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Billet de blog 31 octobre 2024

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Sur François Bazin, Le parrain rouge. Pierre Lambert. 2° partie.

Suite et fin.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le parcours lambertiste selon Bazin, et sa dimension réelle.

La Maman.

A la différence d’un Gerry Healy qui fabulait allégrement sur les exploits de sa jeunesse, Lambert est toujours resté très discret sur son histoire personnelle. François Bazin donne sans doute l’essentiel à connaître d’une famille et d’une jeunesse fort pauvres, de parents culturellement yiddish (mais détachés de la religion), d’un père interné psychiatrique, puis d’un adolescent se socialisant en bandes à Montreuil, tout en étant un élève brillant et turbulent à l’avenir compromis par la pauvreté.

Bazin repère judicieusement qu’à deux reprises, dans ses très rares témoignages personnels (dans Daniel Gluckstein et Pierre Lambert, Itinéraires, Editions du Rocher, 2002, et dans un entretien sur France Culture avec Jean Birnbaum, également en 2002), Lambert dit qu’à 12 ans, en 1933, il a eu peur que les nazis viennent prendre sa maman. Lambert est d’ailleurs encore plus précis : il dit que ce fut là sa « première réflexion politique » (Itinéraires, p. 127). Et Bazin remarque, à partir de la vidéo des obsèques de Lambert en 2008, disponible sur Rue 89, que la chanson Yiddishe Mame accompagne l’arrivée du cercueil – en outre rarissime manifestation de judéité concernant Lambert.

« La classe. »

La « clef » de F. Bazin à partir de là est manifeste : le jeune Pierrot Boussel, Andreï, Lejeune, Temansi … finalement Lambert, a toujours cherché un cadre protecteur, matriciel, dans lequel s’épanouir, et, très tôt, ce fut « la classe » - la classe ouvrière, désignée comme « la classe » en effet dans l’organisation : « intervenir dans la classe », « être avec la classe », « s’immerger dans la classe » …

Le syndicat.

Puis, à un moment donné, « la classe » se spécifie dans « le syndicat ». Ce moment clef se situe vers 1943-1944, quand Lejeune devient Temansi dans l’usine Geoffroy-Delore, d’où il agit comme dirigeant CGT à la Libération, semblant capable de « monter » très vite, mais cessant de le faire une fois que Frachon sait qu’il est trotskyste. Notons que cet épisode nourrissait la méfiance d’un Lequenne, alors qu’il indique surtout des potentialités que le jeune PCI (Parti Communiste Internationaliste) n’a pas su exploiter.

De la maman à la classe, de la classe au syndicat : il y a sans doute du vrai dans ce résumé que suggère clairement l’interprétation de F. Bazin.

Mais ceci s’insère dans l’évolution des courants trotskystes et dessine, à partir de 1944, la particularité de Lambert dans le PCI, aspect qui lui a échappé : Lambert est à la fois « un syndicaliste » et un ancien du CCI « moliniériste », ce qui est une combinaison originale, sans doute unique.

Le courant Molinier dont provenait le CCI n’était guère porté sur l’action syndicale. C’était en fait dans l’autre composante fondatrice du PCI en 1944, numériquement plus grosse, le POI (Parti Ouvrier Internationaliste), issu de la section « officielle » de la IV° Internationale d’avant-guerre, qu’il y avait eu le plus de véritables syndicalistes. Ce que F. Bazin a saisi au plan psychologique participe d’une histoire plus vaste, laquelle remonte, concernant les rapports entre trotskysme et syndicalisme en France, notamment avec les deux courants historiques que furent l’Ecole Emancipée et la Révolution Prolétarienne, à 1930 : voir à ce sujet mon article Compléments sur Pierre Lambert, dans la rubrique Documents du site d’Aplutsoc.

  1. Bazin l’a manifestement lu mais n’en a pas pleinement profité, alors qu’il est, comme pour le cadre international, indispensable de saisir cette histoire syndicale et politique pour comprendre le « lambertisme » …

Il y a là une clef explicative qui touche à la fois au type de socialisation, à la personnalité militante, et aux orientations politiques. Les courants syndicalistes que je viens de citer, une figure comme Alfred Rosmer, et les quelques vrais syndicalistes du POI, étaient culturellement et moralement opposés aux « méthodes de Molinier », comme on disait dans les années 1930, alors que les « moliniéristes », nullement syndicalistes mais intervenant dans les entreprises, se voulaient efficaces avant tout, avec gouaille, agressivité, habileté. Lambert, sans doute sans s’en rendre compte lui-même, est le personnage qui a combiné les traits et les habitus des uns et des autres. C’est ce qui, dans un second temps, le fait membre de la direction du PCI et surtout animateur, avec Marcel Gibelin, de sa Commission syndicale.

Maman/Classe/Syndicat : et le Parti ?

On remarquera que le schéma « maman/classe/syndicat » qui est en fait celui de F. Bazin, n’appréhende pas « le parti » ni « la IV° Internationale » comme un cadre protecteur ou un milieu ambiant répondant aux aspirations de l’individu Lambert.

Et ceci n’est pas faux : Lambert dès le départ est indiscipliné, il est exclu du CCI nous l’avons vu, repéché par la réunification POI/CCI qui donne le PCI, et finalement, la « discipline internationale », en 1951, lui tombe dessus en la personne du « secrétaire » Michel Pablo, qui l’enjoint de casser l’activité qu’il a construite, le journal l’Unité syndicale et le regroupement qui va avec, lequel associe des responsables CGT, FO (dont Alexandre Hébert, rencontré en 1950) et FEN, avec une aide yougoslave.

Lambert a essayé d’assouplir Pablo et s’est heurté à sa main de fer (chez Michel Lequenne cela donne : il a tenté de magouiller avec Pablo qui l’a traité avec le mépris qu’il méritait), faisant de lui un opposant frontal au moment précis où l’« entrisme sui generis » fait se cabrer les militants du PCI ayant un peu de « bouteille » syndicale.

1952-1958.

A partir de la crise pabliste, le récit de F. Bazin est tributaire de la thèse de Jean Hentzgen, Du trotskysme à la social-démocratie : le courant lambertiste en France jusqu’en 1963, très utile, indispensable, concernant les faits dont certains ne sont aujourd’hui connus que par elle. J’en ai discuté les interprétations dans mon article Retour sur l’histoire du trotskysme en France, également disponible dans la rubrique Documents du site d’Aplutsoc. F. Bazin s’inspire d’autre part de la brochure de l’OCI, Quelques enseignements de notre histoire (qu’il attribue à Pierre Roy, lequel n’avait pas une position dans l’organisation lors de sa parution, en 1971, pouvant le suggérer ; en fait, cette brochure est à l’évidence soit écrite, soit contrôlée à chaque ligne, par Lambert).

Malgré les quelques nuances véhiculées par l’utilisation des renseignements que donne J. Hentzgen, les années 1952-1958 sont sommairement définies comme « … cet épisode manœuvrier qui, au mitan des années 1950, installe Lambert comme unique patron de son organisation et signent, du même coup, l’acte de naissance du lambertisme partisan. » (pp. 129-130).

  1. Bazin, qui n’intègre pas les données politiques et historiques internationales, ni celles concernant l’histoire du syndicalisme et du trotskysme en France, aboutit là à un schéma sommaire centré sur la personne de Lambert : après s’être fait son trou dans un réseau syndical, il prend le contrôle de ce qui reste du PCI, et hop, le lambertisme est né (tout en évitant de donner une date précise à l’« épisode manœuvrier » : le « mitan des années 1950 »).

Les années 1952-1958 sont autrement plus compliquées et nuancées. Rétrospectivement, deux épisodes pourraient passer pour les premières « purges lambertistes », mais ce sont plutôt des incidents mettant en jeu des militants stressés dans une organisation qui craint d’être liquidée, traumatisée, je le répète, par son « exclusion de la IV° Internationale ».

Il s’agit du voyage de Marcel Gibelin à Moscou en 1953 dans une délégation syndicale, alors qu’il est à FO, suivi de son exclusion et de l’éloignement progressif de son ami Jacques Danos. Evidemment que ceci fait de la place à Lambert parmi les décideurs syndicaux du petit PCI, mais cela dit, reconnaissons que Gibelin en a fait une belle en se rendant à Moscou sans prévenir ses petits camarades !

