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Billet de blog 3 septembre 2022

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François Flahaut : Instruction, éducation et transmission entre générations

distinguer entre éducation et instruction, et à souligner le fait que l’éducation, la socialisation constituent une base nécessaire pour l’acquisition de connaissances

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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2006-2-page-295.htm

Mon propos, dans les pages qui suivent, est de resituer le rôle de l’école dans le cadre des relations entre générations, ce qui me conduira à distinguer entre éducation et instruction, et à souligner le fait que l’éducation, la socialisation constituent une base nécessaire pour l’acquisition de connaissances [1][1]Ces réflexions s’appuient sur mes recherches en anthropologie….

2La relation entre ce propos et les préoccupations du MAUSS est assez évidente. Une part importante des connaissances dispensées par l’école se justifient par leur utilité (réelle ou supposée) ; cette fonction est légitime : les élèves sont en droit d’espérer que les années passées à l’école les aideront à trouver un emploi et à faire leur place dans la société. toutefois, dans la mesure où cette acquisition de connaissances implique elle-même la relation entre deux générations et l’ensemble de la transmission éducative qui s’opère de l’une à l’autre, les processus relationnels et sociaux qui sont en cause sont au plus loin des relations marchandes et ne sauraient être convenablement appréhendés dans un cadre de pensée utilitariste. En effet, la position de donateurs que les membres d’une génération assument ainsi au bénéfice de la suivante ne les intègre pas à un cycle d’échanges dont ils bénéficieraient en retour, mais fait d’eux les maillons de la transmission culturelle irréversible qui va de pair avec la reproduction biologique et la mort.

3L’être humain, comme on sait, se constitue sur la base d’une double transmission, génétique et culturelle. La transmission de connaissances par l’enseignement ne constitue qu’une part des connaissances qu’acquiert un enfant (il assimile également des connaissances à travers la vie quotidienne). Et les connaissances ne constituent elles-mêmes qu’une partie de la transmission culturelle intergénérationnelle : l’enfant assimile également, par mimétisme, des manières d’être, des pratiques relationnelles et des savoir-faire. Cette transmission qui s’opère dans l’expérience quotidienne du rapport avec les adultes constitue la base de l’existence de l’enfant et de sa socialisation. Si ces acquisitions fondatrices se mettent en place convenablement, elles favorisent ensuite l’acquisition des connaissances [2][2]Cela a été bien mis en évidence par Jean-Marie Schaeffer [2002].. D’où la nécessité de distinguer entre instruction et éducation.

4L’instruction, c’est l’acquisition de connaissances grâce à l’enseignement. L’éducation, c’est le développement de la capacité à être soi tout en étant avec les autres, à ménager ses relations avec eux, à participer à la vie sociale, à intérioriser la culture commune. On peut être convenablement éduqué et socialisé sans pour autant être très instruit. Mais on ne peut pas s’instruire, on ne désire pas apprendre si, d’abord, on ne bénéficie pas d’une certaine socialisation.

5Cette distinction paraît sans doute aller de soi. Elle va pourtant à l’encontre d’une conviction enracinée de longue date dans la culture occidentale, conviction selon laquelle l’éducation se ferait par l’instruction : l’enseignement d’un savoir apporterait la base nécessaire à l’amélioration des manières d’être et des comportements sociaux. L’idée que la connaissance permet de modifier l’être humain et qu’en conséquence, éducation et instruction seraient la même chose, cette idée domine la culture occidentale depuis les Grecs. Alors que, dans la plupart des cultures, on a pensé que la personne soutient son existence de ses liens sociaux, de son inscription dans une relation de filiation, Platon, en plaçant au cœur de sa doctrine l’idée que l’âme est d’origine céleste et non pas terrestre, a rompu avec cette tradition. À ses yeux, l’âme est la personne même, avec sa faculté de penser. L’âme, la personne, a tendance à être oublieuse d’elle-même, et c’est la connaissance vraie qui lui permet de se diriger à bon escient et de se retrouver. Le sujet connaissant est donc hiérarchiquement supérieur au sujet existant. Aussi la vérité est-elle censée exercer un pouvoir recteur sur les désirs, comme en témoigne le mythe de l’attelage dans le Phèdre. La conception platonicienne de l’être humain, l’idée que l’individu accède à soi par la connaissance plutôt que par la relation vécue avec son entourage est devenue fondamentale dans la culture occidentale. Le christianisme, tout en insistant sur la notion de foi qui était étrangère aux Anciens, n’a pas mis en question le rôle de la connaissance, bien au contraire : sermons hebdomadaires, cours d’instruction religieuse, la conviction est demeurée que l’enseignement a le pouvoir de réformer les individus.

