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Billet de blog 21 nov. 2019

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Initials B.B : tours et détours de la Vilaine fille (Commentaire d'écoute).

Véritable chronique d'une passion amoureuse, Initials B.B est la cristallisation d'un double mythe: celui de Bardot, et de sa légendaire beauté, source de contemplation et d’inspiration (mythe de la Muse) mais également celui de Serge Gainsbourg et de son extraordinaire aura auprès des femmes (mythe de Dom Juan). Un classique à réécouter.

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Une banale chanson d’amour ?

Dans cette chanson au format pop (3.33 min), Serge Gainsbourg adopte la posture du récitant selon la technique du talk-over. Le premier couplet pose le cadre du récit. On imagine l’artiste seul, dans quelque pub Anglais d'Old Smoke éclusant sa peine et sa soif en se délectant d'un cocktail alcoolisé - référence à l’Eau de Seltz - et parcourant un roman qui lui a été prêté et recommandé par Brigitte Bardot quelques mois plus tôt, l’Amour Monstre, écrit par Louis Pauwels en 1954. Le temps est à la morosité. De manière nonchalante, Serge Gainsbourg scande chacun des vers en accentuant les dernières syllabes afin d’évoquer un état de lassitude non sans ironie. Par de légères ruptures rythmiques et par l’emploi du contretemps, il dresse le portrait d’un homme las, balloté par ses pensées. Le piano, la basse et la batterie, en arrière-fond sonore, renforcent cette impression. Le riff pianistique fondé sur le balancement de deux accords en sol mineur et fa mineur évoque le songe, la confusion et l’errance. La basse reprend de son côté la même séquence en boucles en jouant aussi sur l’alternance de deux brefs motifs musicaux.

Pour les paroles, Gainsbourg s’inspire des premiers vers d’un poème d’Edgard Allan Poe, traduit par Charles Baudelaire et intitulé The Raven

Une nuit, dans la pénombre / De ma chambre, lorsque, sombre / Je cherchais le cœur du Nombre /Au fond des livres aimés.

Certain bruit, certain murmure / Sournois comme un triste augure / Me rappela la voix pure / Que je n’entendrai jamais.                                              

La chanson bascule alors dans un autre registre : le registre fantastique. Le thème de l’apparition, récurrent dans la littérature fantastique et romantique fait irruption. Dans Initials B.B, BB est une transposition du personnage de Lénore, allégorie de la femme disparue regrettée d’Edgar Allan Poe. Ce détournement mythifie le personnage de Brigitte Bardot et sa relation passagère avec Serge Gainsbourg en les plaçant dans l’éternité d’un passé déjà révolu. Inspiré, Serge Gainsbourg décide de lier un peu plus son sort à celui de Bardot en lui dédiant cette œuvre, véritable hymne à la beauté esthétique. 

B.B, déesse immortelle, déesse magnifiée

Dans ce panthéon esthético-amoureux, Brigitte Bardot n’est jamais désignée par son véritable nom d’artiste. Elle est B.B, l’icône médiatique, celle que l’on qualifie à l’époque de « plus belle femme du monde ».  Attributs physiques et accessoires de mode sont mythifiés. Bardot devient déesse et Allégorie de la beauté. « Taille », « cuisses », « cheveux », « poignets » : l’utilisation du champ lexical du corps humain démontre que la beauté qui nous est présentée ici est plastique. Le corps prend véritablement le pas sur l’esprit.

De même, Serge Gainsbourg propose une vision quintessentielle de la beauté bardosienne, mélange de sensualité et de sophistication : « Médailles d’impérator », « bottée », « essence de Guerlain », « clochettes d’argent ». Le corps, sublime est magnifié par des accessoires. Au cours d’une conversation avec le romancier Louis Pauwels, l’auteur concèdera qu’il s’est inspiré d’un célèbre cliché de Brigitte Bardot réalisé par Sam Levin à la fin de l’année 1967 lors du tournage d’Harley Davidson. Les références historiques et mythologiques donnent encore davantage de poids à cette entreprise de déification : « calice » (liturgie chrétienne), « médailles d’impérator » (Antiquité Romaine). A l’instar de Baudelaire et de son poème Les Bijoux, les accessoires et les métaux définissent un univers sensuel voire érotique : « médailles d’impérator », « briller », « bronze », « or », « platine », « bottée », « calice à sa beauté », « essence de Guerlain », « clochettes d’argent », « grelots ». Gainsbourg poétise la réalité, même quand celle-ci lui est désagréable : « Le platine lui grave / D’un cercle froid / La marque des esclaves / à chaque doigt ».

La musique composée par Gainsbourg et arrangée par Arthur Greenslade – qui collabora notamment en sa qualité de chef d’orchestre et d’arrangeur avec les Rolling Stones et Johnny Halliday - accompagne cette apparition quasi divine. En intégrant le thème du premier mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák sous une forme détournée (transposition de mi mineur à sol mineur et dédoublement de certaines notes), Gainsbourg donne un indiscutable souffle épique à sa composition. Le parallèle avec Anton Dvořák est saisissant. En effet, BB, incarne aux yeux de Serge Gainsbourg un Nouveau-Monde, une conquête exceptionnelle tant elle semble se rapprocher de l’idéal esthétique de l’auteur qui était complexé, qui plus est, par sa supposée « laideur ».

