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Billet de blog 6 février 2011

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Nicole Loraux : Qu'est-ce qu'un frère ?

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Marc Ogeret - Fraternité (Salmon-Aznavour) © DominiqueHMG

Soit la prédiction d’Hésiode annonçant les jours terribles qui donneront sont terme à l’âge de fer :
Le père alors ressemblera plus à son fils ni le fils à leur père ; l’hôte ne sera plus cher à son hôte, le compagnon au compagnon, le frère à son frère ainsi qu’aux jours passés(20).
Façon de rappeler que, si la relation du père au fils et du fils au père est dissymétrique, le lien fraternel est fait de réciprocité – il en est même pour ainsi dire le modèle(21). Comment, dès lors, interpréter telle phrase d’Hérodote à propos des premiers rois de Sparte, où il est dit de ces jumeaux qu’ »étant frères [adelpheoùs eontas], ils furent tout le temps de leur vie en désaccord entre eux(22) » ? Étant frères : « bien que frères », traduit-on ; mais en l’absence de toute marque adversative, le contexte pourrait tout aussi bien inviter à entendre : « parce que frères(23) ». La réciprocité serait sauve, à cela près qu’il faudrait alors lui donner un tout autre contenu que la philia… Ce n’est certes pas l’examen des occurrences d’adelphos dans l’ensemble de l’œuvre d’Hérodote qui permettra de trancher : car, entre frères, les querelles et les meurtres y sont
aussi nombreux(24) que le dévouement et les témoignages de fidélité(25), avec toutefois cette réserve que querelles et meurtres sont le fait des rois et des tyrans, qu’ils soient ou non barbares – mais on sait que la royauté spartiate passait pour un trait d’archaïsme, qui rapprochait Sparte des barbares -, tandis que la fidélité au frère est partagée entre rois barbares et simples citoyens de Lacédémone.
Frères amis, frères ennemis : l’ambiguïté, il est vrai, était déjà homérique, entre la « vocation » des frères « à s’épauler » et l’arrière-plan des fratricides et des meurtres familiaux : commentant le katà phretras du chant II de l’Iliade (lorsque Agamemnon passe en revue l’armée athénienne, distribuée selon des divisions organiques), Jean-Louis Perpillou en a tout récemment mis en évidence la singulière loi(26). Il y a l’impératif fraternel de l’entraide, ciment efficace de la société, et la réalité pudiquement effacée des fratricides héroïques. Point n’est besoin, sans doute, de remonter jusqu’à Homère pour se convaincre du caractère très partagé de cette ambiguïté, où l’on verra un problème grec en général. Mais il est important que, d’Homère à Aristote, collationnant ce qui se dit du même dans son rapport avec le même (qu’il l’attire/qu’il le repousse)(27), les données du problème se soient aussi peu modifiées. Tout au plus l’idée se fait-elle jour peu à peu de la difficulté qu’il y a à penser la frontière entre le réciproque, où s’exprime l’ »amitié » (philotes, philia) de l’un pour l’autre (allelous), et le réfléchi, qui du même au même et de soi à soi se mue volontiers en relation meurtrière(28). L’idéal serait de s’en tenir à la réciprocité, de ne pas avoir dans le frère un double(29) mais tout simplement le plus proche des proches, à qui l’on doit soutien et secours.
Le frère aidant le frère : c’est l’idéal, donc, mais c’est aussi un impératif à ne pas transgresser(30). C’est un proverbe, que cite Démosthène, mais aussi Platon dans ce dialogue sur le lien fraternel qu’est à bien des égards la République(31) et, sur le champ de bataille, c’était déjà, pour les guerriers homériques, l’expérience même de leur condition de frères et de héros : allié naturel, le frère aide le frère, meurt avec lui dans le combat ou survit pour le venger(32). Si le temps ne manquait, il faudrait lire encore à ce sujet la très belle page où Hérodote raconte comment le roi Cambysse tua sa sœur-épouse parce qu’elle avait versé des larmes au spectacle de deux jeunes chiens qui s’entraidaient face à un lionceau ; elle regrettait que pour Cambysse fît défaut l’aide d’un frère mort, le roi s’en savait le meurtrier : pour l’épouse, qui était aussi sa sœur, ce fut l’arrêt de mort(33).
Il est vrai que, dans cette histoire de frères, c’est bel et bien la femme – la sœur – qui était deux fois fidèle à la loi de la fraternité.