6Cette idée permettait de fonder de grands espoirs dans l’instruction.

7Elle a été relayée par la philosophie des Lumières, et elle est encore très présente au sein de l’éducation nationale. Un professeur est, par définition, quelqu’un qui a misé sur l’acquisition de connaissances et qui doit à cet investissement la place qu’il occupe dans la société ; il n’est donc pas étonnant qu’il partage la conviction que la formation de l’être humain et du citoyen résulte essentiellement de la transmission du savoir.

8Et pourtant, aujourd’hui, ce sont précisément les connaissances dont nous disposons sur l’être humain — surtout les connaissances acquises dans les dernières décennies en psychologie du développement et en neurologie – qui conduisent à mettre en doute la conviction selon laquelle la transmission du savoir constitue la condition nécessaire et suffisante pour l’éducation et la socialisation de l’être humain. Le processus d’éducation repose bien sur des apprentissages, mais ces apprentissages, je l’ai rappelé, ne passent qu’en partie par l’enseignement. L’éducation – à commencer par le développement de la communication et du langage – s’opère par la relation vécue avec les personnes de l’entourage, par immersion dans un environnement social et culturel. C’est seulement ensuite que l’enseignement des savoirs intervient, et cet enseignement ne constitue jamais qu’une part de ce que l’enfant apprend. Qu’on n’aille pas s’imaginer que mon propos est de minimiser l’importance de l’instruction ; ce que je veux souligner, c’est que l’apprentissage s’opère d’autant mieux que les fondations en ont été apportées par des processus de socialisation. C’est en s’articulant à des intérêts relationnels et sociaux que l’acquisition de connaissances devient possible et désirable pour l’enfant.

9L’éducation implique un rapport entre la génération des adultes et la génération des enfants. Le vivre-ensemble est d’abord le vivre-ensemble de l’enfant avec les adultes qui s’occupent de lui. Ce rapport ne se limite pas à une transmission de connaissances ; c’est un lien personnel par lequel un enfant se trouve encadré, reçoit la possibilité d’exister. La bienveillance que les adultes manifestent à son égard, associée à la solidité du cadre qu’ils lui fixent, constitue un facteur essentiel. Si la relation est vécue d’une manière satisfaisante par l’enfant, lui-même pourra d’autant mieux nouer des relations avec les membres de sa propre génération et devenir un homme ou une femme. Soit dit en passant, c’est là un point dont l’étude des contes aide à comprendre l’importance. Combien de contes ont pour thème le processus par lequel un enfant, d’abord lié à ses parents, parvient à s’intégrer à sa propre génération, à devenir un jeune homme ou une jeune fille et à s’émanciper [3][3]Je développe cette « philosophie » des contes dans Be yourself.… !

10Quand, à la suite du rapport thélot, on parle d’un « socle commun de connaissances », on risque de retomber dans l’erreur qui consiste à croire que l’instruction est la base de l’éducation. Les connaissances ne constituent pas le « socle » sur lequel s’édifie l’être humain ; les connaissances reposent elles-mêmes sur une base préalable : la socialisation qui permet à l’enfant d’avoir sa place par rapport à d’autres enfants et par rapport aux adultes. Cette socialisation s’effectue dès que le bébé vient au monde ; il entre en rapport avec sa mère, ses parents, puis d’autres adultes. Dans ce rapport vivant se construit sa structure psychique. C’est sur cette base que des connaissances pourront ensuite être acquises. En conséquence, si la socialisation se fait mal, le terrain n’est pas favorable à l’acquisition de connaissances.

11C’est là un point fondamental pour la réduction des inégalités. Les enfants qui vivent une socialisation branlante partent avec un handicap : ils ne disposent pas d’une assiette suffisamment stable et encourageante pour qu’elle leur facilite le travail et l’effort d’acquisition des connaissances. Dans des milieux plus favorisés, les parents transmettent cette assiette sociale réconfortante sur la base de laquelle les enfants pourront plus facilement intégrer les connaissances que l’école leur enseigne.

