Vivre est un village (avatar)

Vivre est un village

Consultant en système d'information honoraire

Abonné·e de Mediapart

883 Billets

7 Éditions

Billet de blog 3 février 2011

Vivre est un village (avatar)

Vivre est un village

Consultant en système d'information honoraire

Abonné·e de Mediapart

Nicole Loraux : La politique des frères(1)

Vivre est un village (avatar)

Vivre est un village

Consultant en système d'information honoraire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il faut que vous fassiez une cité, c’est-à-dire des citoyens qui soient amis, qui soient hospitaliers et frères.
Saint-Just


Dans l’enquête sur les voies de la réconciliation, le point de départ sera sicilien, avec les adelphoì hairetoì («frères électifs») de Nakônè.Grâce à la publication de documents inédits, on sait depuis peu que, dans cette bourgade sicilienne, après un différend (diaphorà) qui fur peut être une stasis(2), la réconciliation (diàlusis) entre les citoyens s’est un jour opérée sur le mode de l’adelphothetià («affrèrement»), en répartissant, pour mieux les mêler, tout le corps civique en groupes de cinq «frères» tirés au sort – deux «frères ennemies» issus des deux partis antagonistes, qu’encadrent solidement trois frères «neutres», cela doit, l’alchimie de l’amitié aidant, constituer à chaque fois un groupe très uni de frères symboliques(3).
Des frères symboliques, mais des frères (adelphoì) et non comme le souhaiterait l’éditeur du décret, des phratères (4) : de fait, si le mot de phrateres n’est pas prononcé, c’est que les fidèles aux formes grecques du politique, les Nakôniens du IIIe siècle avant notre ère concevaient bel et bien « l’union entre citoyens {…{ sur le modèle de la parenté par le sang(5) ».Adelphoì, donc : des consanguins, mais des consaingunins fictifs, tirés au sort et cependant désignés comme « élus » (hairetoì)(6). Bref, contre la menace toujours renaissante de la stasìs, cinq par cinq et tous ensemble, les citoyens de Nakôné deviendront frères.
Ce qui, avant d’aller plus avant dans toute interprétation du décret, nous invite à y voir plus clair dans les représentations grecques de la fraternité.


Les frères contre la stasis et la stasis des frères


Des frères contre la stasis : figure étonnante ? Voire.
De fait, cette figure qui, en Sicile, vise à l’efficacité symbolique d’une célébration festive répétée année après année, n’étonne que parce qu’elle s’inscrit dans la réalité d’une stratégie politico-institutionnelle.
Car dans les textes, la représentation d’une fraternité efficace contre la discorde est depuis longtemps repérable. C’est ainsi qu’elle s’énonçait, un siècle auparavant, comme le fondement le plus sûr de la cité platonicienne. Fraternité éminemment politique que celle qu’invente Platon, fût-ce sur un mode imaginaire, comme c’est le cas dans la République. L’opération se fait en deux temps, celui du mythe au Livre III, moment de l’idéologie avec le «beau mensonge», et celui de la construction de la cité au Livre V : le recours au mythe est certes premier(7) pour convaincre les citoyens de leur commune origine autochtone en vertu de laquelle, tous nés de la terre, ils sont «tous frères(8)», après quoi la construction politique organisera une parenté civique généralisée où les citoyens sont comme autant de frères, pourvus en indivision d’un nombre impressionnant de « pères », de « mères », et de « sœurs(9).
Mais il suffirait de remonter encore un peu dans le temps, jusqu’à ces dernières années du Ve siècle athénien qui constitue l’horizon de la recherche, pour constater qu’une telle figure y joua déjà un rôle, au service de l’imaginaire civique de la pòlis une et indivisible. Soit l’instant précis où, entre les deux armées de citoyens dont l’une a vaincu l’autre, Kléokritos s’avance, esquissant déjà l’amorce d’une réconciliation. Dans le discours que, chez Xénophon(10), prononce ce combattant, démocrate, héraut des mystes d’Eleusis et prote parole de la concorde, installé dans le no man’s land entre les deux armées de citoyens, la fraternité civique n’est à vrai dire que suggérée ; mais qui ne l’entendrait dans le vibrant appel qu’il lance, au nom des « dieux de nos pères et de nos mères » ? Les dieux patrôioi des Athéniens sont certes bien connus, et par ailleurs, pour définir le statut de frères, il suffit, à en croire Plutarque(11), d’une commune participation aux mêmes hierà patroîa ; mais en associant étroitement le côté des mères à celui des pères, l’orateur procède à une double opération : il exalte la double lignée qui, dans chaque famille athénienne depuis le décret de Périclès (451-450), fait d’un fils un citoyen et ouvre à nouveau la possibilité d’une vie civique commune pour les citoyens autochtones qu’unissent les mêmes ancêtres(12). Que les Athéniens se rappellent seulement qu’ils sont frères, et la stasis pourra céder la place à la réconciliation.
Mis il existe un tout autre modèle de la fraternité où, loin d’entraîner par soi la concorde, le statut de frère est indissociablement associé à une éris sans concession. S’il y a la collectivité des frères contre la stasis, il y a aussi les frères nés pour se déchirer – ceux-là vont par couples, mythiques ou génériques -, et Plutarque pourra employer l’expression stasis adelphôn comme un syntagme allant de soi(13).
Au premier rang des frères ennemis, on trouve bien sûr les couples irréconciliables d’adelphoì que, dans le théâtre d’Athènes, la tragédie emprunte aux mythes d’autres cités : le paradigme en est thébian avec les fils d’Œdipe(14), mais on n’aura garde d’oublier Thyeste et Atrée, d’autres encore…Revenons à des conflits bien réels(15) : que l’animosité des frères préexiste à la guerre civile ou en soit un effet, c’est par le frère que, dans telle phrase de Lysias, s’ouvre l’énumération des prochs que l’on tue en temps de stàsis (16). Et au livre IX des Lois, au titre des meurtres familiaux relevant de la catégorie juridique de l’involontaire, Platon cite « le frère qui, dans une sédition, tuera son frère au combat ou dans quelque autre circonstance de ce genre, en se défendant contre lui qui attaquait le premier(17) ». Que le frère meurtrier soit en la circonstance déclaré « pur de toute
souillure comme s’il avait tué un ennemi » (polémios) n’est pas ce qui nous arrêtera : aussi bien Platon a-t-il accumulé les circonstances atténuantes, au nombre desquelles l’état de stasis figure en bonne place à côté de la légitime défense(18) ; mais il importe que, dans le développement des Lois, seul l’exemple des frères soit associé à la guerre civile, et que cet exemple en appelle deux autres, où le même s’affronte au même, le citoyen tuant le citoyen et l’étranger l’étranger.
Au mot d’ordre sicilien dressant les frères contre la stasis répond donc le thème insistant des frères pour la stasis, qu’accompagne à tout coup « le couple terrible de la fraternité-et-la-mort(19) ». Configuration double et contradictoire qu’il convient d’éclairer. Cela implique que l’on s’attarde à cerner la ou les représentation(s) du frère, que l’on s’intéresse à la tendance très grecque des catégories de la parenté consanguine à se muer en catégories classificatoires, et que l’on déploie enfin la chaîne sémantique qui du frère conduit au citoyen, en passant par le compagnon.

