L'intention de Vérité (page 130-132)
"La crise de notre temps" présente les éléments fondateurs d'une telle redécouverte.
Les hommes actuellement doutent du "projet moderne" : s'il a en partie réussi puisqu'il a engendré une nouvelle société, cette société n'est pas celle du bonheur pour tous.
C'est pourquoi nous sommes contraints de modifier l'esprit qui l'anime depuis son origine.
Or l'esprit du projet moderne est celui de la philosophie moderne, née au XVIe et XVIIe siècles, et son résultat n'est rien d'autre que "la désintégration de l'idée même de philosophie politique", réduite au rang "de l'idéologie ou du mythe" ; c'est pourquoi "il nous faut songer à la restauration de la philosophie politique", en remontant "au moment où la destruction de la philosophie politique a commencé, aux commencements de lla philosophie politique moderne" ; autrement dit, il est nécessaire de "réveiller [...] la querelle des anciens" et des modernes".
Le projet moderne fonde la société sur une pluralité des valeurs : la société universelle, la liberté et l'égalité, le développement de la puissance de production, l'état d'abondance, la science comme moyen de réalisation de cet état, et, à l'horizon de cet ensemble, la justice et le bonheur pour tous.
Il est mis en crise par l'irruption d'un élément d'expérience, le communisme : "bien des Occidentaux en sont venus à douter de ce projet parce que le communisme s'est manifesté comme doté d'une puissance immense et comme radicalement opposé à la notion occidentale de la matière dont cette société universelle et juste doit être établie et administrée.
L'antagonisme entre l'Occident et le communisme conduit à ce qu'aucune possibilité de société universelle ne peut exister dans le futur prévisible.
La société politique reste pour l'avenir prévisible ce qu'elle a toujours été, une société particulière, une société avec des frontières, une société close, soucieuse de sa propre amélioration.
Cette expérience que nous avons eu requiert cependant non seulement une réorientation politique, mais également une réorientation de nos pensées fondamentales."
L'expérience communiste apparaît comme une réalisation du projet moderne.
Sa teneur propre l'éclaire alors nécessairement d'une nouvelle manière, en produisant à son égard de al résignation, en lui faisant perdre son effectivité propre, essentiellement fondée sur la certitude de l'avenir qu'il portait.
Le conflit fondamental entre l'Occident et e communiste se présente comme une situation indépassable : le réel politique fait irruption dans son caractère conflictuel.
Cette expérience contraint à faire retour à la nature même du politique : que notre société reste "ce qu'elle a toujours été" n'est pas accidentel, mais renvoie à une caractéristique essentiel du politique.
La pensée non seulement doit changer d'objet, mais elle doit également changer son propre point de vue, se change elle même ; son objet ne peut plus être ce qui arrivera mais ce qui a toujours été ; son point de vue, d'historique, doit devenir antihistorique.
Le travail de remise en question du contenu, c'est-à-dire des valeurs, du projet moderne est appelé par l'expérience, mais l'expérience seule ne peut s'en charger.
Il implique que poser la question de la valeur des valeurs : le particularisme ne vaut-il pas mieux, "n'est-il pas en soi meilleur", que l'universalisme ?
Le bonheur et la justice sont-il s la conséquence nécessaire de l'abondance ?
"La croyance selon laquelle la science est essentiellement au service de la puissance humaine n'est -une elle pas une illusion ?"
Strauss n'envisage donc pas simplement de remplacer le système de valeurs moderne - celui du "projet moderne" - par un système de valeurs ancien : il pose la question de la nature des choses, c'est à dire sur leur devenir historique.
Autrement dit il fait retour à ce qui en l'homme est permanent : les capacités de la raison.
Strauss établit une distinction entre "crise de l'occident" et "déclin de l'Occident".
A ses yeux en effet, le diagnostic du "déclin" est partiel, voire erroné car la notion de "déclin" situe l'analyse au niveau de l'évaluation du degré de puissance d'une culture : à cet égard, Strauss identifie une forme de "déclin" de l'Occident, essentiellement dû à la montée en puissance de la "culture communisme" ; mais le registre du déclin fait manquer le problème.
Les deux diagnostics mobilisent deux emplois différents du mot "culture".
Dans le premier cas, on considère chaque culture au milieu d'autres cultures, dans la pluralité des cultures chaque culture peut être ainsi vue comme une certaine puissance, ce qui autorise l'usage de terme "déclin", car l'horizon est celui de telle culture particulière.
Dans le second cas, la culture est prise au sens de culture consciente de soi, "culture de l'esprit humain" : il s'agit de la civilisation que Strauss avait soigneusement distinguée de la "culture" dans la conférence "Sur le nihilisme allemand".
Parler de "crise de l'occident" mobilise l'idée de culture entant que civilisation ; en ce sens, une crise peut surgir sans même que la survie d'une culture soit en question.
Inversement, "si grand que puisse avoir été le déclin de la puissance de l'Occident, si grands que soient les dangers qui menacent l'Occident, ce déclin, ce danger - mieux, la défaite même et a destruction de l'Occident - ne prouveraient pas nécessairement que l'Occident est en crise".
L'enjeu ne réside pas dans l'état de nature, mais dans le rapport des individus à leur propre culture ; "une société qui avait l'habitude de se comprendre en fonction d'un dessein universel ne peut pas perdre sa foie en un tel dessein sans perdre par là même tous ses repères."
C'est pourquoi Strauss a pu parler de "doute" sur le projet moderne : dans la perte de confiance, dans l'incertitude, c'est le rapport au projet qui est en crise, autrement dit le rapport à l'avenir : il y a crise dans la perception que l'humanité a d'elle-même.
Le jugement de la crise ne peut se faire "de l'extérieur" comme le jugement de déclin ; il nécessite de saisir la complexité de la réalité culturelle, c'est à dire essentiellement d'intégrer à la réflexion le rapport des individus à un projet, ou encore le rapport des individus à la société dans laquelle ils vivent, ce rapport n'existant que par la médiation d'un projet.
Car l'unité d'une société est constituée par la confiance en son projet.
C'est pourquoi "le déclin de l'Occident" se confond avec l'épuisement de la possibilité même d'une culture élevée.
Les plus hautes possibilités de l'homme sont épuisées.
Mis les plus hautes possibilités de l'homme ne peuvent être épuisées tant qu'il existe encore de hautes tâches humaines, tant que les énigmes fondamentales auxquelles l'homme est confronté n'ont pas été résolues dans la mesure où elles peuvent l'être.