12Prenons un exemple. Il est certain que les compétences dans le maniement du langage sont fondamentales et doivent par conséquent faire partie du fameux « socle commun ». Cependant, le langage n’est pas un simple outil comme, par exemple, l’usage des multiplications et des divisions : acquérir le langage, c’est entrer en possession de soi-même. Communiquer avec les autres, c’est jouir de soi. Apprendre à manier le français ne peut donc pas se faire uniquement dans le cadre contraignant d’un enseignement : puisque la langue fait partie de soi au même titre que le fait de bouger, de marcher et de courir, il est vital pour l’éducation de l’enfant qu’il développe l’usage de sa langue dans des situations relationnelles où bien-être et spontanéité ont leur place. L’enseignement du français, évidemment indispensable, sera donc d’autant mieux assimilé qu’il se greffera sur des situations dans lesquelles l’enfant prend plaisir à manier le langage. On voit par cet exemple comment la vie sociale et les situations relationnelles vécues à l’école et en dehors de l’école constituent une base – favorable ou défavorable – pour l’acquisition des connaissances et doivent donc être prises en compte lorsqu’on s’interroge sur les rapports entre éducation et inégalités.

13Le lien social repose fondamentalement sur le fait que les générations se chevauchent. Quand les enfants viennent au monde, les parents sont là ; ils vont vivre ensemble un certain nombre d’années. Dans beaucoup d’espèces animales, quand la nouvelle génération naît, la précédente a disparu. Dans ces espèces où il n’y a pas de contact entre générations, seule est possible la transmission biologique, il ne peut pas y avoir de transmission culturelle. Si l’humanité s’est développée, c’est, au contraire, grâce au contact prolongé entre générations. Dans les sociétés de singes, la coexistence entre les petits et les adultes s’étale sur plusieurs années. Les petits bénéficient d’un lien avec les adultes, un attachement, un contact, et leur apprentissage s’effectue sur la base des liens qui les rattachent à la génération précédente. S’il y a déjà une véritable vie sociale chez les singes, celle-ci est encore plus importante chez les humains. La transmission culturelle y est également plus importante, en même temps que le rapport entre les générations se prolonge davantage que chez les singes : trois générations se côtoient. Les enfants peuvent parler avec leurs grands-parents. Cette continuité est l’un des facteurs importants du développement de la société et de la culture.

14Les connaissances récentes en psychologie du développement, en neurologie, en biologie de l’évolution, en linguistique convergent vers la même conclusion : l’assiette existentielle de l’être humain se constitue dans une relation socialisée, et cette assiette est nécessaire au développement intellectuel. La vision d’aujourd’hui est donc très différente de celle qui nous a été léguée depuis Platon jusqu’à la pensée des Lumières. Face à l’idée selon laquelle la pensée est l’organe directeur à partir duquel l’être humain peut se former et se réformer, il faut donner toute son importance à l’assiette existentielle qui permet à l’être humain de se constituer dans un rapport relativement stable avec ses semblables, de trouver sa place dans la société et de désirer acquérir des connaissances.

15L’éducation repose sur le fait que des adultes bienveillants assurent une médiation entre les enfants et la société dans laquelle ceux-ci devront trouver leur place. Cette bienveillance est essentielle. L’encouragement à exister reçu des adultes constitue pour les enfants un capital et leur permet ensuite d’assumer les efforts nécessaires pour apprendre et faire leur chemin dans la vie. Des enfants qui n’ont pas trouvé dans leur milieu familial et social les encouragements, la protection et les modèles donnés par des adultes seront d’autant plus portés, à l’adolescence, à chercher une reconnaissance auprès de leurs pairs. Ce désir de reconnaissance fonctionne dans un rapport d’imitation avec les garçons et les filles de leur âge ; le désir d’exister s’appuie alors sur la reproduction quasi mimétique des manières d’être de leurs camarades. Ce qui, du coup, les enferme et les empêche d’aller au-devant du monde des adultes ; ne trouvant d’assurance que dans la culture de leur classe d’âge, ils se coupent des adultes, ce qui ne les aide pas à devenir des adultes à leur tour. Les enfants qui, au contraire, ont reçu de la part des adultes cette bienveillance, cet encouragement à exister et qui se sont sentis soutenus bénéficient d’une confiance en eux qui va les aider à aller vers le monde des adultes, c’est-à-dire vers leur avenir.

