Fin mars 2024. Le massacre des populations civiles de la bande de Gaza dure depuis des mois et les États-Unis viennent tout juste de s'abstenir de bloquer une résolution exigeant un cessez-le-feu. On peut bien juger immorale et (électoralement) suicidaire la position de soutien jusqu'à présent adoptée par Biden, elle n'est que le prolongement historique des relations israélo-américaines.
Qui pouvait être surpris de l'attitude des États-Unis ? Jamais la dernière à bafouer le droit international et toujours présente pour défendre sa principale tête de pont au Moyen-Orient, la première puissance mondiale est restée fidèle à ses principes stratégiques. Quand agiter une fausse fiole d'anthrax à l'Assemblée générale de l'ONU pour lancer une invasion sans mandat d'un pays tiers est de l'ordre de l'acceptable1, soutenir un gouvernement qui ne cherche officiellement qu'à détruire un groupe islamiste est le moins que l'on puisse faire pour un vieil ami.
Sans surprise, les Américains ont américanisé : leur suprématie militaire encore écrasante leur permet de considérer le droit comme un simple expédient. Non, vraiment, si l'on devait décerner une palme de l'hypocrisie, elle serait plutôt disputée entre États européens, particulièrement entre ceux qui prétendent conserver une certaine influence sur la scène internationale.
Depuis la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, la France sait qu'elle n'est plus une grande puissance. C'est peut-être cette donnée qui a poussé de Gaulle à faire de la France un pays non-aligné. Lorsque deux blocs s'affrontent, une puissance moyenne a tout intérêt à jouer les médiateurs pour accroître son influence. Jusqu'à Chirac, cette doctrine a prévalu. Dotée d'un siège au Conseil de sécurité et seule puissance nucléaire européenne, la France a les moyens de son indépendance stratégique. Patrie des Droits de l'Homme et héritière d'une importante tradition diplomatique, elle peut chercher à défendre un rôle de médiateur au plus proche des institutions internationales.
Dès fin octobre, l'armée israélienne reconnaissait avoir bombardé une église du Ve siècle (Saint Porphyre) remplie de civils. Peu après, ignorant royalement les premiers rapports des ONG présentes sur place, E. Macron et Y. Braun-Pivet parlaient de « soutien inconditionnel » à Israël et d'un droit à se défendre. Venait ensuite l'assaut de l'hôpital Al-Shifa – dont la plupart des journalistes s'accordent aujourd'hui à dire qu'il ne constituait pas le QG du Hamas -, le siège de Gaza puis le bombardement de Rafah. Il a fallu un mois au Président français pour appeler à un cessez-le-feu. Un mois qui a suffi à placer Gaza juste devant Srebrenica dans le triste classement des massacres de civils. Un mois qui a rendu l'État français complice d'un génocide.
Une fois son second mandat terminé, le Président français sera confronté à certaines de ses responsabilités. Journalistes, tribunaux, et familles des victimes se rappelleront à son souvenir. Il lui sera impossible de feindre l'ignorance ; l'histoire retiendra que les manifestations appelant à un cessez-le-feu ont été interdites, qu'aucune sanction n'a été prise contre Israel et que, en violation de ses engagements, la France a continué de lui vendre du matériel militaire létal après avoir eu connaissance du risque de génocide.
Personne ne lui reprochera en revanche d'avoir décidé seul de ce que la France doit être aux yeux des autres nations du monde. Personne ne lui reprochera d'avoir fait de la France le deuxième marchand d'armes au monde et le second couteau de l'impérialisme américain. Commencé sous Sarkozy, le virage a été si accentué sous Macron qu'une position chiraquienne mainstream comme celle de Dominique de Villepin est devenue dangereusement subversive, voire antisémite. Comment en est-on arrivés là ?
L'attaque du Hamas semble avoir réveillé quelque chose dans la société française. Dès les premières images diffusées du 07 octobre, la rave party a marqué les esprits. Voir de jeunes fêtards blancs se faire abattre par des bandes arabes armées a ramené à la mémoire collective des images douloureuses. Qui pourrait nier que le parallèle de ces évènements avec ceux du Bataclan confère une charge émotionnelle particulière permettant l'identification aux victimes ? Dans les deux cas, des jeunes pensaient vivre un moment de musique en sécurité. Dans les deux cas, des groupes armés les ont lâchement massacrés. Les ressemblances s'arrêtent ici pourtant, car la rave party israélienne avait lieu à portée de speaker de la clôture d'une zone de désolation humanitaire occupée jusqu'en 2005 et maintenue sous blocus depuis.
