
Dis encore cela…
Dis encore cela patiemment, plus patiemment
ou avec fureur, mais dis encore,
en défi aux bourreaux, dis cela, essaie,
sous l’étrivière du temps.
Espère encore que le dernier cri
du fuyard avant de s’abattre soit tel,
n’étant pas entendu, étant faible, inutile,
qu’il échappe, au moins lui sinon sa nuque,
à l’espace où la balle de la mort ne dévie jamais,
et par une autre oreille que la terre grande ouverte
soit recueilli, plus haut, non pas plus haut,
ailleurs, pas même ailleurs : soit recueilli
peut-être plus bas, comme une eau
qui s’enfonce dans la poussière du jardin,
comme le sang qui se disperse, fourvoyé,
dans l’inconnu.
Dernière chance pour toute victime sans nom :
qu’il y ait, non pas au-delà des collines
ou des nuages, non pas au-dessus du ciel
ni derrière les beaux yeux clairs, ni caché
dans les seins nus, mais on ne sait comment
mêlé au monde que nous traversons,
qu’il y ait, imprégnant ses moindres parcelles,
de cela que la voix ne peut nommer, de cela
que rien ne mesure, afin qu’encore
il soit possible d’aimer la lumière
ou seulement de la comprendre,
ou simplement, encore, de la voir
elle, comme la terre recueille,
et non pas rien que sa trace de cendre.
Philippe Jaccottet, en ouverture à La lumière d’hiver, Éditions Gallimard, Paris, 1977.
P.S. : Le dire (l'entendre) en poésie ? – Le dire (l'entendre) en poésie ! Si c'est possible, soutenable… « Que le poète aille à la barricade, c’est bien – c’est mieux que bien – mais il ne peut aller à la barricade et chanter la barricade en même temps. Il faut qu’il la chante avant ou après. Avant, c’est plus prudent, ce qui revient bien à dire que l’homme est d’autant plus engagé que le poète l’est moins. » Pierre Reverdy, Circonstances de la poésie, L’Arche, n° 21, novembre 1946… et Philippe Jaccottet d'ajouter – est-ce un ajout ? : « L’impossible : événements, ce qu’il faut lire ou voir dans les journaux tous les jours, c’est à proprement parler l’insoutenable. Il semble donc impossible de poursuivre et l’on poursuit cependant. Comment ? Parce que la poésie pourrait être mêlée à la possibilité d’affronter l’insoutenable. Affronter est beaucoup dire… » Notes du carnet (La semaison), II.
Illustration : Francisco Goya, Tres de Mayo (détail), Musée du Prado.