L’autre épisode, plus grave, est l’exclusion de la tendance Bleibtreu-Lequenne-Fontanel, début 1955, au motif que ses responsables, lors du début de la répression contre la solidarité avec l’insurrection algérienne, se sont rendus à une convocation de la police sans l’accord de l’organisation. Certes, on pourrait voir là une première occurrence de la liquidation d’adversaires politiques utilisant un motif non politique, mais les détails donnés par J. Hentzgen montrent que la discussion explicite faisait rage depuis des mois dans les BI (bulletins intérieurs), et que Bleibtreu et ses camarades étaient déjà engagés dans des contacts (sur l’Algérie, avec André Marty …), « fractionnels » au sens où ils n’en informaient pas la majorité du Comité Central, qu’ils essayaient de tourner. On a plutôt l’impression que, pour ainsi dire, la coupe était pleine des deux côtés, et que la tension produite par la répression a été la dernière goutte d’eau.

  1. Hentzgen relève, cela dit, une violence certaine (on se traite de « jaunes »), qui n’est pas nouvelle, mais dont Lambert commence peut-être à être le premier utilisateur. La violence dans les relations internes est dénoncée par la tendance Raoul, qui existe ouvertement et dénonce l’exclusion de la tendance Bleibtreu. Après avoir eu des contacts poussés avec le groupe Socialisme ou Barbarie, le groupe Raoul réintégrera de lui-même la direction du petit « parti » en 1956, après la mort de Robert Berné, qui était le « jeune » du noyau dirigeant, et parallèlement à l’arrivée de Pierre Broué en région parisienne et l’accroissement de son rôle.

Certes, Lambert a acquis un statut à part, de primus inter pares si l’on veut, que Raoul a cela dit dénoncé ouvertement sans encourir de foudres. Le signe manifeste de ce statut implicite est le fait que sa réintégration dans la CGT (dont il avait été exclu en 1950), en 1954 – vraie victoire, non ? - après une rencontre avec Benoit Frachon en personne, a été une opération menée directement sans informer le Comité Central des détails, qui n’étonne que les minoritaires Bleibtreu et Lequenne, et suscite un commentaire sceptique de Raoul.

Au total : non, le « PCI majoritaire » début 1958 n’est toujours pas ce « lambertisme » doté d’un « unique patron », mais un tout petit « parti » perclus de contradictions, dont l’une est la relative primauté de Lambert, et de potentialités.

1958-1959.

L’avènement, par un coup d’Etat militaire, d’un régime autoritaire, la V° République, le recul social qui menace, la rupture avec Messali, ont conduit l’organisation à ne plus s’intituler « parti », mais simple groupe (« Groupe La Vérité » vite appelé « Groupe Lambert » par ses rivaux). 1958 est chez F. Bazin le moment complémentaire de la définition du « lambertisme » : celui-ci, qui existerait donc déjà avec son « patron », s’axerait alors définitivement sur l’ancrage à l’intérieur d’une centrale syndicale avant tout, qui serait FO, par la décision de Lambert.

Là encore, F. Bazin accélère et anticipe, aux risques d’anachronismes. Là encore, tout va beaucoup plus lentement dans la réalité que dans cette reconstruction. Et en particulier, le rapport de Lambert à FO n’est pas si simple, j’y reviendrai ci-après, car mes propres articles et analyses y sont impliqués.

En outre, des militants sont envoyés faire un tour à l’UGS (Union de la Gauche Socialiste) puis au PSA (Parti Socialiste Autonome). Là encore, F. Bazin voit dans cet entrisme l’affirmation d’une orientation tournée vers la « social-démocratie », et même vers ses courants « laïcs [sic] et souvent maçons », mais sans expliquer ni peut-être bien sans saisir pourquoi ceci tourne court à la naissance du PSU (Parti Socialiste Unifié), le groupe La Vérité considérant Mendès-France comme un politicien bourgeois, et la prise en main d’organisations issues du mouvement ouvrier par d’anciens dirigeants de la IV° République comme une manière de liquidation.

Le responsable de ce travail, Robert Chéramy, seul élu du groupe à la direction du PSA, va s’y adapter et rester au PSU, s’éloignant du groupe La Vérité dont il avait été un pilier. Ce départ apparait comme une exclusion dans les souvenirs (oraux et écrits) de Pierre Broué, et a concerné aussi deux autres militants enseignants, Charles Cordier et Paul-Louis Letonturier. Le peu que l’on sait de cette exclusion effective, qui sanctionnait, pour Lambert, la distanciation à l’amiable voulue par Chéramy, non mentionnée par Hentzgen car elle n’apparaît pas dans les archives de l’organisation, provient de Pierre Broué, qui en a publié des éléments dans sa nécrologie de Chéramy dans le Cahiers Léon Trotsky n° 78 de novembre 1992, et dont j’ai détaillé les souvenirs dans mon article Sur la vie et l’œuvre de Pierre Broué (disponible en français sur le site Aplutsoc, Documents, et publié en anglais par la revue Revolutionnary History en 2007).

Sixties et antimodernisme.

Les années 1960 voient l’organisation se remettre à progresser numériquement, et prendre le nom d’OCI (passant, ou voulant passer, « du groupe à l’organisation » : Organisation Communiste Internationaliste) en 1965. Le trait principal qui frappe F. Bazin est culturel, il est résumé par le titre du chapitre 9 : « Fondamentaliste, antimoderne ». Autant dire « réac » !

Là encore c’est un peu plus compliqué. Lambert n’aime pas les modes et soupçonne la « petite bourgeoisie » dans toutes les thématiques nouvelles de cette époque, c’est certain. Et cette mentalité, plus ou moins théorisée (mais plutôt moins que plus à mon avis) rejoint celle de bien des cadres syndicaux, masculins, à FO comme à la CGT, c’est certain aussi.

Il y a pourtant une dualité : c’est bien la même organisation qui a eu pour responsable à la formation, de 1959 à 1967, Boris Fraenkel, introducteur de Reich et de Marcuse en France – il a fait se rencontrer Marcuse et Lambert …- et homosexuel assumé. Justement, son exclusion en 1967 pourrait figurer dans la rubrique « purges lambertistes » - mais il n’est pas exclu pour ses positions sur la libération sexuelle ni pour ses mœurs, mais pour avoir imprimé la Lutte sexuelle des jeunes de Reich avec les moyens de l’organisation, sans l’en aviser … On peut certes y voir un prétexte, mais Fraenkel a sans doute été mis dehors parce qu’électron libre, et avec l’approbation des autres intellectuels notoires de l’organisation, Pierre Broué ou Gérard Bloch.

C’est postérieurement que Stéphane Just instruira son procès avec des expressions lourdes de fantasmes telles que « clique sexualo-sectaire » ou encore « doigt du pape dans la culotte du prolétariat » (sic !!!).

Cette dualité concerne Lambert lui-même, car, macho franchouillard bien souvent, surtout lorsqu’il joue son rôle de chef politique ou syndical, il est également féru de psychanalyse (et a eu une compagne psychanalyste, petite-fille de C.J. Jung selon F. Bazin).

En fait, le style « antimoderne » et macho de l’OCI, et de l’AJS, est un phénomène postérieur à mai 1968, qui correspond à son affirmation, voire à sa posture retranchée et acculée, face au « gauchisme décomposé » : il y eut alors une affectation à ne pas faire « gauchiste », y compris, voire surtout, chez les jeunes militants (qui en réalité, étaient bel et bien des gauchistes, sans guillemets !), pour se démarquer.

1968-1969.

  1. Bazin a bien vu l’importance, dans les années 1968-1969 - si elles n’avaient pas eu d’effet sur l’OCI, cela aurait voulu dire qu’elle était une secte hermétique, ce qui n’était pas le cas – de deux moments clefs, pour ainsi dire polaires.

Le pôle négatif est la nuit des barricades où Lambert, de loin (congrès syndical ou vacances portugaises, la chose n’est toujours point tranchée ici !), décide qu’il faut quitter les barricades, consigne transmise sèchement par Just et appliquée farouchement par des responsables étudiants qui la désapprouvaient en leur for intérieur, avec Claude Chisserey.

C’est le point de départ d’une certaine impopularité dans les facs, appuyée et amplifiée par tout le reste de l’extrême-gauche ainsi que par les Jeunesses du PCF, pour isoler les militants « lambertiste », à quoi ils ont réagi en se blindant, comme il a été indiqué.

Le pôle positif est le discours de Lambert au congrès confédéral de FO en 1969 qui, en complicité avec André Bergeron, transforme ses réticences sur le référendum gaulliste en appel explicite à voter Non.