16L’enfermement dans des formes de reconnaissance mimétique peut tourner assez mal, surtout chez les garçons. Les filles sont plus sensibles aux liens entre générations dans la mesure où elles portent en elles la possibilité de donner naissance. Il n’en va pas de même pour les garçons. Chez eux, l’aspiration à être un homme, liée à des images de virilité, n’a souvent aucun rapport avec des images de paternité. C’est pourquoi l’adolescence est souvent plus problématique chez les garçons et peut les enfermer dans une culture mimétique, une culture d’opposition à celles des adultes, renforçant chez eux le goût de la transgression qui est inhérent à l’être humain.

17Les parents ont la priorité dans le rôle éducatif, mais ils ne peuvent avoir une action éducative sur leurs enfants que dans la mesure où eux-mêmes jouissent d’une socialisation suffisante. Des parents socialement déconnectés ne sont évidemment pas en mesure de connecter leurs enfants à la vie sociale.

18Il a été question de sanctionner les parents lorsque leurs enfants s’absentaient de l’école ; derrière cette mesure, il y a l’idée que les parents sont parents par nature, autrement dit qu’ils sont en mesure de remplir leur rôle même s’ils sont eux-mêmes désocialisés. C’est là une idée fausse, et qui plus est assez cruelle. Seuls les parents qui ont une assiette sociale suffisante peuvent remplir convenablement leur rôle de parents. Derrière les parents, c’est donc toujours la société dans son ensemble qui a un rôle éducatif.

19La fonction paternelle est de servir de médiateur entre l’intérieur de la famille et l’extérieur, entre le présent et l’avenir – c’est-à-dire de faciliter la socialisation de l’enfant. Mais si le père n’est pas en phase avec son environnement social, parce qu’il est en décalage culturel ou en échec professionnel, il se produit cette dérive, cet enchaînement fatal que les travailleurs sociaux connaissent bien : les parents, qui ne savent plus trop à quoi se raccrocher, ne constituent plus un milieu suffisamment porteur pour les enfants, de sorte que ceux-ci, du coup, « déconnent », comme on dit, ou même « tombent » (dans la délinquance, dans la drogue, etc.).

20Il faut rappeler, ici, que la famille, contrairement à l’idée qui s’est accréditée à partir du xvIIIe siècle, n’est pas une unité naturelle et présociale. Il n’y a pas de famille sans société. Pour qu’il y ait des familles, il faut qu’il y ait un tissu social au sein duquel ont lieu les échanges matrimoniaux, il faut que l’inceste soit interdit, il faut que les conjoints soient recherchés en dehors des liens de sang, il faut qu’il y ait des règles de parenté, donc une organisation sociale. Une famille désocialisée ne peut donc jouer convenablement son rôle éducatif (à l’inverse, des familles recomposées, des parents séparés, du moment qu’ils sont socialisés et ont leur place dans la société, sont en mesure de transmettre et de soutenir leurs enfants).

21Les enseignants dépendent du ministère de l’éducation nationale. Ils ont donc une responsabilité éducative. On définit souvent l’école comme le lieu de transmission du savoir. Cette fonction est certes essentielle, mais elle ne dispense pas l’école d’être un lieu éducatif et de favoriser la socialisation de l’enfant, même si cette fonction, elle n’est pas et ne doit pas être seule à la remplir. La sacralisation du savoir risque de rendre insensible au fait qu’à l’école, la transmission de connaissances ne s’effectue pas entre des sujets rationnels neutres, mais entre deux générations, entre adultes et enfants.

22Réduire l’école à sa fonction d’instruction a quelque chose d’inhumain, et c’est en tout cas une erreur.