Extrait de "La cité divisée" L'oubli dans la mémoire d'Athènes Nicole Loraux édition Petite Bibliothèque Payot pages 199-202

Notes :

(1) Dans une première version, plus brève, ce texte fut prononcé à Rouen lors d’un colloque sur Sociabilité et parenté, et publié dans les actes de ce colloque (in F.Thélamon, éd., Aux sources de la puissance. Sociabilité et parenté. Rouen, 1989, p.21-36). Je dois la citation de Saint-Just, extraite du rapport à la Convention le 26 Germinal an II, à la lecture de la thèse de Sophie Wahnich sur la question de l’étranger dans la Révolution française (université de Paris-I, Décembre 1994).
(2) Voir infra, chapitre IX.
(3) V.Asheri, 1982, ainsi que Asheri, 1985, et Loraux, 1987 [1997]
(4) V.Asheri, 1982 : 1044 et 1985 : 144-145. Membres d’une phratrie, les phratères sont des « frères » purement classificatoires.
(5) (5) Glotz, 1904 : 903
(6) Sur ce qui serait sans nul doute une contradiction au regard des pratiques politiques, mais qui ne l’est plus, s’agissant d’une parenté artificielle, dénotée par hairetos en opposition treme à terme avec ek génous ; voir Loraux, 1987 : 31-2.
(7) Voir Loraux, 1981d.
(8) République, III, 414d-415a : Adelphôn kaì gegenôn, comme dans le Ménexène (239a), les citoyens autochtones sont « tous frères nés d’une même mère » ; bine que signifiant étymologiquement « dela même matrice », adelphos a peut être pour un Grec le contenu de « frère de père et de mère » (Perpillou, 1984 : 210-212)mais, en contexte d’autochtonie, il se trouve que le mot – faut-il y voir une ruse étymologisante de Platon ? – ne renvoie qu’à la filiation maternelle. On notera que les enfants de mère sont pensés comme plus intimement liés, ainsi que l’interdit athénien portant sur l’union entre un frère et une sœur de pères différents, mais de même mère. Pour des représentations analogues dans une société africaine, où les « enfants de mère » sont unis par l’affection et les « enfants de père » par la rivalité, voir Olivier de Sardan, 1984 : 41, 63-64.
(9) Voir Sissa, 1986.
(10) Helléniques, II, 4, 20-22.
(11) De l’amour fraternel, 149d
(12) Voir Loraux, 1987 [1997] : 31-32.
(13) De la curiosité, 518a.
(14) Voir N.Loraux, « Poluneikes eponumos.Le nom des fils d’Œdipe entre épopée et tragédie », in C.Calame (éd), Métamorphoses du mythe en Grèce antique, Genève, Labor et Fides, 1988, p.151-166.
(15) On n’envisage pas ici le phénomène « privé », bien attesté dans les plaidoyers (cf.Strauss, 1993 : 68, chez qui c’est l’unique occurrence de la question), des querelles entre frères autour de partages successoraux – ce qu’est aussi l’éris des fils des fils d’Œdipe.
(16) Contre Eratosthène, 92.
(17) Lois, 689 c-d.
(18) Dans son commentaire du Livre IX des Lois, Gernet (1917b : 140) s’intéresse plus à cette question qu’au cas précis du meurtre du frère (qu’une coquille a d’ailleurs transformé en « père »).
(19) Ozouf, 1989 : 177.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.