La commémoration est d'origine religieuse. Entrée officiellement dans la liturgie romaine au XIIIe siècle, la comemoratio devient une fête, la Toussaint ou jour des morts, et rend hommage aux fidèles trépassés. Au-delà de la dimension du deuil, cette pratique permet de symboliser la continuité de la communauté chrétienne, son renouvellement et son unité intergénérationnelle. La France est alors unifiée dans la chrétienté.
Il faut attendre la révolution de 1789 pour que cette unification chrétienne ne se transforme, du moins théoriquement, en une unification civile ou nationale. Pour reprendre une idée de Marcel Gauchet, la Révolution et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen forment le point de passage entre une société « hétéronome » dont l'ordre s'appuie sur un droit divin extérieur au monde des hommes à une société « autonome » qui trouve sa légitimité en elle-même avec le concours des idéaux intellectuels des lumières.
Cette révolution de la légitimité impliquait nécessairement une révolution dans le domaine de la commémoration, qui ne pouvait plus être religieuse mais devait devenir civique et désormais célébrer les saints de l'État. Comme l'écrivait l'historien Pierre Nora en 2000 dans un texte intitulé Métamorphose de la commémoration, « le modèle historique et traditionnel de la commémoration (…) émanait d'une souveraineté impersonnelle, la France, la République, la Nation. Il célébrait l'unité d'une épopée aux grands acteurs incontestés. Il supposait un ordre et une hiérarchie qui descendaient des sommets de l'État jusqu'aux écoliers ».
Mais, poursuit Nora, ce rapport traditionnel à la commémoration a connu un bouleversement : « le modèle qui, de nos jours, se met en place, sourd au contraire des profondeurs de la société. Il émane des groupes de solidarité, collectivités, régions, institutions, corporations. Il déserte le national pour s'enraciner dans le local, il s'émancipe du scolaire pour se fixer sur le culturel, il s'alimente au touristique et s'accorde au médiatique ».
C'est là que la démocratie participative entre en scène. Car l'utilisation de certains dispositifs comme le budget participatif (BP) à des fins commémoratives fait émerger des questions complexes : que doit-on commémorer et pourquoi ? La commémoration est-elle une prérogative qui peut être confiée directement aux citoyens ou doit-elle rester l’apanage d’une autorité politique supposément plus éclairée ? Ces questions doivent impérativement faire l’objet d’une réflexion de fond par les pouvoirs publics qui ont recours au budget participatif, sous peine de décrédibiliser ce dernier.
Seules deux conditions sont généralement nécessaires pour la réalisation d’un projet par budget participatif : respecter la charte du dispositif et obtenir suffisamment de suffrages – sans pour autant que ce nombre de suffrage corresponde à la majorité. La largeur de la fenêtre d’action délimitée par ces deux bornes est par ailleurs assurée par la pression créée par l’attente des citoyens. Chose promise, chose due : un pouvoir politique n’a pas intérêt à se mettre en travers des décisions prises par un dispositif de démocratie participative qu’il a lui-même mis en place au nom du respect de la volonté populaire.
Un cas d’étude intéressant est celui du BP de Lisbonne. Un certain nombre de projets proposant la construction de monuments ou de statues ont été réalisés, sans que les pouvoirs publics ne semblent avoir véritablement pensé et prévu cette fréquente utilisation commémorative du BP par des groupes de solidarités ou des communautés. La statue érigée en face du stade du club de foot du Benfica à l’effigie de son fondateur, Cosme Damião, en est un des exemples. Les supporteurs du club, extrêmement nombreux dans la capitale lusitanienne, ont agi comme un groupe de pression en détournant à leur avantage un dispositif qui utilise de l’argent public (50 000 euros dans le cas de cette statue). Dans cette logique, les supporteurs du club rival (Sporting) n’ont plus qu’à faire de même. D’autres propositions commémoratives actuellement en phase de présentation – statue de Cristiano Ronaldo ou de Saint François d’Assise - reflètent le risque d’accaparement du BP par des citoyens structurés en communautés d’intérêts.
On peut bien-sûr objecter que ce risque d'accaparement par des communautés d'intérêt est présent dans tous les domaines d’action du BP. Mais si une piste cyclable ou un jardin d’enfant sont construits grâce à la mobilisation des communautés « cyclistes » et « jeunes parents », n’importe quel individu est susceptible de les utiliser à un moment ou à un autre de sa vie et ce quelles que soient ses convictions. En d’autres termes, un projet d’intérêt public fait de n’importe quel citoyen un usager en puissance.
Hormis peut-être pour les pigeons et autres volatiles urbains, l’usage d’une statue ou d’un monument est de nature purement symbolique. Si la règle précédente s’applique, pour qu’un monument commémoratif soit d’intérêt public il faut donc que son « usage » soit possible par tous. Autrement dit, la symbolique d’un monument commémoratif doit rassembler, cimenter la communauté citoyenne dans son ensemble derrière des références partagées. D’où la difficulté de laisser à des groupes d’intérêt la possibilité d’ériger des monuments avec l’argent public sur les simples critères d’obtenir un certain nombre de suffrages et de respecter les règles du BP.
Il faut bien sûr saluer le travail des collectivités locales qui s'emploient à développer la démocratie participative dans des domaines de plus en plus étendus. Mais ce développement doit se donner les moyens de sa réussite et de sa pérennisation, ce qui passe nécessairement par une réflexion de fond sur le but et les limites des dispositifs existants. Chaque domaine de compétence requiert des dispositifs adaptés à son but ; de la même manière qu'il ne viendrait à l'idée de personne de demander à l'Assemblée nationale de rendre des jugements de droit pénal, laisser la politique commémorative au budget participatif relève au mieux d'un impensé théorique et au pire de flatterie électoraliste.
Ces difficultés ne signifient (surtout) pas que les monuments commémoratifs ne doivent pas être décidés par les citoyens. Mais puisque la pertinence d’un monument résulte de son caractère universel, le procédé qui le sélectionne doit accoucher d’un compromis, d’une vision partagée entre les différentes composantes de la communauté citoyenne. Il doit également être encadré par certaines règles, par exemple celle de ne pas construire de statue d'une personnalité encore vivante. C’est donc un autre dispositif de participation citoyenne, spécifique, qui doit impérativement être imaginé pour remplir cet office de commémoration.