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Billet de blog 3 juin 2022

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Lettre d'une enseignante à son inspectrice

Quand l'école atteint les corps et éteint les esprits. Réflexions sur un métier passionnant mais qui ne passionne plus et pour cause, l'essence même a disparu, l'humanité n'est plus....

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A l'attention de Madame l'inspectrice de l'éducation nationale

Madame l'inspectrice,

Actuellement en arrêt maladie en raison de douleurs lombaires qui me restreignent dans mes mouvements et mes postures et me font souffrir, je m'interroge sur mon état de santé et sur le lien qu'il peut avoir avec mon métier.

Une de mes filles, venue récemment me visiter m'a dit «  Maman, si on ne t'avait pas refusé ton temps partiel, tu ne serais pas dans cet état ! »

Et si elle avait raison ?

Certes, je ne me suis pas beaucoup battue lors de l'entretien l'année dernière, mais à quoi bon s'abaisser à étaler ses félures, ses blessures devant un écran lorsque l'on sait que tout est joué d'avance puisque mon espace iprof indiquait déjà une reprise à plein temps avant même la date de l'entretien !

J'avais personnellement mis un mouchoir là-dessus, j'avançais tête baissée pour remplir ma mission, en classe, en formation, dans mes préparations, mes corrections mes évaluations, nationales ou autres, dans mes projets...

Mais en m'arrêtant un peu sur les propos de ma fille, je m'aperçois qu'en effet la pression est lourde cette année, déjà bien chargée par les nombreux protocoles covid qui nous ont toutes et tous fragilisés depuis deux ans.

J'ai cette année ( de même qu'une autre collègue) une classe de GS/CP/CE1, choisie, certes, non pas par plaisir mais afin de réduire le groupe de CP (annoncé comme difficile) à 12 afin de permettre aux élèves d'avancer dans de meilleures conditions sur le chemin de l'accès à la lecture, entre autres.

Plusieurs enfants en difficulté et une aide AESH par deux fois refusée pour l'un deux, malgré un dossier fort bien étayé à la fois par la famille et mes compte rendus demandés par les professionnels qui entourent cet enfant.

Une élève en absences injustifiées très fréquentes ayant nécessité un signalement, absences annulant systématiquement tous les petits progrès dans les apprentissages de CP.

Une autre en absence prolongée ayant nécessité une information préoccupante ,situation qui a généré beaucoup de stress chez moi .

Des parents démissionnaires, irrespectueux voire agressifs pour certains, mais face auxquels il faut rester polie et courtoise.

Et récemment ,l'arrivée de deux petites filles ukrainiennes, que ma collègue et moi même avons gérée dans l'urgence, comme nous avons pû, comme nous pouvons encore.

Et tout ceci, Madame l'inspectrice, toute cette lourdeur, administrative, relationnelle, psychologique, sans aucun recours, ni de médecin, ni de psychologue, et sans assez de temps pour essayer de s'organiser, d'en discuter , si ce n'est sur notre temps personnel, aux dépends de notre vie privée ou de famille.

Des équipes éducatives préparées, riches de documents, de discussions parfois alarmantes sur un cas d'enfant,et qui se concluent par « pas de place en ULIS » ou « si une aide est accordée elle sera de 6 heures »

Que fait-on avec 6 heures par semaine d'AESH Madame ?

Du soutien pour combler les manques me direz vous?Un emplâtre sur une jambe de bois ! Comment faire intégrer quelque chose à un enfant de 6 ans après une journée de classe ou en lui demandant de se lever plus tôt pour une journée qui commence déjà à 8h35 ?

Et si ces APC sont efficaces, pourquoi y retrouve t-on toujours les mêmes enfants, chaque année ?

Je ne considère pas que ce soit du bon travail que l'on propose en n'offrant que cette solution.

Les choses m'échappent Madame, et je n'ai aucune réponse, j'adore mon métier, je prends un plaisir immense à consacrer mon temps aux élèves qui me sont confiés, je me suis plusieurs fois battue pour défendre leurs intérêts ; mais tout ce système me broie, m'épuise, me malmène ; Et même si aujourd'hui ma tête veut bien poursuivre l'aventure, mon corps me dit stop !

Je sais à présent que je ne veux pas me ruiner la santé pour poursuivre ma mission, cela est bien trop douloureux .

Je reviens sur mon poste mardi 7 juin, et je ferai ce que je pourrai, en espérant tenir, mais certainement pas au delà de mes limites. On nous avait promis des remplaçants en nous refusant nos temps partiels...alors si j'en ressens encore le besoin pour aller mieux, je m'en remettrai à ces promesses.

Je serai là à la rentrée prochaine aussi, à temps complet car je n'ai même pas osé retenter ma chance sur une demande de temps partiel, et là aussi je m'écouterai, en espérant que toutes les thérapies que je mets en place depuis deux mois pour aller mieux aient porté leurs fruits.

Je vais continuer de réfléchir au bien fondé des APC, car je considère qu'elles contraignent autant les enfants que les enseignants, et même si je sais qu'elles entrent dans du temps de présence devant les enfants, je ne suis pas sure de les mettre en place.

Je considère qu'il est beaucoup plus efficace d'accueillir mes élèves tous les matins et tous les après-midi, 10 minutes avant l'heure officielle de début des cours, avec bienveillance, de leur adresser à chacun un petit message individuel, qui les rassure, les accompagne et leur permet de démarrer les apprentissages avec confiance et sérénité.

Toutes ces réflexions, Madame l'inspectrice, je tenais à les partager avec vous, plutôt que de continuer à les ruminer ; je ne sais quel intérêt vous leur porterez ni si vous m'accorderez une réponse, mais sachez simplement qu'elles expriment toute ma peine.

Je pensais être en colère après le ministère peut-être ou l'administration, mais non, je constate que je suis épuisée et triste quand je réussis à sortir la tête du guidon et à regarder mon métier de l'extérieur.

Ce métier dans lequel j'ai tant de mal à me retrouver, qui nous demande sans cesse de rendre des comptes sans jamais se préoccuper de notre bien-être , de notre ressenti, de l'humain que nous sommes.

Peut-être aurais je dû vous écrire plus tôt Madame, mais j'ai la fâcheuse tendance à me dire que ça va aller, qu'il faut laisser passer l'orage, mais là, je crois que ça ne va plus.

Recevez, Madame l'inspectrice les cordiales salutations d'une enseignante dévouée ,mais épuisée et fourbue en cette fin d'année scolaire, toujours plus tardive.

Vivi 9

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