Les violons, les trompettes et les chœurs féminins annoncent l’apparition dans un crescendo épique jusqu’au climax qui correspond au temps de la vision mythique. Ce sera le refrain. Montées et descentes de cordes accompagnent ce quasi mirage. De leur côté, les chœurs féminins -  qui sonnent très sixties - ponctuent cet événement. Chantés en anglais, ils contrastent avec les couplets portés par une voix masculine et déclamés en français. 

B. Initials
B. Initials
B. Initials B.B. (×2)

À noter que Gainsbourg perpétuera cette formule (couplets en français / refrains en anglais) à de nombreuses reprises au cours des années 1980 et 1990. C’est une des nombreuses marques de fabrique de son socle stylistique. Enfin, un autre élément littéraire, cette fois-ci participe à cette entreprise de mythification du réel. Vient là d’inspiration. Peu loquace, BB s’avance pour prononcer un « mot magique » à la manière d’une déesse, d’une prêtresse. Ce mot, Almeria, qui fait directement référence à cette localité espagnole pour laquelle elle dut partir pour des raisons professionnelles en janvier 1968 (tournage du film Shalako, d’Edward Dmytryk) constitue une Allégorie de la rupture. De même, la répétition du refrain, à la fin de la chanson et le fondu sonore qui ponctue celle-ci donne l’impression d’un souvenir qui s’évapore.

Initials BB, entre emprunts, transgressions et classicisme

Dans l’intimité du 5 bis rue de Verneuil, de nombreux journalistes et proches de Gainsbourg ont eu l’occasion de contempler un portrait de Sid Vicious (bassiste des Sex-Pistols et icône du mouvement punk) et de Frédéric Chopin. Ceux-ci, posés sur le piano Steinway de l’artiste, révèlent avec précision l’état d’esprit et la conception artistique de l’auteur-compositeur-interprète. Car Serge Gainsbourg était certes, un artiste novateur et transgressif mais également un homme pétri de culture classique, élevé dans le culte de la « grande musique » et des arts majeurs. Chopin, Dvořák, Brahms, Mozart, Beethoven : le petit Lucien Ginsburg fut éduqué musicalement au son des grands classiques du répertoire pianistique (le père de Gainsbourg, Joseph, était pianiste et peintre comme…son fils). Il n’est donc guère étonnant de retrouver dans Initials BB des emprunts à la tradition classique et d’autres à des références plus modernes.

 En effet, musicalement, Initials BB convoque des éléments classiques (violons, trompettes, clavecin) mais également des éléments plus modernes (piano « jazzy », basse, batterie, chœurs 60’s, usage du talk-over). On peut parler ici de pop-orchestrale. Rythmiquement, le piano, la basse et la batterie évoluent dans un style qui condense influences pop, rock et jazz. L’utilisation très discrète du clavecin rappelle également certains groupes de rock des années 60’s. D’un point de vue mélodique, les emprunts à la musique tonale  et en particulier à la musique symphonique de Dvořák sont évidents. En effet, s’il s’il ne s’agit pas de plagiat à proprement parler, il s’agit d’un emprunt / détournement très marqué. A noter que Gainsbourg intègrera tout au long de sa carrière des thèmes classiques dans ses compositions.

En voici quelques exemples :

  • Baby Alone in Babylone : Symphonie n°3 de  J. Brahms
  • Jane B : Prélude 4, op 28 de F. Chopin
  • Lemon Incest : Etude n°3, op 10 de F. Chopin
  • Poupée de Cire, poupée de son : Sonate pour piano n°1, op 2 de Beethoven

D’autre part, Arthur Greenslade et Serge Gainsbourg ont été fortement marqués, dans l’enregistrement des cordes, par le morceau de David Mc Williams sorti en 1967, Days of Pearly Spencer. Gainsbourg réintègre ainsi avec talent de nombreux éléments musicaux empruntés à ses contemporains ou aux gardiens de la tradition classique.

Du point de vue de l’écriture, on peut faire le même constat. Gainsbourg, convoque Baudelaire et Poe, des classiques, il leur fait allusion, mais il ne prend pas pour autant la plume d’un autre. Allitérations suggestives (Parcourant l’Amour Mon-Stre), emploi de termes homophones (bottée / beauté), jeux sur les sonorités (morfondre / Londres, Mons-tre), utilisation récurrente de l’enjambement : Gainsbourg affirme son style. La métrique reste assez classique (forme versifiée, rimes croisées, isométrie globalement respectée) mais c’est la scansion et la prosodie qui sont innovantes. Gainsbourg joue avec la langue française, lui confère un aspect éminemment rythmique, joue sur les impulsions, les accents et sur le débit de paroles. Ainsi, Initials BB constitue une œuvre à part non seulement pour des raisons artistiques et commerciales mais surtout par sa capacité à donner une lecture éclairante de l’Art de Serge Gainsbourg (procédés stylistiques, conception philosophique de l’art et de la beauté). Classieux.

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