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Journaliste indépendant. Passionné de Proche et Moyen Orient, je travaille en ce moment sur les élections en Turquie.

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Billet de blog 12 avril 2023

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Le charisme insoupçonné de Kemal Kiliçdaroglu

À un mois des élections turques, les comparaisons entre les deux principaux candidats se multiplient. Kiliçdaroglu est fréquemment décrit comme un personnage peu charismatique, en comparaison de « l’autorité naturelle » dont disposerait Erdogan. Cette perception révèle une culture du chef qui peine à envisager un président autrement que sous les traits d’un leader tout-puissant.

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En Turquie, la campagne présidentielle bat son plein. Des quatre candidats officiellement en lice, deux sortent ultras-favoris : l’actuel président R.T. Erdogan, et K. Kiliçdaroglu, candidat commun d’une alliance de six partis d’opposition. À un mois des élections, les comparaisons entre les deux hommes se multiplient, dépassant de loin les seules considérations programmatiques. Système présidentiel oblige, les personnalités des deux candidats sont scrutées au peigne fin, et inlassablement commentées au regard de ce que chacun attend du tempérament d’un président de la République.

Un remarque revient en boucle dans la bouche des commentateurs : le point fort d’Erdogan, c’est d’être un « leader naturel », aux qualités multiples. Orateur talentueux, adepte des formules-chocs comme des longues tirades, le reis serait aussi un véritable « animal politique » capable de se sortir des situations diplomatiques les plus délicates, notamment grâce à sa « force de caractère » et à sa « redoutable intelligence ».

En comparaison, son principal adversaire fait figure « d’intellectuel réservé », à la personnalité austère et au verbe soporifique. « Candidat normal » par excellence, Kiliçdaroglu s’adresse à ses partisan·es via des vidéos enregistrées depuis la cuisine hors d’âge de son modeste appartement à Ankara. Ancien comptable, il est entré en politique en 1999, suite à une longue carrière dans l’administration publique. Depuis, il évolue à petits pas, sans scandales ni grands succès, ce qui renforce une image médiatique de bureaucrate discret. Résumant une opinion répandue, Ozer Sencar, directeur de l’institut de sondages Metropoll, estime que Kiliçdaroglu « n'est pas un dirigeant fort. [...] Il n'y a pas de véritables réussites dans son passé. Il a perdu la plupart des élections auxquelles il s'est présenté. Il manque de courage, de sens politique et de talents oratoires »1. Le constat est largement partagé, y compris dans ses propres rangs : la principale faiblesse de Kiliçdaroglu, c’est de manquer du « charisme », dont, au contraire, disposerait Erdogan.

Illustration 1
Kiliçdaroglu s'adresse à ses partisan·es depuis la cuisine de son appartement. Capture d'écran. https://twitter.com/kilicdarogluk/status/1637891798558187528

La perception du charisme est subjective

Le procès en manque de charisme de Kiliçdaroglu n’a rien de surprenant. Il amène une nouvelle fois la preuve que, depuis la formalisation du concept par Max Weber2, le charisme est devenu une catégorie incontournable de l’analyse politique. En période d’élections, les commentaires sur la personnalité des candidat·es sont désormais monnaie courante. Ce phénomène est encore accentué dans les pays à régime présidentiel (comme la Turquie) ou semi-présidentiel (comme la France), car, comme le formule le philosophe J.C Monod, l’élection présidentielle génère « une attente de charisme »3 particulièrement forte.

Les analyses des personnalités de Kiliçdaroglu et d’Erdogan ont cela de particulièrement intéressantes qu’elles révèlent, en creux, les représentations du « leader idéal » qui ont cours dans la société turque. Il faut en effet rappeler que la perception du charisme est subjective, et qu’en conséquent les caractéristiques du candidat charismatique sont variables, en fonction de la conception que chaque individu, ou que chaque groupe, se fait de la fonction présidentielle. Comme le détaille le linguiste Patrick Charaudeau, « il faut se garder de penser le charisme de façon universelle, car il dépend des imaginaires des peuples et donc des contextes socio-culturels. Par exemple, il n’est pas sûr qu’un Fidel Castro aurait le même impact charismatique en Europe, ni même dans certains pays d’Amérique latine, quand on voit que José Mujica, dit « Pepe Mujica », tout à l’opposé de la faconde castriste, fut considéré en Uruguay comme un président charismatique. Il faut vraiment que le leader charismatique colle à l’imaginaire du peuple »4.

Le charisme d’Erdogan, ou le symptôme de la culture du chef

Vu sous cet angle, le charisme perçu d’Erdogan apparaît comme la manifestation d’une certaine « culture du chef », probablement accentuée par la révision constitutionnelle de 2017 conférant au président de la République des pouvoirs très élargis. À mi-chemin entre l’homme providentiel et le chef de guerre, Erdogan est l’expression d’une conception du président comme « homme fort », autoritaire et éclairé, qui « guide » son peuple bien plus qu’il ne le représente.

De son côté, Kiliçdaroglu incarne une figure politique radicalement opposée. En Turquie comme à l’étranger, sa personnalité s’impose avec difficulté auprès des commentateurs. Pourtant, le président du CHP correspond assez bien à ce que l’on pourrait imaginer d’un « leader démocratique ». Homme de compromis, il est souvent décrit comme le patient architecte du rapprochement des différents partis du bloc d’opposition. Au sein de son propre parti, il a gravi les échelons progressivement, dans le respect du fonctionnement partisan et des institutions démocratiques. Pour l’analyste Alan Makovsky, « Kiliçdaroglu contraste avec l'écrasant Erdogan : c'est un homme réticent et prudent, un gradualiste qui tente de se frayer un chemin dans un paysage politique qui récompense traditionnellement les hommes forts, souvent grandiloquents, et ceux qui font preuve d'une grande audace »5. Son mode de vie, aussi, contraste avec le faste du flambant neuf « palais blanc » du président Erdogan, désormais plus grande résidence présidentielle au monde. À ce sujet, le journaliste Yildiray Ogur remarque : « Dans une société qui adule le pouvoir, un dirigeant qui fait preuve d’une telle humilité peut ne pas être attirant pour tout le monde »6.

La culture démocratique comme enjeu de fond des élections

Cette dernière remarque d’Yildiray Ogur est lourde de sens. Au-delà des orientations programmatiques de Kiliçdaroglu et d’Erdogan, ce sont deux conceptions du leadership politique qui s’opposent. Les commentaires soulignant le « manque de charisme » de Kiliçdaroglu sont le signe d’une culture politique autoritaire, qui peine à envisager un président autrement que sous les traits d’un chef tout-puissant. Considéré sous une autre focale, Kiliçdaroglu est porteur d’un authentique charisme démocratique ; ce n'est sans doute pas un hasard si la première de ses propositions consiste à rétablir le régime parlementaire.

1. https://www.al-monitor.com/originals/2023/03/meet-kemal-kilicdaroglu-turkeys-long-derided-opposition-head-who-could-dethrone

2 Voir notamment Weber, M. Économie et Société, t.1 & 2.

3 Monod, J.C (2012). Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme. Éditions du Seuil.

4 Patrick Charaudeau., « Le charisme comme condition du leadership politique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 30 septembre 2015, consulté le 11 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/rfsic/1597 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rfsic.1597

5 https://www.al-monitor.com/originals/2023/03/meet-kemal-kilicdaroglu-turkeys-long-derided-opposition-head-who-could-dethrone

6. ibid.

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