23D’abord, en effet, en faisant passer à l’arrière-plan le lien intergénérationnel, on introduit à l’école la conception de la norme des relations humaines qui prévaut entre contemporains, norme elle-même inspirée des relations marchandes. Du coup, les préoccupations qui tournent autour de l’autorité – préoccupations légitimes dans la mesure où les enfants ont besoin d’être encadrés – achoppent. On rejette, bien sûr, l’ancien autoritarisme. Mais c’est pour y substituer la notion de contrat. « L’autorité fondée sur un contrat, dit un document émanant de l’éducation nationale, est la seule qui convienne aux peuples démocratiques » [CnP, 2002, p. 55]. La confusion intellectuelle dont témoigne cette affirmation est symptomatique. On oublie que la notion d’autorité implique, par définition, une asymétrie. Dans toute structure sociale, les humains sont liés par des rapports de place. Les systèmes de places sont garantis par des institutions, mais aussi par ceux qui occupent les places dont dépendent d’autres places. Cette asymétrie introduit à la fois des relations de pouvoir et d’autorité. L’autorité procède du sentiment éprouvé par les dépendants que la place à laquelle ils existent est garantie par d’autres places, de sorte que ceux qui occupent celles-ci sont fondés à exercer sur eux un contrôle en échange de la garantie dont ils bénéficient. tel est bien le cas des enfants par rapport aux adultes dans le cas où ceux-ci exercent à leur égard une responsabilité éducative. L’autorité souhaitable et légitime se distingue nettement de l’autoritarisme en ceci qu’elle se plie à l’équité et que les dépendants n’y sont pas privés de recours. Ces deux critères, il est vrai, sont également inhérents à la notion de contrat. Mais la différence entre relation d’autorité et contrat n’en subsiste pas moins puisque dans la première, l’asymétrie est fondamentale. La relation, à l’école, entre représentants de l’autorité et élèves ne se fonde pas plus sur un contrat que, dans la famille, la relation entre parents et enfants. Il est pour le moins curieux de voir introduite à l’école la norme du contrat par ceux-là mêmes qui, souvent, s’inquiètent de l’emprise du libéralisme économique dans le domaine de l’éducation.

24Ensuite, réduire l’école à sa fonction de transmission du savoir, c’est placer au premier plan la fonction informationnelle du langage en oubliant que celle-ci est enchâssée dans sa fonction relationnelle-existentielle, ou, pour le dire en termes linguistiques, en oubliant le fait que tout énoncé est lui-même enchâssé dans un acte d’énonciation. étant donné que la vie de classe est faite d’actes de parole, on ne saurait penser convenablement les processus de transmission du savoir sans tenir compte des connaissances linguistiques de base. Dans la mesure où il se focalise sur les connaissances qu’il dispense, donc sur ses propres énoncés, l’enseignant est en effet exposé à méconnaître la portée de son énonciation, autrement dit des actes de parole qu’il effectue et qui produisent des effets à la fois sur la relation avec les élèves, sur leur sentiment d’exister et sur le sien propre [4][4]J’ai développé et illustré ce point dans « Sisyphe professeur »…. C’est ainsi qu’en donnant du savoir aux élèves, il arrive que, à son insu, il leur retire du sentiment d’exister. Ce qui ne manque pas de provoquer chez eux des réactions négatives que l’enseignant, faute d’en comprendre la source, impute à leur mauvaise volonté, à leur ignorance ou à leur manque d’intelligence. Lui-même, confronté à la difficulté d’assurer son autorité et à la frustration qu’il en éprouve, peut être tenté de rabaisser ses élèves en soulignant leurs manques. Il croit le faire pour stimuler leurs efforts alors qu’en réalité il s’efforce de panser les blessures que leur comportement inflige à son sentiment d’exister.

25Le savoir, enfin, n’est pas une substance transcendante dont l’acquisition se justifierait en elle-même et pour elle-même indépendamment de son rôle dans les relations vécues avec les autres et avec l’environnement. Ayant eu l’occasion de participer à un colloque sur l’ennui à l’école organisé par l’éducation nationale, j’y ai rappelé une cause d’ennui souvent évoquée par les élèves [Flahault, 2003]. Pour eux, le sens de leur présence à l’école ne se résume pas au fameux « triangle pédagogique » formé par l’enseignant, les élèves et le savoir. Il faudrait plutôt parler d’un carré pédagogique, car, à écouter les élèves, on a vite fait de s’apercevoir que, à leurs yeux, la relation entre le savoir et la réalité (entre ce qu’ils apprennent à l’école et l’environnement dans lequel ils vivent) est essentielle. La propension à faire du savoir une fin en soi témoigne de la pente naturelle de l’école qui, comme toutes les grandes institutions, tend à fonctionner sur un mode autoréférentiel. Or cette propension autoréférentielle crée d’emblée un malentendu entre professeurs et élèves. Pour les enseignants, en effet, l’école est le lieu de leur activité professionnelle ; ils tendent donc naturellement à inscrire celle-ci dans l’horizon de sens de l’école. Les élèves, au contraire, vivent leur présence à l’école comme un passage ; leur identification au rôle d’élève est donc partielle : lorsqu’ils sont à l’école, ils n’oublient jamais ce qu’ils sont en dehors de celle-ci, et le plaisir de se retrouver dans la cour de récréation se nourrit du désir de parler entre eux de ce qui les occupe en dehors de l’école.

