Le coût réel d’un œillet d’Inde
En fin de marché à Saint Agrève, par une chaleur inhabituelle ici, nous prenions un verre sur la petite place centrale, quand ma femme a vu un gamin d’environ trois ans qui arrachait les fleurs d’œillets d’Inde d’une jardinière bordant la terrasse du bistrot. Son œil d’ancienne institutrice devait être particulièrement ferme car le gamin abandonna son activité de nouvel ATTILA non sans lui montrer de loin un poing vengeur. Puis il alla se blottir contre sa mère qui sirotait à la même terrasse et dut expliquer à sa génitrice qu’une vieille chipie l’avait maltraité. La mère, vint demander à mon épouse d’un ton acerbe : « Il y a un souci ? ». Celle-ci ayant expliqué ce que faisait le môme et le brandissement de son poing, elle s’attira la réponse suivante : « J’habite à Saint Agrève et ces fleurs ont été mises par la commune. Alors ça n’est pas grave ».
En quelques mots, auxquels je répondis juste : « J’ai rarement entendu une telle sottise ! », cette pauvre jeune-femme venait d’exprimer un condensé des maux de notre société.
Un premier aspect est, bien sûr, celui du rapport aux biens de la collectivité. Cette charmante maman exprimait ainsi que ce qui est commun a été payé avec ses impôts et lui appartient et qu’elle en fait donc bien ce qu’elle veut. Dans ce cadre la territorialisation de la propriété est essentielle. C’est parce qu’elle paye, peut-être, des impôts à Saint Agrève que son affreux Jojo a un droit sur ces, pardon ses, fleurs. Nous, qui ne payons nos impôts qu’à douze kilomètres de là dans une autre commune … du même canton cependant … nous n’avons pas les mêmes droits. Il est évident que cette personne n’a aucune idée que le droit ainsi créé est un droit d’usage et non de saccage, et qu’il n’est gratuitement offert à tous que pour ouvrir chacun à la beauté et non à la propriété.
Le deuxième aspect est, beaucoup plus gravement, celui du comportement éducatif de la mère qui a déjà, à ce point, abdiqué devant son tyranneau de gamin de trois ans, qu’elle préfère affronter la désapprobation d’une grand-mère inconnue plutôt qu’exiger de son gamin qu’il s’excuse d’un geste aussi agressif que montrer son poing à une vieille dame. Lorsque la lâcheté s’installe aussi profondément dans les familles, on peut prévoir, hélas, les dérives qui suivront au fur et à mesure de l’élévation de la dangerosité du gamin jusqu’aux sommets de l’âge adulte.
Pour faire face à ce concentré d’incivilité et d’incompétence éducative, il nous faut dépenser beaucoup d’argent public, pas seulement pour remplacer les œillets d’Inde, mais pour disposer d’enseignants capables et dévoués, puis d’éducateurs spécialisés pour tenter de redresser vers l’adolescence ce qui n’aura pas pu être traité plus tôt, puis de policiers et de juges pour prendre en charge ceux qui n’auront toujours pas été recadrés avant l’âge adulte.
Ça n’est que sur le long terme que l’on peut déterminer le coût réel d’un œillet d’Inde dans un bac à fleurs sur la place centrale de Saint Agrève.
Jean-Paul Bourgès 20 août 2012