De là à conclure que ce jour-là Lambert a fait démissionner De Gaulle … il y a un pas qui fut allégrement franchi dans la mythologie de l’organisation. En fait, l’accord passé alors entre Lambert et Bergeron comporte le vote Non, et, en cas de victoire du Oui – qui leur semblait le scenario vraisemblable à cette date ! – la participation de FO aux « organismes d’intégration du syndicalisme à l’Etat », et non pas seulement des formules confuses à ce sujet comme l’écrit F. Bazin.

C’est à partir de là, et de là seulement, que nous avons une intégration organique des syndicalistes ayant pour référence Lambert et Hébert à l’appareil de FO, et qu’ils votent désormais tous les rapports moraux des congrès. Le seul précédent, j’y reviendrai ci-après, ayant été le vote pour le rapport moral en 1959, isolé, car Lambert et Hébert votèrent à nouveau contre ensuite, jusqu’en 1969.

Les années 1970 et la question du PS.

Les années 1970 (chapitres 11 et 12 de Bazin) voient une forte progression de l’OCI, en deux temps. Après mai 68 elle progresse comme les autres forces de l’« extrême-gauche » dont elle veut se démarquer, de quelques centaines à plus de 2000, mais l’« affaire Varga » est un terrible coup de gel interne. Sa progression reprend à partir de 1975-76, passant de 2461 fin 1976 à presque 6400 militants fin 1982, pour se retourner ensuite. Elle est alors nettement plus puissante que le reste de la dite « extrême gauche ». Si l’on tient compte du turn over, ce sont des dizaines de milliers qui sont passés là. Et n’oublions pas qu’il ne s’agissait pas en principe d’ « adhérents », mais d’un militantisme à temps plein, avec 10% des revenus comme cotise mensuelle (« phalange »), etc.

L’évolution de l’OCI était connectée d’une part au cadre international des rapprochements/éloignements du trotskysme dont j’ai parlé ci-dessus, d’autre part à l’aggravation progressive du régime interne : la primauté de Lambert, présente dès 1958, ne s’est pas forcément renforcée avant mai 68, mais elle se combine à partir de 1969 à la défense d’intérêts spécifiques dans l’appareil de FO, dont des militants de l’OCI deviennent permanents. L’« affaire Varga » est un moment clef, la première purge stalinienne véritable de Lambert. Parallèlement, la conquête de l’UNEF en 1971, qui était devenue un cadre vide mais qui voit les militants OCI et AJS tenter de le faire réellement revivre comme syndicat, créé un centre aux intérêts spécifiques, en fait la plus importante des « positions syndicales des trotskystes » en France, plus importante que celles du réseau amicalo-syndicaliste formé dans l’appareil de FO.

Le seul fait politique qui marque vraiment ici le récit de F. Bazin est la renaissance du PS à partir du congrès d’Epinay et les discussions qu’il suscite, ou plutôt, qu’il aurait pu et dû susciter, dans l’OCI. Charles Berg, Pierre Broué et Jean-Paul Joubert (ce dernier, historien des courants de gauche du socialisme français), ont, chacun, expliqué par la suite avoir envisagé un entrisme drapeau déployé pour former une aile gauche dynamique dans le PS d’Epinay, ce que Mitterrand, à certains moments, n’aurait pas refusé, ayant même lancé quelques perches pour voir si c’était possible.

A partir au plus tard de 1973 cette option est écartée, et remplacée, pour les initiés, par l’envoi de quelques sous-marins dont l’un, étant donné ses qualifications, va se trouver aux sommets du PS, tout seul, avec Lambert lui parlant dans une oreille et Mitterrand dans l’autre : Lionel Jospin.

Pour F. Bazin, si l’option du vrai courant dans le PS a été écartée de facto et sans débats explicites, c’est au fond parce que Lambert veut désormais, et en fait depuis ce « mitan des années 1950 » déjà évoqué, tout contrôler, et que cela ne lui aurait plus été possible. On peut dire la chose autrement : le petit appareil qu’il avait commencé à former lui semblait fragile et non adapté à une telle « ouverture » aux grands vents.

De plus, ajouterais-je, le débat sur la nature du PS d’Epinay redoublait celui de 1960 sur celle du PSU : si le PSU pris en main par Mendès devait être « liquidé comme parti ouvrier », cela valait, de manière formellement logique, à plus forte raison pour le PS pris en main par son ancien ministre de l’Intérieur de l’Algérie, Mitterrand. Et c’est en gros ce que disait Alexandre Hébert, l’arrivée de Rocard et des cadres CFDT dans ce même PS en 1975 étant pour lui une circonstance aggravante de plus.

Il faut dire aussi que ces décisions ou non-décisions ne sont pas prises après discussion ouverte, débat écrit, vote de congrès : l’examen des BI montrerait un appauvrissement de ceux-ci, la grande politique étant réservée aux chefs et à quelques anciens, les militants écrivant, ou étant incités à écrire, surtout sur de « la pratique » : comment j’ai vendu des numéros d’Informations Ouvrières à tel endroit, etc.

La très vieille et très mauvaise habitude de ne pas tirer les bilans – elle remonte au second congrès mondial de la IV° Internationale de 1948 qui a estimé qu’avoir « tenu » depuis 1938 était un bon bilan ! – est bien ancrée, d’autant que s’y substitue une manière faussement matérialiste et pressurisante de paraître faire des bilans et d’établir des perspectives : la « méthode objectifs-résultats », impulsée par Lambert lui-même, maître des comptes de l’organisation, qui devient le premier point (« résultats » chiffrés et financiers) et le dernier (« objectifs ») de chaque réunion de cellules, au plus tard à partir de 1976. Ce « bolchevisme » va se rapprocher de plus en plus des pratiques d’écoles de commerce …

C’est dans ce cadre qu’il faut situer l’« affaire Berg » en 1979, que F. Bazin met sur le même plan que l’« affaire Varga » alors que cette dernière est bien plus ample et fondatrice : croissance de l’organisation, appesantissement d’une réelle domination de Lambert comportant une opacité de la gestion des finances, discussions tronquées par l’absence de bilans (les « bilans chiffrés au jour le jour » de la « méthode objectif-résultat » achevant d’interdire tout vrai bilan politique).

La régression : au plan national.

Tout cela nous conduit à l’involution progressive de l’après 1981. L’OCI a joué un vrai rôle dans la victoire de Mitterrand, notamment dans sa percée du 1° tour par rapport au PCF. Peut-être même a-t-elle apporté le petit pourcentage faisant la différence, non par son poids propre, mais par l’impact démultiplié d’une campagne de masse qui, à l’université, a été la principale campagne pour l’élection de Mitterrand (devant celle du PS ou à sa place).

L’absence d’un « juin 36 » après la victoire, puis l’entrée par paliers dans une politique néo-libérale qui, faisant plus que ne pas respecter les promesses, commence à faire le contraire de ce qui avait été promis, auraient de toute façon été des facteurs de remise en cause.

En outre, cela se produit alors que Lionel Jospin, s’il avait « rompu », aurait été tout seul : Mitterrand et l’appareil du PS le « tenaient » en fait bien mieux que Lambert, même s’il ne quittera formellement l’organisation dont il était un membre clandestin qu’à la date très tardive de 1987. Il y avait pourtant d’autres militants de l’OCI dans le PS – les souvenirs des uns et des autres les évaluent jusqu’à une centaine, même si c’était sans doute moins. Mais tous bien intégrés, dispersés, sans base politique explicite.

Mais en plus, et c’est là le maillon manquant chez F. Bazin, 1981 est aussi l’année où, pour Lambert et l’OCI, se dénoue l’illusion d’une grande joint-venture internationale avec Moreno et son courant, illusion qui avait elle-même pris la place, fin 1979, des perspectives de réunification trotskyste.

  1. Bazin suit la saisie, par l’OCI (dite alors « unifiée » par suite de l’absorption de la TLT) puis par le PCI reproclamé, de la question laïque comme point de clivage central par rapport au mitterrandisme. Il parle de « tournant républicain » (chapitre 14) et semble y voir une compensation à l’absence d’affrontement sociaux de type gréviste, de grande ampleur, opposant classe ouvrière et exécutif mitterrandien de la V° République.

En fait, l’abrogation de la loi Debré instaurant le financement public des écoles privées (confessionnelles et surtout catholiques), qui aurait été facile à faire en 1981 mais qui fut précisément interdite par Mitterrand, sans résistance connue du premier secrétaire du PS Jospin, aurait ouvert pour la présidence Mitterrand, sur tous les plans, une voie inverse de celle qu’il a suivie : la remise en cause de l’héritage institutionnel de la V° République. Cette question était bel et bien stratégique.