Une fois passée la stupeur d'avoir été touchés sur leur propre sol, les Israéliens ont fait usage de leur écrasante supériorité militaro-technologique pour semer le chaos et la terreur. À une échelle (bien) plus modeste après les attentats, François Hollande avait ordonné des frappes en Syrie. À l'époque, qui en France aurait eu la probité de protester par principe contre des assassinats sans procès menés dans le secret et sans contrôle démocratique dans un autre pays ? Qui aujourd'hui, parmi les Français, se soucie que justice soit rendue aux familles des civils innocents tués à cette occasion ? Dans ce genre de séquence purement passionnelle, Français et Israéliens se ressemblent. Il y a nous, blancs, civilisés, propres, illuminés, hédonistes. Il y a eux, bruns, braillards, obscurantistes, sales et violents. Des phrases comme « nous avons fait de ce pays un paradis », ou « avant, il n'y avait rien ; c'est nous qui avons construit les routes », rappellent que les colons, qu'ils soient en Algérie ou en Cisjordanie, ont le même imaginaire.
Coloniale, la France ne l'est officiellement plus. Dans l'univers médiatique occidental, ce sont habituellement les « méchants » (la Russie et la Chine, comme l'a si bien compris Raphaël Glucksman) qui bloquent les résolutions à vocation humanitaire de l'ONU. Quand on aime à se targuer d'utiliser le droit international comme boussole morale, ce qui est était le cas de la diplomatie française, le soutien à des opérations militaires ne peut qu'être conditionné au respect de ce droit.
Un observateur futur notera peut-être avec ironie que c'est justement le moment où les États-Unis commencent à décliner que la France choisit pour abandonner sa tradition de légaliste non-alignée et s'aplatir parfaitement devant l'OTAN. En plus d'être immoral, ce choix a toutes les chances d'être un mauvais pari stratégique. Rousseau aurait eu son mot à dire : « Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir ».
La classe politique au pouvoir en Allemagne, en France et au Royaume-Uni est unie par un soutien pavlovien de « la lutte contre le terrorisme ». Cette chanson commence à se faire vieille, mais elle fonctionne toujours aussi bien. « You are either with us, or with the terrorists » déclarait G. Bush après le 11 septembre, avant d'envahir l'Afghanistan et causer la mort de milliers de civils au cours d'une guerre aussi longue qu'inutile. Modestement imaginatif, Manuel Valls affirmait après le Bataclan que « expliquer, c'est un peu excuser ». Cette dernière phrase synthétise le principe même de la guerre contre le terrorisme : une guerre contre la causalité, contre la pensée systémique, contre les sciences sociales, contre l'altérité.
Le terme « terrorisme » est un joker universel qui permet de cesser toute réflexion2. Les « terroristes » ne sont que la catégorie mentale nécessaire pour faire l'économie de toute explication causale de la situation qui les a vu naître. De génération spontanée, ils sont des agents libres dotés de libre-arbitre, entièrement responsables de la totalité de leurs faits et gestes. À croire que plusieurs siècles de libéralisme économique ont laissé des traces à l'intérieur des têtes...
N'importe qui possédant des connaissances basiques sur les mécaniques génocidaires, la question palestinienne ou l'histoire des conflits aurait pu prédire qu'après le 07 octobre, Israël allait répondre au terrorisme low-tech (ULM-kalachnikov) par du terrorisme high-tech (drones et IA), et qu'un génocide était à craindre étant donné le déséquilibre des forces. N'importe qui, mais pas les dirigeants français, allemands et britanniques. Malgré l'impressionnant pédigrée de Macron3, ne le prendre que comme une tâche en géopolitique serait passer à coté de quelque chose ; si on oublie une seconde notre bien aimé guide suprême, on s’apercevra qu'une armée d'huiles en costume aurait été prête à prendre les mêmes décisions.
Si l'on exclut l'inaptitude et la folie, reste une explication plus rationnelle : leurs priorités sont différentes des nôtres. Devant le génocide en cours à Gaza, nous avons pensé vies humaines innocentes. Eux ont pensé exportations d'armes et retombées électorales.
La vente d'armes est une question complexe qui demanderait plusieurs centaines de pages d'analyse pour être introduite. Je me permets de condenser sous la forme d'un dialogue – légèrement simplifié - que j'ai eu un soir avec une amie, fonctionnaire du quai d'Orsay (véridique).
- « Les armes, c'est mal. »
- « Oui mais les armes, ça créée des emplois. »
- « C'est mal, ça sert à tuer. »
- « Oui mais quelqu'un les vendra de toute façon à notre place si on ne le fait pas ».
Vendre des armes, c'est mal et tout le monde le sait. On prend plus rarement la peine d'expliquer pourquoi ça l'est. Après tout, missiles et tanks sont des objets qui ne tuent que si on les utilise pour le faire ; posséder des couteaux de cuisine ne conduit pas nécessairement à massacrer des passants dans la rue. Par ailleurs, la France vend assez peu d'armes personnelles avec lesquelles sont commis des crimes crapuleux ou des tueries à l'américaine.
