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Billet de blog 2 mars 2024

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Collecte alimentaire : le partage de la pauvreté

À chaque fois le même constat : ce ne sont pas les plus riches qui donnent.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Commençons ce premier billet par une séance d'ultracrépidarianisme : je ne suis ni sociologue ni statisticien, je n'ai pas fait de grandes écoles et je n'ai évidemment passé aucun concours. Je suis titulaire d'un bac L, où j'ai voulu être tour à tour fabricant de robots, prof de philo et réalisateur de films. Je suis ensuite passé rapidement par une fac de cinéma où je ne suis jamais allé voir les résultats des partiels. Sur le papier je ne suis donc aucunement compétent pour parler de précarité, de solidarité, de bénévolat ou d'action sociale. Et pourtant.

18 ans plus tard, je suis technicien sur les tournages de films, je suis payé en cachets d'intermittence mais non indemnisé par France Travail car je ne cumule pas les 507 heures déclarées nécessaires à cette indemnisation (en effet, les sociétés de production ne payent que trop rarement l'intégralité du travail que nous fournissons, mais c'est un autre débat), je touche donc un RSA complémentaire à mon activité.

Des courses en famille

Aujourd'hui, nous sommes allés en famille faire les courses au Leclerc du coin, participants malgré nous à ce grand jeu connu de tant de français.e.s : remplir son caddie le plus possible tout en dépensant le moins possible. On s'amuse comme on peut.

Devant l'entrée, les bénévoles des Restos du Cœur étaient là, distribuant avec enthousiasme leur flyer coloré, car ce week-end c'est collecte ! La précarité augmente, l'inflation galope, les files de bénéficiaires s'allongent malgré des critères resserrés, et les Restos n'y arriveront pas sans la solidarité citoyenne aujourd'hui sollicitée.

Pourtant, aujourd'hui une sensation différente m'étreint.

J'ai été bénévole à la Croix-Rouge française, j'ai eu l'occasion de participer à des maraudes et de collecter de l'argent pour nos différentes actions. J'en ai passé des journées sur le trottoir à recevoir des dons pour aider les autres, et à chaque fois le même constat : ce ne sont pas les plus riches qui donnent.

Lorsque nous faisions la quête, je peux vous dire que c'était surtout les vieilles voitures cabossées qui baissaient leurs vitres pour donner en s'excusant (!) les quelques pièces jaunes de leur boîte à gant, bien plus rarement nous recevions les dons des voitures haut de gamme dont je ne connais même pas les modèles.

Par ailleurs, nombre des bénévoles en action sociale étaient eux-mêmes précaires, la difficulté de joindre les deux bouts était parfois visible, mais ça ne les empêchait pas de faire leur part pour aider les autres personnes dans le besoin.

Illustration 1
Extrait du Flyer des Restos du Coeur

En voyant le visage de ces bénévoles des Restos, une sorte d'agacement profond s'anima en moi, pas contre eux bien sûr, mais contre cette situation : "Bien sûr que nous allons acheter des pâtes et du riz, évidemment qu'on va faire notre part, non ce n'est pas leur faute et non je ne suis pas énervé."

En réalité, je l'étais. Comment se fait-il que ce soient les précaires qui remplissent le caddie des Restos ?

Nous dont chaque centime de nos salaires est scruté par la CAF chaque trimestre pour voir si on ne gagne pas trop pour bénéficier du RSA ? Nous qui étions fébriles hier encore quand la même CAF a par erreur transformé trois semaines de travail en trois mois de travail, entrainant par la même occasion une demande de remboursement de 1029 € ? Nous qui profitons tellement du système que nous avons parfois dû payer nos courses en quatre fois ?

Et la réponse si décevante tant elle est simple : parce que les pauvres savent ce que c'est d'être pauvres.

Cette épiphanie soudaine et non-académique devant le rayon pâtes du supermarché m'a semblé lever le voile sur des interrogations jamais vraiment résolues pour moi, et notamment comment se fait-il que les personnes les plus fortunées portent un regard si sévère sur les personnes précaires ?

Car comme tout animal, l'humain à tendance a craindre ce qu'il ne connaît pas, et bien que la société produise plus de pauvres que de riches, certaines fortunes sont si élevées qu'elles n'ont même pas un ami pauvre dans leur entourage pour les éclairer sur la réalité de cette situation.