En s’engageant, en lieu et place de la simple abrogation mettant en œuvre le principe « fonds publics à l’école publique, fonds privés à l’école privée », dans le lancement de la loi Savary de « grand service public unifié » avec un caractère propre à chaque établissement, l’exécutif mitterrandien s’engageait sur la voie de la capitulation devant la droite et les cléricaux, qui vont mobiliser et gagner : cette défaite laïque fut une défaite sociale, aux conséquences durables.

Une fois encore, ce cadre politique manque chez F. Bazin, dont ce n’est pas le problème ; mais alors on ne comprend rien au rôle de Lambert, à ses causes et à son importance, alors qu’il fut finalement, et c’est là un tournant, l’un des acteurs de cette défaite.

Le problème n’est en effet pas tant que Lambert ait misé sur ce clivage en lui donnant une place centrale qu’il avait bel et bien, que l’inflexion qu’il apporte, à partir de 1983, aux choix de construction politique qui y sont associés : la construction du PCI, pourtant proclamé en 1982, est délaissée en faveur d’un Mouvement Pour un Parti des Travailleurs proclamé en 1984, reposant sur l’affirmation selon laquelle PS et PCF auraient cessé de servir de représentation, même déformée, de la classe ouvrière. Ce sont les idées d’Alexandre Hébert que Lambert fait alors prévaloir.

Parallèlement à ce tournant, les « sous-marins » dans le PS, et Jospin le premier, sont laissés en déshérence : sauf la signature de quelques appels laïques (et quelques figures décoratives du MPPT), ils ne sortent pas du bois et la grande majorité s’éloigneront sans bruit, tout naturellement, et seront des PS bon teint.

Lambert s’imagine-t-il avoir trouvé une panacée pour « percer », c’est difficile à dire : en réalité c’est un repli qui s’amorce. Sans doute comptait-il sur l’engagement d’une partie significative de l’appareil de FO, en guise de courant social-démocrate de gauche si l’on peut dire. Cet engagement reste limité : les cadres de FO « ne font pas de politique », tandis que le réseau amicalo-syndicaliste de Lambert, lui, monte dans cet appareil, jusqu’aux sommets.

De fait, le MPPT puis le PT comporteront, en dehors du courant « communiste internationaliste » qui porte tout à bout de bras et constitue 99% de ses membres actifs, uniquement le courant dit anarcho-syndicaliste d’Alexandre Hébert comme composante réelle autre que les « trotskystes » (les « courants socialiste » et « communiste » étant des ersatz fictifs).

De plus, en échange, non pas, donc, d’un engagement pour un parti des travailleurs basé sur les syndicats, mais bien de l’achèvement de l’ascension des amis de Lambert dans les sommets confédéraux, c’est une faveur très coûteuse et très lourde de conséquences que Lambert accorde à Bergeron, à sa demande : le passage à FO du gros des forces militantes accumulées par l’OCI dans la FEN. Cette opération d’appareil est la secousse sismique qui amorce l’ébranlement du syndicalisme unitaire dans l’enseignement public, facilitant la dérive de la direction de la FEN vers l’autonomie revendiquée, laquelle conduira quelques années plus tard à une dispersion aggravée du syndicalisme en France. Cette division syndicale supplémentaire complètera la défaite laïque de 1984 et aura du poids sur l’ensemble des rapports de force sociaux.

Défaite laïque plus début de la tectonique scissionniste des plaques dans le syndicalisme enseignant : c’est une défaite « ouvrière », en dernière analyse, une défaite de « la classe », dont Lambert est l’un des acteurs et des coupables.

1984 est l’année du double tournant, vers le MPPT et vers FO dans l’enseignement. Ce dernier tout particulièrement pouvait causer des remous dans l’organisation, lesquels se polarisèrent sur la formation d’une tendance autour de Stéphane Just. Une purge rapide régla le problème : Just et ses camarades, au congrès tenu cette année-là, sont proclamés comme s’étant « mis en dehors du parti » pour ne pas s’être opposés à l’exclusion, elle-même construite sur un motif fabriqué, de Serge Goudard dit Mélusine, militant lyonnais (partisan de Just que celui-ci connaissait contrairement à ce qu’écrit Bazin) …

Toute cette séquence des années 1981-1984 est vue par F. Bazin comme une grande manœuvre finalement peu réussie de Lambert vers les milieux « laïco-républicains », faute d’avoir trouvé meilleur terrain pour affronter Mitterrand au pouvoir. N’est pas saisie la portée véritable de ce qui se passe alors : un repli national qui va déterminer aussi la politique internationale de Lambert.

Avant de poursuivre, critiquons enfin un choix, sans doute inconscient, de vocabulaire, commun à F. Bazin et aux milieux journalistiques : non, les appels lancés sur la laïcité dans cette période ne sont pas des « appels aux laïcs », mais des « appels aux laïques ». Etymologiquement, et cette étymologie vient de l’histoire, un laïc est un membre du peuple de Dieu n’ayant pas, comme les clercs, reçu d’ordination, et un laïque est un partisan, qu’il ait une religion ou non, de la laïcité institutionnelle : ce n’est pas du tout la même chose !

Cette confusion - banale – aboutit ici à retoucher, de « laïque » en « laïc », sans doute sans s’en apercevoir, toutes les citations émanant de la Fédération des Comités de Défense Laïque et autres organisations ad hoc lancées dans cette période à partir du PCI-MPPT, apportant un élément supplémentaire de confusion dans la compréhension politique des évènements.

La régression : au plan international.

Fin 1985, Lambert, après avoir été pour la première fois battu par un vote dans les instances de IV° Internationale-CIR, sur le Nicaragua envers lequel il voulait lancer une campagne contre les mesures d’état d’urgence prises par le gouvernement sandiniste à cause de la Contra (contre-révolution armée structurée par les Etats-Unis), lance soudain, dans cette instance, une idée nouvelle : comme le « fil de la continuité » de la IV° Internationale passait par la section russe (Trotsky), le SWP américain et le PCI français – ce qui est déjà un saucissonnage étrange de l’histoire – et que Trotsky est mort, n’est-ce pas, et que le SWP est devenu castriste, il ne reste donc que la section française porteuse du fameux fil : elle va donc devoir, et pouvoir, reconstituer vraiment la IV° Internationale.

Autrement dit, Lambert se prépare à proclamer : « la IV° Internationale, c’est moi » - couvrant en réalité son repli national et le fait que, désormais, son orientation internationale est bien conditionnée par ses alliances françaises, essentiellement dans FO, matérialisées dans le très fictif MPPT.

Cette fausse nouvelle perspective internationale a pour adversaires Luis Favre et ses camarades, Favre que Lambert avait propulsé à la tête du CIR après la rupture avec Moreno. Simultanément, Lambert fait pression sur ses camarades brésiliens dans le Parti des Travailleurs (PT), pour qu’ils ne s’intègrent pas à l’ articulaçao, le courant syndicaliste central du PT autour de Lula, comme ce courant le leur proposait. Les militants brésiliens pensaient alors qu’ils pouvaient contrebalancer l’influence des contacts internationaux sociaux-démocrates et staliniens sur le groupe de Lula. En réalité ce fut tout à fait l’inverse qui se produisit.

Ces facteurs internationaux, peu connus, sont naturellement absents du livre de F. Bazin, ce qui serait fort excusable … si Luis Favre et J.C. Cambadélis n’étaient pas parmi ses principaux informateurs. Mais justement : le premier, par la suite dans le PT, et le second, par la suite dans le PS, y feront tout ce que l’on veut sauf des ailes gauches. Ils ne risquaient pas d’apporter quelque lumière sur le tournant obscur de Lambert qui sera aussi, en bien pire, le leur …

En 1986, après les élections législatives, Cambadélis et les dirigeants récents et actuels de l’UNEF-ID rompent avec l’OCI et rejoignent le PS, où Cambadélis ne formera nulle aile gauche, bien au contraire. J’y reviendrai plus loin.

C’est alors une série noire pour Lambert. Cambadélis lui a fait le coup de l’arroseur arrosé, c’est clair, et il était passé, de son point de vue, d’un parrain à l’autre : de Lambert à Mitterrand. A l’été 1986 éclate l’affaire des détournements de fonds à la Caisse Primaire d’Assurance Maladie de Paris, qui menace le « système Lambert » et le paralyse si jamais il avait voulu tenter une contre-attaque dans l’UNEF-ID.