Dans le cas de la France, le mal ne réside pas tant dans les objets qui sèment la mort que dans la dépendance qui se créée lorsque fabriquer ces objets en grosses quantité devient un enjeu économique. En tant que deuxième pays exportateur d'armes, une France qui souhaite une paix juste se trouvera à un moment ou à un autre en conflit d’intérêt avec son complexe militaro-industriel et ses clients. Dans la région moyen-orientale, les clients de la France (Arabie Saoudite, Égypte, EAU) s'apprêtaient justement à faire passer Israël de partenaire officieux à partenaire officiel. L'attaque du Hamas visait – entre autres – à empêcher ce rapprochement, qui aurait acté l'abandon de toute revendication palestinienne.
La cause palestinienne a beau être importante dans les opinions arabes, elle ne l'est pas assez pour sacrifier partenariats stratégiques et développement économique. Les palestiniens sont bien sympathiques, mais ils n'ont pas un rond. À Gaza, la position de la France s'appuie sur ce constat : nous soutenons le droit des Palestiniens, tant que cela ne nous coûte pas davantage que quelques colis alimentaires. Après tout si ils souhaitent se défendre à la loyale, ils peuvent toujours nous acheter des Rafales.
Pour ce qui est du jeu électoral, la séquence Gaza a fourni le prétexte rêvé pour officialiser le renversement du cordon sanitaire du RN à LFI. Il faudra du temps à la crédibilité démocratique de l'État français pour se remettre de la traîtrise de l'interdiction administrative des premières manifestations, n'exigeant rien d'autre qu'un cessez-le-feu. Cette interdiction n'avait pour but que de diviser les Français en deux catégories : complices du bombardement de populations civiles ou traîtres antisémites pro-Hamas.
Tout outil stratégique capable de brocarder les « islamo-gauchistes » est bon à prendre puisqu'il génère des votes. Le fait que cette conversion s'effectue au prix de la cohésion nationale et de la crédibilité de la France aux yeux du monde non-occidental est tout à fait secondaire. Purs tacticiens, nos responsables politiques n'ont que faire de catégories abstraites telle que l'intérêt général et le temps long.
Dans leur chasse à l'islamo-gauchiste, ils peuvent compter sur une myriade d'utiles plus ou moins idiots, dans tous les médias de grande audience. Fabricants de consentement bon marché, les chiens de garde ont permis d'acter le renversement des valeurs : un parti fondé par d'anciens nazis peut participer à une marche contre l'antisémitisme, la France Insoumise non. Les partisans français de Netanyahou, galvanisés par la complicité du CRIF, sont aujourd'hui idéologiquement plus proches d'un Pétain que d'un Manouchian.
Ce sont eux qui occupent l'espace, qui parlent le plus fort. Sur l'échelle de la visibilité médiatique, les Juifs dotés d'esprit critique ont été relégués à -10 sur l'échelle Philippe Poutou. Usée jusqu'à la corde, l'accusation gravissime d'antisémitisme n'a plus aucun sens : un journaliste habituellement raisonnable comme Claude Askolovitch déclare, très sérieux, qu'il adorait Lula mais que c'était avant qu'il ne découvre que celui-ci est en fait antisémite. Reprenant à peu de frais l'accusation – vite démentie – d'antisémitisme à Sciences Po, Joan Sfar laisse entendre qu'on pourrait ne pas le laisser entrer, parce que Juif, quand il se rendra rue Saint Guillaume pour une prochaine dédicace de son livre.
Peu importe que Lula n'ait jamais exprimé la moindre opinion antisémite, peu importe que la personne expulsée de l'assemblée à Sciences Po ait démenti l'avoir été parce que juive ; la vérité a moins d'importance qu'un buzz qui va dans le sens souhaité. Tout comme celle sur l' « islamo-gauchisme dans les universités » l'enquête sur les « infiltrations antisémites » à Sciences Po ne donnera évidemment rien. Personne ne sera plus intéressé pour en publier les conclusions une fois qu'elles seront là. Personne ne s'excusera non plus, car s'excuser c'est admettre qu'on a eu tort, c'est être faible. Est-ce ainsi que le fascisme s'installe ? Peut-être bien.
1 Signé Colin Powell, ce grand moment de dramaturgie a eu lieu en 2003, quelques mois avant l'invasion de l'Iraq (alias operation Iraqi Freedom)
2 Frédéric Lordon a abordé ce point dans un excellent billet de son blog du Monde Diplo daté du mois d'avril 2024.
3 Au quai d'Orsay, on fait encore la grimace en repensant à son passage au Liban ou à sa proposition de coalition anti-Daesh contre le Hamas.