Mais il y a toujours des voix dissonantes. Cela commence avec Hésiode, qui ne peut pas ne pas penser à Persès, paradigme des mauvais frères lorsqu’il affirme :
Même avec un frère, souris mais ajoute un témoin :
Confiance et défiance perdent les hommes
(34).
Ou, de façon encore plus explicite :
Ne traite jamais un ami comme un frère.
Si tu le fais, ne commence pas par mal agir envers lui
(35).
D'où il ressortirait que le frère est le moins fiable de tous les proches ou du moins celui que, de tous, on traite le plus mal(36). Dans ces maximes où la prudence le dispute à l'amertume, on entendra bien évidemment la certitude que "dures sont les luttes entre frères", ainsi que l'affirme un adage euripidéen que citeront Aristote, puis Plutarque ; mais, dans cet adage en forme de constat, il faut aussi savoir entendre la reconnaissance de ce que ces luttes sont fréquentes. On peut s'en accommoder, on peut aussi - c'est le cas le plus fréquent - condamner le conflit, surtout lorsque, comme entre les fils d'œdipe, il tourne au fratricide. Car "le meurtre de deux frères, tombés sous des coups mutuels, c'est là une souillure qui ne vieillit pas(37)". Mais la stasis des frères ne s'en reforme pas moins à l'horizon de la pensée, comme le plus têtu de tous les faits. Et c'est ainsi que, sans coup férir, Aristote peut passer de la concorde à la discorde, en évoquant tout simplement les fils d'œdipe(38). Mais le même Aristote sait aussi que, pour une cité, la guerre civile peut naître réellement d'une simple dissenssions entre frères, tous deux épris du pouvoir : ainsi à Cnide, à Marseille, à Istros, à Héraclée, toutes cités qui réservaient aux frères aînés l'accès si convoité aux magistratures(39).
Entre les adelphoi, le conflit serait donc aussi naturel que l'amitié. Il est vrai que, des trois noms grecs du frère - adelphos, phrater, kasignetos -, on n'a, jusqu'à présent, à quelques exemples près, considéré vraiment que le premier (qui, d'un point de vue chronologique, historiens et philologues en discutent, est peut-être aussi le dernier). Le temps est venu de faire leur place aux autres termes, ce qui nous entraînera du même coup à prendre en compte la virtualité classificatoire à l'œuvre dans le vocabulaire grec de la parenté.
Nicole Loraux "La cité divisée, l'oubli dans la mémoire d'Athènes" page 204 Petite bibliothèque Payot ISBN : 2-228-89961-5 pages 202-206
(20) Les travaux et les jours, 182-184.
(21) On notera, ce que la traduction de P.Mazon (CUF) ici utilisé ne laisse pas percevoir, que l'espression de la réciprocité entre hôtes et compagnons passe par la répétition de xénos et heutaîros, alors que, s'agissant des frères, une seule mention de kasignetos incluait implicitement kasignetoi, comme si la réciprocité que suggère philos n'était jamais plus évidente que le cas du frère.
(22) Hérodote, VI, 52 (traduction de Ph.-E. Legrand, CUF).
(23) Expression analogue en III, 145, où toutefois le ocntexte suggère plus nettement une nuance adversative.
(24) Querelles : 1, 92, 1, 173, III, 139-140 et 145, V, 104 (rois, barbares et tyrans) ; VI, 52 (rois de Sparte). Meurtres : 1,35, II, 107-108, III, 30, 39, 61, 64, 65, IV, 76, 160, IX, 107-113. On observera que querelles et meurtres s'effacent jusqu'à disparaître lorsque, avec les guerres médiques, les Grecs sont sur le devant de la scène.
(25) Barbares, rois et tyrans : II, 100, III, 119, IV, 5, V, 25, 99, VII, 7, 39, 156 ; Grecs : VII, 227, IX, 33-35.
(26) Perpillou, 1984 : 207-208, 210.
(27) Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, 1155b 32 sq. ; Ethique à Eudème, 1234b-1235a.
(28) Voir Loraux, 1986c, ainsi que 1993a.
(29) Voir Alaux, 1995 : 73-11, sur les fils d'œdipe, ainsi que "Fratricide et lien fraternel : quelques repères grecs", à paraître dans Quaderni di Storia.
(30) Dans la formulation aristotélienne de cet idéal, Ethique à Nicomaque, VIII, 1160a 5-6 : déinoteron...me boethêsai adelphôi e othneioi, "ne pas aider" est, concernant le frère, aussi grave que "frapper" lorsque le père en est l'objet. "Frapper" servant plus d'une fois d'euphémisme pour "tuer" - ainsi dans patralois, nom "interdit" du parricide -, on mesure la force de l'interdit qui pèse sur l'abandon du frère.
(31) Démosthène, Sur l'ambassade, 238 ; Platon, République, II, 362 d, IV, 427 d.
(32) Par exemple Iliade, V, 474 ; II, 409, et VIII, 317 ; XIX, 293, et VI, 421 ; XIV, 483-485, et XVI, 320.
(33) Hérodote, Les travaux et les jours, 371-372.
(35) Ibid., 707-708.
(36) Glossant ce passage d'Hésiode, Plutarque (De l'amour fraternel, 491a-b) en détourne le sens en fonction de ses propres présupposés : parce qu'il met le frère au-dessus de tout, il crédite Hésiode d'une défiance vis-àvis de l'ami, et non du frère.
(37) Eschyle, Les Sept contre Thèbes, 681-682.
(38) Ethique à Nicomaque, IX, 1167 a 21-34.
(39) Politique, V, 1305b 2-18.

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