Une explosion de la jeunesse est victorieuse contre la loi Devaquet à l’automne 86 (aspect absent chez F. Bazin) : dans l’organisation, les « leçons » en sont tirées par Daniel Gluckstein, dans un livre dont le titre dit tout : « Qui dirige ? Personne, on s’en charge nous-mêmes ». Gluckstein comme Lambert sont tout ce que l’on veut, sauf des spontanéistes : ce soudain éloge de l’absence de direction vient après la perte définitive de la plus grande « position syndicale trotskyste » qu’aura été en France l’UNEF …

Puis, en 1987, c’est la scission internationale du courant de Luis Favre, entrainant la section canadienne et la plupart des Anglais et Irlandais du CIR. De même que Cambadélis, avec lequel il était en contact, a trompé la base militante qui le suivait, en ne s’orientant absolument pas vers la formation d’une aile gauche du PS, et encore moins d’un PT à la française en mode « congrès de Tour à l’envers », de même Favre a vite largué les groupes du CIR qui étaient sortis avec lui, devenant un homme d’appareil et d’affaires, au sens du business, dans le PT brésilien. Jospin, discrètement, part aussi. Dans le CIR, Lambert n’a plus d’adversaire pour monter « sa » IV° Internationale avec Gluckstein, dit Seldjouk (le grand vizir du calife …), désormais à la manœuvre.

Dernières années avant le gel.

  1. Bazin, même s’il ne maitrise pas le cadre politique de cette série de déconvenues au plan international, et le réduit à certains de ses aspects d’appareil au niveau français, a raison de dire que la candidature de Pierre Boussel aux présidentielles de 1988 avait pour vraie cause l’impérieuse nécessité de réaffirmer l’organisation de Lambert et de montrer qu’elle pouvait agir encore et apparaître au grand jour. Mais ce fut pathétique : nul téléspectateur « normal » ne pouvait soupçonner l’arrière-plan du « petit employé de la Sécu » à l’accent parigot, qui n’apparut détendu à la télé qu’une seule fois, lors de l’annonce des résultats (0,38% …), quand c’était fini …

Quelques mois plus tard, fin janvier début février 1989, un congrès agité de FO, pour la succession d’André Bergeron, à la direction depuis des décennies, voit la victoire, courte (53,6% des mandats), de Marc Blondel. Contrairement à ce que croient le Point ou Valeurs Actuelles, Marc Blondel n’est pas plus un « sous-marin » lambertiste que, par exemple, Jean-Luc Mélenchon (à la différence de Lionel Jospin jusqu’en 1987). Ni moins, d’ailleurs, là est la subtilité sociologique et politique : il est tout simplement le pur produit du milieu amicalo-syndicaliste, un réseau de quelques dizaines de potes en contact permanent, dont « Pierrot » est la référence absolue depuis maintenant deux décennies, réseau qui prend les rênes, avec lui, de la confédération syndicale. Finalement, la prise de pouvoir dans FO aura été le gain final des années de repli national du « lambertisme ». Pour quel bénéfice, du point de vue de la lutte des classes, s’entend ?

Avant de pouvoir le mesurer, se produisent de grands bouleversements mondiaux. En novembre 1989 c’est la chute du mur de Berlin, en décembre 1991 la fin de l’URSS : ces gigantesques évènements, prophétisés mais attendus sous d’autres formes par Pierre Lambert comme par Stéphane Just, Pierre Broué, Michel Varga … depuis trois décennies, ne secouent guère l’organisation de Pierre Lambert.

Signe évident d’un début de glaciation – par ailleurs, j’ai écrit sur les contacts russes, notamment l’anarcho-syndicaliste de Moscou Andreï Issaïev, qui finira comme colonne du régime poutinien, et la courte expérience d’un « PT russe » qui s’autoliquide dans l’alliance avec les secteurs bureaucratiques hostiles à Eltsine. La réaction dominante de Lambert et son organisation, comme pas mal d’autres d’ailleurs, est toute d’inertie et de conservatisme.

Mais la chute du bloc soviétique et de l’URSS pourrait ouvrir des possibilités de convergence avec les ci-devant staliniens ou néo-staliniens qui s’opposent à la première guerre du golfe, puis au traité de Maastricht. Simultanément, les premières années de Marc Blondel dans FO voient une relative inflexion combative et la levée du tabou concernant l’unité d’action avec la CGT. Cette combinaison nourrit ce qui est à mon avis une légende, que F. Bazin répercute : Lambert aurait tenté d’impulser une réunification syndicale organique entre la CGT et la CGT-FO.

Chez F. Bazin, cette thèse s’appuie sur un « Manifeste des 500 pour l’indépendance syndicale » lancé le 28 mars 1995 – un mois avant le premier tour des élections présidentielles. Ce manifeste n’engage pas directement la bataille pour la réunification organique, mais il la fait planer, et frappe par des formules telles que l’appel à une « unité syndicale retrouvée, qui sera l’œuvre des militants eux-mêmes ou ne sera pas », et rappelle cette vérité historique, que « la CGT et la CGT-Force Ouvrière sont les deux rameaux issus d’un tronc commun ».

Mais fondamentalement, la perspective historique d’une réunification syndicale sur des bases de classe, renvoyant notamment aux chartes d’Amiens (1906) et de Toulouse (1936), a été rejetée par la pratique lambertiste depuis 1984 et la désertion du syndicalisme enseignant unitaire : car le tronc cassé avait un troisième rameau, la FEN, qui vient d’être cassé par sa direction mais dont émerge cependant un surgeon de bonne taille, la FSU, laquelle se situe toujours dans la perspective historique de la FEN : l’unité organique comme horizon, la réunification. Le fait que les quelques forces laissées dans la FEN par le PCI/MPPT/PT soient restées à la FSU à sa création ne doit pas être surinterprété : il ne s’agit pas de clins d’œil aux « communistes », mais d’un choix inévitable compte tenu du droit de tendance maintenu dans la seule FSU.

L’appel des 500 a pu passer pour visant une réunification, il vise surtout à renforcer FO, à favoriser les alliances avec les secteurs traditionnels de la CGT, et à isoler le syndicalisme unitaire de l’enseignement. Marc Blondel, dans une division des taches probablement convenue entre eux mais qui pouvait avoir sa dynamique propre, ne dit rien sur cet appel, que certains dirigeants de FO dénoncent, et promeut à la tête du secteur organisation, comme son n° 2, Claude Jenet, autre figure typique des cercles syndicalistes lambertistes.

En même temps, ces bruissements ont pour trame de fond les élections présidentielles et l’espoir que Jacques Chirac ne ferait pas de grande réforme de la Sécurité sociale. Lambert comme Blondel le nourrissent, au point qu’on peut penser qu’ils ont voté Chirac – peu probable en tout cas que Lambert ait voté Jospin …- et il est évidemment déçu -cocufié serait le terme exact - avec le plan Juppé.

La poussée gréviste, en défense de la Sécu, de décembre 1995, marque le point le plus avancé de l’unité d’action CGT/CGT-FO. Blondel verrouillera toujours toute velléité d’unité organique.

Nous pouvons répondre à la question : pour quel bénéfice dans la lutte des classes, Blondel ? Le résultat final des années Blondel s’appelle Jean-Claude Mailly. La conquête de l’appareil de FO n’a rien transmué du tout et a fait de cadres syndicaux formés dans les cercles lambertistes (membres ou non de l’organisation politique, ceci est secondaire y compris à leurs yeux) des bureaucrates réformistes tout à fait « normaux », assez insipides, et enclin à dériver à leur tour vers l’intégration du syndicalisme à l’Etat envers lequel Lambert et Blondel chantaient la « résistance ».

Durant ces mêmes années, les purges ont continué : Pierre Broué en 1989, André Langevin et Michel Panthou (ainsi que Roland Michel qui rejoint Stéphane Just) en 1991, Pedro Carrasquedo, Jean-Paul Cros, Alexis Corbières et Antonio Guzman en 1993. Puis, grisaille.

Comme je l’écrivais le 20 janvier 2008 dans ma première nécrologie de Lambert, le PT était devenu une organisation très triste, un astre mort. La perspective de la révolution ? Que nenni, on « défend les acquis », et même, « on défend la nation et la République » … contre l’Union Européenne.