Inventer le pauvre

Il est donc nécessaire de définir le pauvre, lui donner un contour afin de pouvoir s'en distinguer d'une part, et le pointer du doigt, souvent dans un but électoral d'autre part.

Un sondage de l'Ifop de septembre 2023 pour l'Humanité est récemment revenue sur le devant de la scène, car elle a retenu l'attention de notre premier ministre. Dans cette étude, 65 % des sondé.e.s sont « tout à fait » et « plutôt d’accord » avec la phrase "les chômeurs pourraient trouver du travail s’ils le voulaient vraiment."

Bingo : Le pauvre est responsable de sa situation. Exit les entreprises qui licencient et qui gavent les actionnaires, exit les superprofits, exit les enfants nés dans une famille pauvre. Si le pauvre ne veut pas se retrousser les manches, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même.

Par ailleurs, le pauvre ne sait pas ce qui est bon pour lui. Ainsi, notre président déclarait récemment au salon de l'agriculture que "les smicards préfèrent des abonnements VOD à une alimentation plus saine". Subtile et péremptoire démonstration de la supériorité intellectuelle de notre dirigeant, sans doute.

Le pauvre est donc à la fois paresseux et non éduqué, le disqualifiant de facto de toute possibilité de voir ses arguments ou idées pris en compte dans le débat public. Une sorte de "passe ton bac d'abord" revisité à la sauce "sort du RSA d'abord".

Illustration 2
Ce que proposent les Restos par chez moi

Et pourtant le pauvre fait sa part

N'en déplaise à nos riches dirigeants (n'oublions pas que 50% de nos ministres sont millionnaires), les pauvres font leur part. Ils sont celles et ceux aux emplois précaires, qui prennent le premier métro pour nettoyer les bureaux de la Défense, qui remplissent les rayons des supermarchés, qui conduisent les camions-poubelles et qui cultivent les champs. Ils ne gagnent pas leur vie, et pourtant, ils sont indispensables.

N'en déplaise à nos dirigeants déconnectés de la réalité, l'immense majorité des précaires ne sont pas des profiteurs. Parler de valeur travail à des gens qui ne joignent pas les deux bouts alors qu'ils sacrifient leur existence à tenter de s'en sortir est d'une indécence pure. Le profiteur parasite qui ricane tapis dans l'ombre en profitant du système n'existe pas, c'est un épouvantail inventé à des fins électorales, car tout le monde sait que ce ne sont pas les pauvres qui se gavent.

N'en déplaise à nos dirigeants en cols roulés qui ne payent pas leur chauffage, on hérite de la pauvreté. Dans un rapport de 2018, l'OCDE déclarait qu'en France il faut six générations pour qu'une famille pauvre atteigne le revenu moyen. La pauvreté est un problème systémique, pas le résultat de mauvais choix individuels.

N'en déplaise à nos dirigeants et à leurs œillères, les personnes précaires ne sont pas des marchepieds électoraux. Ils ne peuvent pas être à la fois la cause de tous les maux et le moyen de détourner le regard sur les vrais problèmes d'inégalité. Il faut un certain cynisme pour faire croire aux classes moyennes que les plus pauvres de notre pays sont responsables de leurs difficultés financières.

Le partage de la pauvreté

Comme toujours il y a des exceptions, mais ne soyons pas naïfs, les riches ne font pas leur part. Ce sont bien plus les personnes qui ont connu la précarité, ou dont les proches ont connu les difficultés financières, qui vont aider leur prochain. Soit en donnant de l'argent, ponctuellement ou régulièrement, soit en donnant de leur temps.

À l'heure où nos dirigeants dans leur grande sagesse nous expliquent qu'il faut faire des économies, tranchant avec brutalité dans les aides sociales, parlant de courage en supprimant des budgets parfois indispensables pour la vie des plus pauvres, peut-on encore croire que l'état fait sa part ?

Que se passerait-il si tous les bénévoles et donateurs refusaient de cautionner ce système malade et cessaient de participer à ces collectes ? Nos dirigeants prendraient-ils enfin leurs responsabilités ? Rien n'est moins sûr. La machine est poussive et avance avec de plus en plus de difficultés. Malheureusement, ce ne sont pas leurs épaules qui souffrent sous son poids, et c'est là tout le problème.

Alors ne nous y trompons pas, ce week-end, ce seront bien plus les RSA et SMIC des personnes précaires que les bénéfices des actionnaires du CAC40 qui auront financé les paquets de pâtes déposés dans les caddies de la collecte alimentaire des Restos du Cœur.

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