25 février 2023. En Turquie, le championnat de première division reprend, après deux semaines d’interruption suite au séisme dévastateur du 6 février. Les stades de football se remplissent, symbole de la vie qui redémarre, malgré les dizaines de milliers de morts, les villes ensevelies, la longue crise humanitaire qui s’annonce. À Istanbul, l’équipe de Fenerbahçe reçoit Konyaspor. La rencontre débute par un long hommage aux victimes : 4 minutes 17 secondes de silence, en référence à l’heure funeste, 4h17, à laquelle la terre trembla ce matin-là. Le silence, pesant, est suivi de chants chargés de colère. Un slogan en particulier s’élève dans la nuit stambouliote, reprit en cœur par des milliers de voix : "Mensonges, tricheries, ça fait vingt ans, démission!".
Fenerbahçe tribünleri: "Yalan yalan yalan, dolan dolan dolan, 20 sene oldu istifa ulan!" pic.twitter.com/MobYtlIoV4
— Turkish Ultras (@UltrasTurkish) February 25, 2023
Dans les jours qui suivent, « l’appel à la démission » des supporters de Fenerbahçe fait le tour des médias internationaux. Dans un contexte où, suite au séisme, la presse et les réseaux sociaux turcs sont sous haute surveillance, les chants des supporters apparaissent comme la manifestation d’une colère étouffée, qui trouverait enfin la possibilité de s’exprimer librement. Plus ou moins explicitement, les stades sont présentés comme des lieux « exutoires » de la société turque, derniers refuges d’une liberté d’expression entravée par de nombreux dispositifs de censure. Illustration parfaite de cette représentation idéalisée du stade, le tweet du journaliste Mustafa Hos est repris en boucle : « Le séisme ne détruit pas seulement les maisons, mais aussi l’empire de la peur. Même si on interdit Twitter ou les chaînes TV […], des voix trouvent une faille et s’élèvent. Comme cela a été le cas dans les tribunes de Fenerbahçe ».
Malheureusement, cette séduisante image est loin de refléter la réalité. Comme il a été maintes fois relevé ces dernières semaines, l’AKP a compris de longue date que le football était un puissant outil de communication politique. De fait, Erdogan n’hésite pas à se mettre lui-même en scène, mythifiant son passé de footballeur semi-professionnel pour s’attirer la sympathie des amateurs de ballon rond.
Mais l’AKP a également compris que les stades pouvaient occasionnellement se muer en dangereux foyers de contestation – et qu’en conséquence il fallait se prémunir de leur politisation excessive. Erdogan garde probablement un souvenir amer des évènements de Gezi, lorsque des groupes de supporters des clubs de Besiktas, Fenerbahçe et Galatasaray dépassèrent leur habituelle rivalité pour fonder ensemble le mouvement protestataire « Istanbul United », qui participa avec virulence aux actions anti-gouvernement.
C’est pourquoi à la suite de Gezi, le gouvernement a progressivement pris des dispositions afin de contrôler l’expression politique des groupes de supporters. Pour cela, l’AKP s’est appuyé sur la loi n°6222 de « Prévention de la violence et des troubles lors des manifestations sportives en Turquie ». Cette loi autorise en effet le gouvernement à enregistrer toutes les personnes assistant à un match dans un fichier centralisé, le Passolig, parfois surnommé le « Big Brother du football turc ». Or comme l’explique la revue Grand Continent, « en s'appuyant sur la loi n°6222, l'AKP a interdit les slogans idéologiques et politiques dans les stades, y a fait remplacer les agents de sécurité privés par des policiers, et a élargi le contrôle des supporters bien au-delà de ce qui avait été voté dans le texte ».
En plus du Passolig, le gouvernement dispose de nombreux autres moyens pour faire pression sur les supporters. En effet, la fédération nationale et une bonne partie des grands clubs sont dirigés par des personnalités et des hommes d'affaires proches du parti de R.T. Erdogan. Cette situation facilite grandement la mise au pas des supporters dont les prises de position sont trop critiques vis-à-vis des politiques gouvernementales.
De fait, « l'appel à la démission » des supporters de Fenerbahçe n'est pas resté sans représailles. Comme le révèle le média d'investigation Nordic Monitor, plusieurs supporters ont été arrêtés dans les jours qui suivirent le match. Ils sont accusés d'avoir « chanté des menaces et des insultes », ce qui constitue une violation de la loi n°6222 citée précédemment. Par ailleurs, les autorités sportives ont décidé d'interdire aux supporters de Fenerbahçe d'assister au match suivant contre Kayseri, une ville à dominante conservatrice dont le club de football est détenu par un homme d'affaires proche du gouvernement.
De toute évidence, les stades de football ne sont pas les libres exutoires que l'on se plairait à imaginer. Au stade comme ailleurs, l'expression politique des turcs est étroitement surveillée. Dès lors, les slogans anti-gouvernement chantés le week-end du 25 février relèvent indéniablement d'une certain courage, et traduisent l'état d'agitation dans lequel se trouve la société turque.