocratiques et de la lutte armée par les trotskystes pendant la guerre avait été tout à fait suffisante !

Ce petit essai biographique a eu pour cause immédiate la lecture de The well-dressed revolutionnary. The Odyssey of Michel Pablo in the age of uprisings, une biographie de Michel Pablo écrite par un écologiste australien d’origine pabliste, Hall Greenland, lecture qui nous donne vraiment la version proche de la perception qu’a pu avoir Pablo lui-même de sa vie et de son action. Très intéressant, ce livre a aussi de fortes limites que je soulignerai au passage.

En réalité, le ratage à l’allumage est là. L’organisation reconstituée en 1944-1948 comme la IV° Internationale n’était pas celle à laquelle pensait Trotsky en 1938, et ne s’en est pas rendue compte. Son « secrétaire », à partir de là, s’est lancé dans une tentative de réorientation, qui « capitulait » devant le stalinisme d’abord parce qu’elle faisait l’impasse sur tout bilan sérieux tout en sentant qu’il y avait un mur à surmonter.

Le second pablisme, celui de l’Algérie, et le troisième, celui de l’autogestion, prolongent d’ailleurs ces contradictions et nous offrent l’intéressante histoire d’un dirigeant devenu un « personnage » ne sortant jamais de la sphère des chefs, présidents, et autres colonels, par laquelle il est un personnage, conseiller et homme de contact, mais qui veut aussi rester un révolutionnaire qui voudrait passionnément rompre avec toute bureaucratie et toute domination et enseigne cela à des centaines de jeunes  - et c’est cela qui est vivant, et que nous pouvons retrouver par exemple dans le soutien à l’Ukraine par les armes, par les idées et par les luttes.

Car, en Ukraine depuis 2014 et plus encore depuis la levée en masse de février-mars 2022, comme en Syrie depuis 2011, ce sont des « guerres-révolutions » ou des « révolutions-guerres » que nous avons, soit que la guerre imposée au peuple le pousse à la lutte sociale et à l’auto-organisation (guerre-révolution : Ukraine), soit que la révolution réprimée sauvagement conduise à la lutte armée de masse (révolution-guerre : Syrie).

Or, c’est bien Pablo qui a, peut-être inventé, assurément diffusé, cette expression de « révolution-guerre », « guerre-révolution », dans son flamboyant manifeste campiste de 1951, Où allons-nous ?

Cette catégorie politique ainsi désignée se trouve, chez lui, à l’intersection absolue de ses deux faces contradictoires, celle des « forces matérielles et techniques » qu’il faut soutenir envers et contre elles-mêmes, et celle du prolétariat et de l’humanité cherchant à s’auto-émanciper.

En laissant résolument de côté la dimension campiste et les illusions étatistes, mais en saisissant tout aussi résolument la dimension des armes, la dimension militaire, c’est une catégorie dont nous devons nous saisir, en la reconnectant avec celle conçue par Trotsky en 1940 de Politique Militaire du Prolétariat, pour agir dans le XXI° siècle, de toute urgence.

Vincent Présumey, début octobre 2024.

Bibliographie utilisée.

Hal Greenland, The well-dressed Révolutionnary. The Odyssey of Michel Pablo in the age of uprisings., Resistance Books, London-IISR, Amsterdam, 2023. Traduction française à paraitre chez Syllepse.

Pierre Broué, notice nécrologique sur Pablo in Cahiers Léon Trotsky n° 57, mars 1996.

Jean-Guillaume Lanuque et Michaël Löwy, notice du Maitron sur Pablo.

Les Congrès de la IV° Internationale, volumes I à IV, sous la direction de Rodolphe Prager, Paris, La Brèche éd., 1978-2005.

La collection de la revue Quatrième Internationale disponible sur le site du RaDAR : https://association-radar.org

Les Cahiers du CERMTRI n° 44 et 45, Documents sur la scission du PCI, 1985-1987.

Vincent Présumey. Politique militaire prolétarienne : le cadavre sort du placard. Tant mieux ! , Cahier APLutSoc, août 2022.

Didier Fischer et Robi Morder, La Fondation santé des étudiants de France au service des jeunes malades depuis 1923, Editions Un, Deux… Quatre, Clermont Ferrand, 2010

Paul et Clara Thälmann, Combats pour la liberté, La Digitale éd., 1997.

Cahiers Léon Trotsky n° 56, 1995, consacré à Raoul (Claude Bernard).

Livio Maitan, Pour une histoire de la Quatrième Internationale. Itinéraire d’un communiste critique., Paris, La Brèche, 2021.

La brochure comportant le Programme de Tripoli du FLN et l’article de Pablo, Impressions et problèmes de la révolution algérienne, disponible sur le site de la B.U. de l’Université polytechnique des Hauts-de-France.

La revue Autogestion avec le dossier formé par Raptis-Pablo en 1967 disponible sur le site archivo-obrero.com.

Mohamed Harbi, L’autogestion en Algérie. Une autre révolution (1963-1965), Syllepse, 2022.

Sylvain Pattieu, Les camarades des frères. Trotskystes et libertaires dans la guerre d’Algérie., Syllepse, 2022.

Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN. 1954-1962., Paris, Fayard, 2002.

Rémy Kauffer, Paris la rouge, capitale mondiale des révolutionnaires, Paris, Perrin, 2016, chapitre 9.

Roger Faligot, Rémy Kauffer, Eminences grises, Paris, Fayard, 1992.

Patrick Serand, Bref aperçu de l'histoire du courant "pabliste" ses suites et ses périphéries en France 1965-1996, en ligne sur www.iisg.nl/archives/doc/pablisme-histoire.pdf.

Jean-Pierre Hardy, Les marxites-révolutionnaires pour l’autogestion dits « pablistes » : des « pieds-rouges » d’Algérie aux altermondialistes., Histoire du courant marxiste révolutionnaire pour l’autogestion dit «pabliste» – cmrasite

Rubrique « Michel Pablo » du site Marxist Internet Archives (marxists.org).

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