26La valeur spécifique du savoir n’empêche pas que l’école fasse partie de la société. À ce titre, la vie scolaire doit être une vie sociale, autrement dit : une vie connectée au monde extérieur, à la société dont l’école fait partie. Cette nécessaire vie sociale passe par des relations de travail et de concertation des enseignants entre eux (au lieu que chacun se trouve toujours seul face à ses élèves comme s’il exerçait une profession libérale), par la relation des profs avec l’administration, la relation de l’intérieur de l’école avec l’environnement social. Les enseignants ont, comme les parents, une fonction de médiation : ils sont censés aider les enfants à prendre pied dans la société. Faire venir à l’école telle ou telle personne qui joue un rôle dans la société pour qu’elle discute avec les élèves, emmener les élèves à l’extérieur de l’école pour voir tel ou tel aspect de la société, c’est servir de médiateur entre les enfants et l’environnement dans lequel ils auront à trouver leur place. La fonction parentale se prolonge ainsi dans l’école.

27Si j’insiste sur le fait que l’instruction, la transmission des connaissances, doit être enchâssée dans la socialisation, c’est que, historiquement, l’école s’est construite contre la société. Que nous le voulions ou pas, nous avons hérité d’une tradition cléricale, et prendre du recul par rapport à celle-ci est plus facile à dire qu’à faire. L’église et le clergé ont joué un rôle fondamental pendant des siècles dans la transmission culturelle en Europe. Les Jésuites ont été un modèle pour les institutions scolaires. Or ils considéraient que l’école était au-dessus de la vie sociale, que l’école était le lieu dans lequel il s’agissait de préserver les enfants de la corruption de la société. Il fallait prémunir les enfants à l’avance contre ce qui pourrait leur arriver ensuite lorsque ces malheureux seraient lâchés dans la société. Il fallait les nourrir de la bonne parole avant qu’ils n’entrent dans le monde, c’est-à-dire le lieu où règnent les fausses valeurs.

28Cette conception n’a pas totalement disparu de l’école laïque. Une preuve parmi d’autres en est la révérence dont les sciences de l’éducation continuent d’entourer le traité d’éducation de Jean-Jacques Rousseau. La lecture d’Émile montre pourtant clairement qu’il s’agit pour Rousseau de décliner sur un mode apparemment sécularisé (Dieu étant remplacé par la nature) le projet salvateur de l’éducation chrétienne. éduquer émile, c’est le préserver de l’influence néfaste de la société. À quoi s’ajoute celle de la sexualité : le précepteur d’émile doit donc retarder les effets de la puberté par tous les moyens !

29L’idée que l’école chrétienne était un sanctuaire, autrement dit que ses valeurs n’étaient pas celles de la société et leur étaient supérieures, cette idée était justifiée par la religion puisque celle-ci opposait le destin surnaturel de l’âme à son existence terrestre, la cité de Dieu à la cité des hommes entachée de sexualité. Pour l’école de la République, il en va autrement : c’est bien pour la cité des hommes qu’elle éduque les citoyens. J’ai pourtant entendu justifier la notion laïque d’« école sanctuaire » par l’argument que les valeurs de l’école ne sont pas celles de la société. Curieux argument qui présuppose que la République a renoncé à s’imposer sur son propre territoire !