Ah oui, j’oubliais : une IV° Internationale a bien été « reproclamée » à son « IV° congrès mondial » (renouant le décompte : 1938, 1948, 1951 …), à Paris en 1993, dans un système de poupées russe car autour d’elle on a une « Entente Internationale des Travailleurs et des Peuples ». Le PT algérien, structurellement lié au régime et à sa Sécurité Militaire, est le seul fleuron, si l’on peut dire, de cette nouvelle période.

Les longues dernières années du vieux chef accompagnent ce ronron. Il n’empêche que son prolongement actuel, entre une grosse secte, le PT reproclamé encore, et le POI, garde prétorienne de Jean-Luc Mélenchon - ceci n’est pas une image -, et quelques autres produits dérivés infidèles, doit lui aussi être expliqué. La construction politique contradictoire de Lambert s’arrête, chez F. Bazin, à ses obsèques, avec, on l’a vu, de nombreuses impasses auparavant. Mais si l’on parle aujourd’hui de Lambert, plus que durant sa vie, c’est bien qu’il y a des raisons contemporaines.

Deux mises au point.

La manière dont F. Bazin signale ses sources m’oblige, à ce stade, à deux mises au point, dont la première me concerne directement.

A propos de l’unique référence me concernant.

Pp. 179-188, F. Bazin, convaincu a priori que Lambert, déjà « patron » des lambertistes avant 1958, mise tout sur FO à partir de 1958-59, développe une série d’éléments en faveur de sa présence au congrès confédéral d’avril 1959. Mais sans parvenir à une certitude, bien qu’affirmatif sur l’adhésion de Lambert à FO au plus tard en juin 1959. Il n’y a en fait aucune certitude : Lambert entre à FO quelque part entre 1959 et 1961.

L’enjeu politique de connaître la date exacte est faible, l’essentiel étant que c’est au congrès confédéral de 1959 que, pour la première fois, Hébert a voté pour le rapport moral de FO, à l’étonnement de la plupart des opposants de gauche dans la confédération, et cela avec l’appui et le conseil, notoires, de Lambert (voir La Révolution Prolétarienne de mai 1959, notamment le très ironique article de Raymond Guilloré), les deux délégués connus membres du groupe La Vérité, Renard et Dumont, s’abstenant.

Ce qui importe pour F. Bazin est le « mariage de raison » qui se serait produit alors, définitif à ses yeux. Si « mariage » il y a, et ce n’est pas nouveau, c’est surtout entre Lambert et Hébert. Concernant Bothereau et la direction de FO, cela doit être fortement nuancé à cette date : le vote Pour de 1959 est isolé dans la série des congrès, et c’est seulement à partir de 1969 que tant Lambert, alors figure connue dans FO, qu’Hébert, voteront désormais pour les rapports moraux (les derniers amis d’Hébert cesseront de le faire en 2008, mais pas ceux de Lambert !).

La signification politique du vote Pour le rapport moral d’Hébert en 1959 est toutefois très forte si l’on veut faire sérieusement l’histoire politique de Lambert, qui l’a conseillé et justifié. En effet, dans la mythologie de l’organisation, seul le vote Pour de 1969 est magnifié, car il est censé, on l’a vu, avoir fait chuter De Gaulle. En revanche, en 1958, FO a refusé d’appeler au vote, donc refusé d’appeler au vote Non comme l’ont fait surtout la FEN, ainsi que la CGT, au référendum gaulliste sur la constitution, après quoi Bothereau a salué la victoire du Oui comme étant celle du « Oui de la démocratie ». Ce contexte politique ne semble pas saisi par F. Bazin, alors qu’il est ravageur du point de vue de la mythologie lambertiste sur l’efficacité formidable de Pierrot en matière de lutte contre « l’intégration des syndicats à l’Etat » et contre le bonapartisme.

L’argument du Oui au rapport moral, dans l’immédiat, était qu’une violente lutte interne opposait Bothereau à son aile droite Algérie française, laquelle est déjà déconsidérée à l’ouverture du congrès confédéral. La collusion entre Le Bourre, Lafond et le pouvoir gaulliste, pas encore dissocié de l’« Algérie française », était manifeste et les a discrédités et a favorisé un début de raidissement de FO contre les projets gaulliens d’association capital-travail. Le tout, néanmoins, dans le cadre du ralliement de Bothereau à l’avènement de la V° République, et nullement de la résistance …

Outre le fait que la portée politique de ces détails n’est pas saisie chez F. Bazin, celui-ci, du même coup, semble juger invraisemblable que, pendant quelques années, Lambert ait été à la fois syndiqué à la CGT et à FO, car tout en étant salarié de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie et syndiqué à FO au plus tard en 1961, il était, selon Itinéraires, p. 64, « un des secrétaires du syndicat CGT des monteurs-levageurs ». Le même ouvrage lui attribue la rédaction de circulaires de ce syndicat sur les accidents du travail, reproduites en annexe, datant de 1960. Pour F. Bazin « Ce récit ne tient pas la route. Il est mensonger et biaisé tout à la fois. » (p. 179).

Ce qui est mensonger et biaisé dans le récit de Lambert (et de la part de Gluckstein, à supposer que Gluckstein sache quelque chose de cette époque en dehors de ce que Lambert a pu lui raconter), c’est le mensonge ou le biais par omission, tant sur l’appartenance de Lambert à la CGT depuis sa réintégration par Benoit Frachon en personne en 1954, que sur le vote Oui au rapport moral de FO en 1959 en pleine acceptation de l’avènement de la V° République par Bothereau.

En revanche, l’appartenance simultanée de Lambert au syndicat FO de la CPAM et au syndicat CGT des charpentiers en fer-monteurs levageurs, profession qu’il n’exerce pas, mais dont le syndicat l’a délégué, d’ailleurs confirmée par la notice de P. Broué sur Lambert dans le Maitron, citée par F. Bazin en note p. 182, n’a pas à être mise en doute. Elle s’explique par les particularités des petits syndicats anarchisants de métier dans le Bâtiment, et, si elle peut surprendre en pleine guerre froide, et attester tant de l’habileté que de la reconnaissance dont bénéficie Lambert, elle n’est pas unique : il se trouve que son ennemi Michel Lequenne (voir son ouvrage déjà cité, p. 315) a été membre à la fois du syndicat CGT des correcteurs et du syndicat FO de l’édition dans les années 1960 !

Tous les éléments de ce dossier se trouvent dans mes deux articles sur Lambert de 2008, disponibles sur le site d’Aplutsoc, rubrique Documents, avec, justement, les précisions et rectifications que j’ai opérées, notamment sur cette année 1959, entre l’article de janvier 2008 et celui de mars, tenant compte des recherches de Jean Hentzgen, dont la thèse doit être consultée sur ce chapitre. En conclusion, je penchais pour une adhésion de Lambert à FO en 1961, mais en comprenant bien que là n’était pas l’essentiel, car il est entré en somme par la grande porte, déjà au fait et mêlé aux enjeux internes.

Il est donc regrettable que F. Bazin, p. 179, juste avant de qualifier le récit de Lambert de « mensonger et biaisé à la fois », cite en note mon article Compléments sur Pierre Lambert en même temps que Itinéraires de Lambert et Gluckstein.

François Bazin ne me cite pas par ailleurs ni ne me mentionne dans ses remerciements, où figurent Bernard Cazeneuve, Alain Juppé et quelques autres, fort connus, n’est-ce pas, pour leurs écrits historiques ayant trait à Pierre Lambert. Il m’a longuement téléphoné une fois, m’a annoncé qu’il me recontacterait et ne l’a pas fait. Les appartenances syndicales de Lambert, ainsi que diverses sources qui lui seraient utiles, ont sans doute été abordées par moi lors de cet échange.

Cette unique mention de mes articles, qui à l’évidence lui ont servi par ailleurs, pouvant tendre à m’amalgamer à Itinéraires dans la rubrique du « mensonger et biaisé à la fois », pourrait donc bien être d’une légèreté, que j’ai déjà signalée, confinant à la grossièreté …

A propos des « Mémoires inédits » de Pierre Broué.

A maintes reprises, F. Bazin se réfère en note à des « Mémoires inédits » de Pierre Broué, tout en inscrivant le fils ainé de Pierre Broué, Michel, dans ses remerciements. Ce n’est toutefois pas ce dernier qui a pu lui communiquer ledit manuscrit inédit. Des copies de celui-ci circulent, « sous le manteau » si l’on peut dire.

Les enfants de Pierre Broué se sont opposés à cette publication en raison de l’avalanche d’affabulations et de fantasmes qui l’ont envahie. Je suis totalement solidaire de leur décision. Disposant du fameux texte inédit, par Michel, je l’ai utilisé, mais sans m’y référer ouvertement, dans mon long article sur Pierre Broué (disponible lui aussi sur Aplutsoc, Documents), en ce qui concerne des éléments politiques et historiques intéressants et méritant d’être versés au débat public. Par exemple, ce que F. Bazin indique, de manière confuse, sur Robert Chéramy comme venant du « Mémoire inédit », se trouve dans mes publications où je m’étais volontairement abstenu d’en indiquer la source.

Je me permets de le dire maintenant, car il doit être clair que tout coup d’œil sur ce document, comme sur tout document, public ou privé, doit s’entourer de précautions de méthode et de garanties. C’est hélas jusque dans l’article le concernant dans le Maitron, que certaines divagations non vérifiées de Pierre Broué sur sa jeunesse pendant l’occupation, ont trouvé crédit.

Nul doute que F. Bazin a la plume alerte et du métier journalistique. Sur le plan historique, grande est la légèreté qui apparaît souvent dans son livre : il veut « aller vite » et droit au but d’une position préalable sur Lambert, mu par le besoin matriciel d’intégration à « la classe » et « patron » de ses lambertistes depuis le « mitan des années 1950 ».

Ces simplifications se combinent à des approximations et erreurs, de natures diverses, en vrac : Voix ouvrière (aujourd’hui LO) qui n’irait pas dans les syndicats (la bonne blague !), la Révolution Prolétarienne qui p. 188 devient Démocratie prolétarienne, Informations Ouvrières qui perd son pluriel, etc. Tout cela, pris un à un, n’est pas forcément bien grave. Mais, lors de l’unique mention de mes travaux ou avec l’utilisation des « Mémoires inédits » de Pierre Broué, on a un manque de tact qui peut avoir des conséquences. Espérons vivement que F. Bazin n’aura pas réussi, que ce soit volontaire ou non, à ouvrir la boite de Pandore des références fantaisistes se prévalant des « Mémoires inédits » …

Héritiers et épigones.

La réduction de l’histoire du lambertisme aux projets de son chef et à certains aspects d’appareil, effectuée par F. Bazin, ne s’étend toutefois pas à tous ces aspects d’appareil. Tout ce qui concerne la formation de la fraction Cambadélis est littéralement tronqué. D’une part, son devenir une fois la rupture effectuée est laissé de côté. D’autre part, sa formation est délestée de ses aspects mafieux de passage d’un parrain à un autre, en dépit du titre - sinon sur le plan psychologique, mais il n’y avait pas que la psychologie mais des intérêts matériels et de pouvoir bien tangibles.

Ces aspects sont abordés dans le livre de L. Mauduit et D. Sieffert paru un semestre avant celui-ci. A la fin des années 1970, la direction et la gestion de l’UNEF-Unité Syndicale par les étudiants de l’OCI a « tenu » et réussi, car elle a préservé et commencé à remonter une organisation syndicale réellement existante, s’occupant « des gommes et des croyons » selon la formule consacrée, ou, pour employer une autre formule plus crue mais parlante, n’hésitant pas à pétitionner s’il le fallait « pour le PQ dans les chiottes de la BU », bref, s’efforçant d’intervenir sur les questions matérielles des études et de la vie étudiante.

L’un des aspects les plus intéressants du travail de Pierre Salvaing, à mon avis, est de s’interroger sur le poids énorme que prenait dans l’organisation cette position syndicale décisive, accru par l’absence, après l’AJS, de véritable « organisation de jeunesse » politique liée à l’OCI. Il se demande s’il n’aurait pas été judicieux, après avoir sauvé le syndicat, de le laisser en douceur passer aux mains de responsables réformistes, en tout cas de ne pas s’accrocher éternellement à cette position : une position peut coûter cher à être tenue à toute force. Ajoutons qu’un syndicat reste un syndicat, on ne gagne pas à le « rougir ». Mais ce qui va se passer, c’est qu’à défaut de le rougir, et comptant bien le garder et même en faire une monnaie d’échange, son équipe dirigeante va se … jaunir.

Il s’agit de l’équipe qui succède à la génération de Sieffert et Mauduit eux-mêmes, Jean-Christophe Cambadélis en tête, avec Rozenblat, Darriulat, Plantagenest, Raillard, comme figures flamboyantes, ou, si l’on préfère, folkloriques, ainsi que les Augendre, Campinchi, Catin, Hazan … comme ternes officiers de second rang, Benjamin Stora, responsable politique OCI non directement dirigeant syndical, ayant suivi, mais à part, l’évolution politique du groupe, auquel s’ajoute dans les dernières années un vrai intellectuel, Pierre Dardot.

Cette équipe, en accord avec Lambert, réalise une réunification partielle du syndicalisme étudiant (elle ne concerne pas l’UNEF-Renouveau dirigée par les JC), fondant l’UNEF-ID en 1980, qui fait revivre une UNEF à plusieurs tendances : à la majorité issue de l’OCI s’ajoutent d’importantes minorités socialistes, mitterrandienne (Le Guen, Menucci) plus quelques jeunes rocardiens (Valls, Fouks, Bauer), et les courants « gauchistes » venus du MAS (Mouvement d’Action Syndicale), avec Julien Dray alors à la LCR, et les « pablistes » authentiques (Robi Morder, Gilles Casanova).

C’était là un pas en avant, mais précédé d’un arrière-plan plus bureaucratique : en décembre 1978 ou janvier 1979 a été organisée, en présence d’André Bergeron et de Lambert, une passation de pouvoir à la MNEF (Mutuelle Nationale des Etudiants de France) installant à sa tête, avec Jean-Michel Grosz, Olivier Spithakis et Jean-Marie Le Guen, une équipe socialiste étroitement liée et soutenue par Cambadélis (lui aussi présent) et le groupe dirigeant de l’UNEF-Unité Syndicale.

J’observe qu’exactement au moment où Lambert accablait Berg sous l’accusation de détournement de fonds (que l’intéressé remboursera), dans le cadre d’un système où quelques permanents pouvaient en effet, depuis quelques années, vivre sur les fonds de l’organisation, aux plafonds et aux planchers définis par la coutume c’est-à-dire la faveur du chef, celui-ci créait, sans doute involontairement, les conditions à la formation d’une micro-bureaucratie analogue et vite pire, puisant dans une autre caisse, dont lui-même n’avait pas le contrôle.

Cette vache à lait sera, bien sûr, la MNEF : Mauduit et Sieffert parlent de la formation d’un « club des cinq » - association financière connue du BN de l’UNEF-ID, comprenant Cambadélis, Grosz, Le Guen et Spithakis - cela fait quatre, mais on peut déduire de la suite du chapitre 10 de leur livre que le cinquième était Rozenblat : on a donc, dans cette association dont le premier acte est l’acquisition d’une crêperie, et qui est censée rapporter des sous pour des activités syndicales « et apparentées », deux PCI déclarés et 3 PS (dont Grosz sous-marin OCI selon Mauduit et Sieffert). Très vite, les intérêts du groupe seront plus qu’une crêperie : ils montent une société anonyme de conseils aux comités d’entreprises, et la bande se retrouve les étés avec copains et copines sur le bateau de Spithakis, trésorier de la MNEF.

Souvenir personnel : Jean-Michel Catin, envoyé à l’époque à Grenoble d’une part pour une mise au pas « bolchevique » du secteur étudiant de l’OCI et d’autre part pour liquider la résidence universitaire de la MNEF, ce havre de réfugiés politiques, dont il a mené la vente au privé, nous vantait parfois, je m’en rappelle, les séjours accordés aux heureux élus (et aux heureuses, choisies par les heureux !) dans le bateau de Spithakis – mais j’étais loin de comprendre d’où venaient les sous, ni même de m’interroger là-dessus : entre bolcheviks, la confiance n’était-elle pas totale ? …

On ne peut rien comprendre au courant Cambadélis, qui, justement, ne sera pas un courant politique, si l’on ne part pas de son vrai point de départ : la constitution d’une petite bureaucratie de combinards vivant sur une mutuelle. Ceux qui ont cru être dans un courant politique n’étaient pas dans la combine – Stora, Dardot, Mauduit, Sieffert, croiront à un projet d’unité du mouvement ouvrier à travers l’intégration au PS comme aile gauche jeune et syndicaliste, et comprendront en quelques semaines que Cambadélis n’en avait strictement rien à faire.