30Si l’espace de la ville, des entreprises, des médias, ne correspond pas aux valeurs de la République, c’est que celle-ci a échoué. Sanctuariser l’école est donc un aveu d’échec, un renoncement à améliorer la société et un repli sur la position de forteresse assiégée. Quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à l’espace social qui s’étend autour de l’école, il n’en demeure pas moins que celui-ci a un rôle à jouer dans l’éducation, qu’il présente des côtés positifs et qu’en le dépréciant a priori, on ne fait que reproduire un geste clérical. Si le rôle fondamental de l’école est d’aider les enfants – tous les enfants – à se faire une place dans la société, comment pourrait-elle remplir ce rôle si elle ne reconnaît pas que, malgré tous ses défauts, la vie sociale a du bon ?

31L’une des dimensions de la socialisation est l’éducation à la citoyenneté.

32Celle-ci ne peut se faire uniquement par l’instruction civique. Elle passe aussi par l’expérience, à l’école, d’une vie sociale civilisée. Pour apprendre à se comporter en citoyen, il faut d’abord, autant que possible, se sentir bien dans la vie relationnelle de l’école. Car un enfant ne sera pas en mesure d’assumer ses obligations et ses devoirs de citoyen si, d’abord, il ne ressent pas un certain bien-être dans ses rapports avec les personnes qui l’entourent.

33La souffrance des élèves et la souffrance des professeurs sont des questions très importantes. Il ne faut pas, comme on le fait trop souvent, les refouler au prétexte que ce qui est qualitatif, ce qui n’est pas quantifiable est secondaire.

34Puisque le bien-être relationnel a des vertus éducatives, réduire le taux de souffrance des enseignants et des élèves n’est pas un objectif accessoire.

35Le bien-être relationnel nous aide à avancer dans la vie, il nous donne la confiance et la force nécessaires au travail et à l’effort – travail et effort qui sont nécessaires pour participer à la vie commune et lui rendre une part de ce qu’elle nous a donné.

36Pour finir, une question : peut-on raisonnablement espérer que les idées présentées dans ce texte et dans l’ensemble du numéro auront quelque impact sur l’avenir de l’école ? Malheureusement, je ne le crois pas. Ce serait le cas si les idées avaient le pouvoir de s’imposer par leur seule pertinence, comme cela se passe – du moins en principe – dans la communauté scientifique.

37Mais lorsque les idées doivent être mises en application, il en va autrement.

38Il faut qu’elles soient portées par des forces sociales qui, en s’opposant à d’autres forces, utilisent ces idées comme des armes. Or je ne vois pas se dégager, au sein de cette immense machine qu’est l’éducation nationale, un groupe d’acteurs qui s’impose comme une force de changement. Ce n’est pas faute de bonnes volontés. C’est que les efforts individuels, si nombreux, méritoires et innovants soient-ils, n’ont pas trouvé le point d’appui fédérateur qui leur permettrait de se constituer en un mouvement qui, par sa force globale, serait de taille à lutter contre l’inévitable force d’inertie, c’est-à-dire la propension naturelle de l’institution à persévérer dans son être (propension d’autant plus puissante que l’institution est plus grande).

39Faute d’être inspirées par un tel mouvement et de pouvoir s’appuyer sur lui, les réformes décidées du sommet ne peuvent guère agir que sur des aspects organisationnels et quantitatifs, mais non sur ceux, qualitatifs, qui sont essentiels dans une institution dont l’efficacité repose non pas sur la technologie, mais sur les relations humaines. Quant à la controverse entre « pédagogues » et « républicains », avec son caractère récurrent, on ne peut guère y voir un facteur de changement, mais plutôt le signe d’un piétinement sur place et un faux débat porté par des composantes immuables de l’institution qui expriment ainsi rituellement leurs différences.

Notes

  • [1]

    Ces réflexions s’appuient sur mes recherches en anthropologie générale, mais aussi sur mon expérience d’enseignant (cinq années en tant que professeur de philosophie en classes terminales, suivies de huit autres en tant que formateur à l’AFPA – l’Association pour la formation professionnelle des adultes). J’ai repris, en y apportant des ajouts et des modifications, un exposé qui m’avait été demandé en 2005 à l’occasion des assises de l’éducation du Parti socialiste.

  • [2]

    Cela a été bien mis en évidence par Jean-Marie Schaeffer [2002].

  • [3]

    Je développe cette « philosophie » des contes dans Be yourself. Comment on devient soi [2006].

  • [4]

    J’ai développé et illustré ce point dans « Sisyphe professeur » [2002].

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