Chez F. Bazin, toute cette dimension affairiste, bureaucratique, combinarde et mafieuse est consciencieusement passée sous silence. Nous n’avons que quelques aspects politiques qui surnagent.

Premièrement, l’idée que l’intégration institutionnelle conférée par l’UNEF faisait naturellement de son équipe dirigeante OCI un groupe à part subissant des influences autres que celle de Lambert. Cela est certain, et va s’accroître à partir de la décision, prise après la victoire de Mitterrand et une réforme, toute relative, des conseils d’université instaurant les CEVU (Conseils des Etudes et de la Vie Universitaire), de participer aux organismes de gestion des universités, s’ajoutant désormais, comme lieu d’institutionnalisation, aux Œuvres universitaires, à la MNEF, et à l’Office du Tourisme Universitaire. Mais cela ne voulait pas forcément dire qu’une petite association de chefs OCI et PS allaient faire des affaires avec le pognon mutualiste, non ?

Deuxièmement, l’influence de Lambert lui-même, qui, informé par Cambadélis des rendez-vous que lui propose Mitterrand (bien avant le 9 mars 1984, ajouterais-je), lui dit d’y aller, pourvu qu’on vienne tout lui raconter à lui, ensuite, et à lui seul, construisant ainsi le piège dans lequel il va tomber. C’est certain.

Troisièmement, une orientation politique : le « modèle du PT » brésilien, partagé aussi par Favre. Le fait politiquement clef est justement que cet aspect-là fut en réalité totalement accessoire !

Lambert a senti venir l’opération mais s’était lui-même lié les mains pour la combattre efficacement : les choses s’accélèrent quelques jours après les législatives de 1986. Personnellement, étant donné que les traits les plus ossifiés de l’OCI auxquels, avec d’autres, nous nous heurtions à Grenoble, étaient précisément ceux de l’appareil secret formé par Cambadélis, ce départ fut pratiquement un soulagement, qui prolongea de trois années mon bail avec l’OCI. Aux camarades socialistes s’étonnant que je n’en sois pas, je disais : « Ne croyez pas que ces gars-là vont faire une aile gauche au PS. Ils ont largué tout principe, et vont vous tourner vous-mêmes par la droite ! ». Certes …

Mauduit et Sieffert ont, méthodologiquement, raison de prolonger leur propos sur cette « bande » (il n’y a pas d’autre mot, une fois les sincères largués, et ils le furent très vite), avec ses activités postérieures à son départ du PCI. Car l’ensemble forme un tout : ce qui avait commencé en 1979 avec le groupe d’affairistes a continué et grandi. Je renvoie à leur livre et leurs articles : diplôme bidon de Cambadélis, montage financier autour de la vente de frégates à Taiwan, un scandale politico-financier majeur, dont la cheville ouvrière est un ancien de la bande et donc de l’OCI devenu vice-président de la Chambre de commerce et d’industrie française à Taiwan (Denis Forman), éclatement public de l’« affaire de la MNEF » - et naufrage de cette belle création sociale de l’après-guerre : ils l’ont coulée ! -, salaires fictifs de Cambadélis auprès d’une agence de logement pour migrants et personnes défavorisées en connexion avec un ancien cadre du Front National … excusez du peu.

Or, nous ne sommes pas là dans le pur domaine des « affaires », mais bien dans la base sociale d’opérations politiques visant, depuis des années, à la liquidation du PS : la « bande » a été, en fait, la cheville ouvrière du courant Strauss-Kahn jusqu’à l’implosion de celui-ci pour les raisons que l’on sait. François Hollande (qui n’en est pas, quoi qu’on puisse penser de lui par ailleurs) a cru les domestiquer en en rappelant quelques-uns dans les allées du pouvoir, et les réseaux de Cambadélis et Le Guen, ainsi que ceux de Valls qui, distincts, ont de fortes connexions avec eux, sont, depuis, à la manœuvre, pour tenter d’interdire le retour du PS dans un cadre unitaire, donc aujourd’hui contre le Nouveau Front Populaire et la direction Olivier Faure du PS, et contre Lucie Castets présentée de manière totalement erronée comme liée à LFI.

Donc, la continuité d’une bande affairiste ayant vraiment, pour parler comme Lambert, coupé tout lien avec le mouvement ouvrier, demeure une composante active des enjeux politiques du présent, en France, fin 2024.

Chez F. Bazin, cette histoire est réduite, aplatie et aseptisée. Cambadélis devient, avec Favre, un disciple doué de Lambert qui a compris à un moment donné que l’appareil de Lambert ne pouvait plus fructifier. Il nous ferait presque plaindre Lambert, mais surtout il efface toute la part de la corruption dans ce processus historique qui nait aux franges de l’OCI et d’un syndicat étudiant restauré par elle, et se développe en bande affairiste fossoyeuse et liquidatrice d’organisations héritées du mouvement ouvrier, de la MNEF au PS.

De ce fait, la parution de son livre quelques mois après celui de Mauduit et Sieffert, passant pour faire le point sur Lambert, tout en écartant l’histoire spécifique et peu reluisante du réseau d’affaire Cambadélis-Le Guen et allii, a quelque chose d’une opération politique lorsque se prépare un congrès du PS, où, une fois de plus, ces réseaux vont être au cœur d’une énième tentative d’interdiction faite au phénix de renaître de ses cendres !

On ne peut faire l’impasse sur l’héritage.

Qu’un livre parlant de la vie de Lambert prenne fin à sa mort parait normal. Mais nous avons vu dans cet article ses impasses sur sa vie : tout l’aspect international, l’arrière-plan historique du trotskysme et du syndicalisme en France, et, impasse stratégique à relier au moment où paraît ce livre, silence sur la dimension principale du « courant » (guillemets nécessaires) Cambadélis.

En outre, une biographie politique doit, de toute façon, s’interroger, serait-ce en conclusion, sur l’héritage laissé. Et c’est là que se dessine une autre impasse, complétant l’impasse Cambadélis : l’impasse Mélenchon.

Non pas que le « cas » Mélenchon, celui des années 1970, ne soit pas mentionné. L’auteur en dit ce que l’on en sait déjà : qu’il ne s’agit pas d’un « sous-marin », mais d’un militant qui a commencé par l’OCI et en a été marqué.

Mais au-delà de ça, la question de l’héritage devrait revenir en force, puisque l’actuel POI (Parti Ouvrier Indépendant) est la garde prétorienne de Mélenchon aujourd’hui, sur une orientation qui aurait peut-être bien surpris voire révolté Lambert. On ne peut faire parler les morts, mais Lambert vivant a pris la défense des conseils ouvriers hongrois de 1956, du Printemps de Prague et de Solidarnosc. Le POI dans LFI, outre un rôle croissant de police politique, veille sur la politique internationale : sacralisation de « Gaza » et soutien au « cessez-le-feu » immédiat à la Poutine en Ukraine.

L’autre rameau issu de ce qui restait de l’ancienne OCI, le POID (Parti Ouvrier Indépendant Démocratique) devenu PT (Parti des Travailleurs) de Daniel Gluckstein, a une orientation campiste identique au plan international. Une bonne partie du boulot stalinien est aujourd’hui fait par eux …

Le précédent livre de Mauduit et Sieffert, qui ne prétend pas être une biographie ni un livre d’histoire faisant le point sur le lambertisme, avait tout du moins soulevé le double lièvre de l’héritable « cambadélicieux » et de l’héritage « mélenchonien » concentré dans le mariage Mélenchon/POI, et, dans les deux cas, avait soulevé la question des méthodes antidémocratiques, que nous avons, très progressivement mais parfois de manière affolante (« affaire Varga ») chez Lambert.

Le problème politique que pose le Lambert de Bazin, c’est qu’il ne brûle pas, et ne peut donc en aucun cas être un dernier mot. Car la question du lambertisme reste brûlante par ce qu’elle porte.

D’une part, et c’est cela qui motive l’auteur de ces lignes et ses camarades, elle porte le besoin d’une organisation internationale pour sortir du cataclysme global qui a commencé.

Et, d’autre part, elle porte, en France, la question de la fonction politique simultanée de l’aile la plus droitière du PS et de l’aile la plus sectaire de LFI, dans une résonnance symétrique entre les deux, qui renvoie ironiquement à une racine commune, et qui, avec des orientations apparemment inverses, veulent l’une et l’autre la peau de l’unité contre Macron, Barnier et Le Pen, et de l’unité pour la démocratie contre la V° République.

Vincent Présumey, le 26/10/24.

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