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Billet de blog 8 avril 2023

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Didi-Huberman/Deleuze/Spinoza : Faits d'affects

"Les pensées sont les ombres de nos sensations, émotions ou sentiments (Empfindungen) - toujours obscures, plus vides, plus simples que ceux-ci. [...] Et, pour choisir une autre similitude, nous sommes tous des volcans en croissance qui attendent l'heure de leur éruption..." Friedrich Nietzsche, le Gai Savoir "Ratiocinons sans crainte, le brouillard tiendra bon." Samuel Beckett, "L'expulsé" (1945)

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"Un noir nuage de douleur aussitôt enveloppe Achille.

A deux mains, il prend la cendre du foyer, la répand sur sa tête, en souille son gentil visage.

Sur sa tunique de nectar maintenant s'étale une cendre noire.

E le voici lui-même, son long corps allongé dans la poussière..."

Homère, Iliade, XVIII, 22-25

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FAITS D'AFFECTS

Georges Didi-Huberman

BROUILLARDS DE PEINES ET DE DÉSIRS page 12

D'après : Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Paris, Les Éditions de Minuit, 1968, pages 197-213

Nous sommes faits d'affects.

Et ce ne sont pas de simples effets.

Les affects ne se réduisent pas à l'expression passagère de certains états d'âme intérieurs surgissant à la surface de notre peau, de nos paupières ou de nos zygomatiques, et faisant remous dans notre corps tout entier avant que nous puissions passer à autre chose ou "aux choses sérieuses", comme on dit.

Les affects sont des faits à part entière.

Ils nous font tels que nous sommes lorsque nous nous confrontons au monde ou bien lorsque nous apparaissons à nos semblables pour leur exprimer - au sens radical de ce verbe : au sens spinoziste ou deleuzien - quelque chose.

Ils sont des faits au sens où, loin d'être purement passifs ou réactifs, ils font : ils créent une configuration nouvelle à l'interface de notre psyché, de notre de notre temps et du monde ; ils donnent jour à de nouvelles significations : ils improvisent une relation inédite à autrui ; ils fondent une temporalité imprévue, souvent décisive pour notre histoire.

Ils nous soulèvent des habitudes que nous avions prises nous-mêmes.

Les remous qu'ils suscitent, même une seule fois sans crier gare, laisseront des traces pour longtemps.

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Gilles Deleuze : Spinoza et nous (Extraits du dernier chapitre de Spinoza Philosophie pratique)

https://blogs.mediapart.fr/vivre-est-un-village/blog/050423/gilles-deleuze-spinoza-et-nous

Extrait d'un texte paru, au dernier chapitre de "Spinoza Philosophie pratique" et dans la Revue de synthèse, de janvier 1978

"Spinoza et nous" ; cette formule pour vouloir dire beaucoup de choses, mais, entre autres, "nous au milieu de Spinoza".

Essayer de percevoir et de comprendre Spinoza par le milieu.

Généralement, on commence par le premier principe de philosophie.

Mais ce qui compte, c'est aussi bien le troisième, le quatrième et le cinquième principe

(https://www.cairn.info/revue-philosophique-2014-2-page-147.htm#:~:text=Pour%20Spinoza%2C%20pour%20qu%27une,ce%20dont%20rien%2C%20à%20part

 Pour Spinoza, pour qu’une chose puisse être conçue, il faut d’abord qu’elle soit, et pour être, la chose doit soit être formée d’une autre chose, soit ne pas être formée du tout ; et c’est parce qu’elle n’est pas formée d’une autre chose qu’elle est « conçue par soi » : « conçu par soi » désigne ce dont rien, à part lui-même, n’est la cause, non seulement de son intelligibilité, mais aussi de son être, puisque son contraire, ce qui n’est pas « conçu par soi », a besoin d’un autre concept duquel il soit formé, c’est-à-dire généré, l’existence de cet autre concept étant la condition de sa propre existence aussi bien que de sa propre intelligibilité.)

Tout le monde connaît le premier principe de Spinoza : une seule substance pour tous les attributs.

Mais le troisième, quatrième ou cinquième principe, on le connaît aussi : une seule Nature pour tous les corps, une seule nature pour tous les individus, une Nature qui est elle-même un individu variant d'une infinité de façon.

Ce n'est plus l'affirmation d'une substance unique, c'est l'étalement d'un plan commun d'immanence où sont tous les corps, toutes les âmes, tous les individus.

Ce plan d'immanence ou de consistance n'est pas un plan au sens dessein dans l'esprit, projet, programme, c'est un plan au sens géométrique, section, intersection, diagramme.

Alors être au milieu de Spinoza, c'est être sur ce plan modal, ou plutôt s'installer sur ce plan ; ce qui implique un mode de vie, une façon de vivre.

Qu'est-ce que ce plan, et comment le construit-on  ? car il est à la fois pleinement plan d'immanence, et pourtant doit être construit, pour qu'on vive d'une manière spinoziste.

Des écrivains, des poètes, des musiciens, des cinéastes, des peintres aussi, même des lecteurs occasionnels, peuvent se retrouver spinozistes, plus que des philosophes de profession.

C'est affaire de conception pratique du "plan".

Non pas qu'on soit spinoziste sans le savoir.

Mais bien plutôt, il y a un curieux privilège de Spinoza, quelque chose qui semble n'avoir été réussi que par lui.

C'est un philosophe qui dispose d'un appareil conceptuel extraordinaire, extrêmement poussé, systématique et savant ; et pourtant il est au plus haut point l'objet d'une rencontre immédiate et sans préparation, tel qu'un non-philosophe, ou bien quelqu'un dénué de toute culture, peuvent en recevoir une soudaine illumination, un "éclair".

C'est comme si l'on se découvrait spinoziste, on arrive au milieu de Spinoza, on est aspiré, entraîné dans le système ou la composition.

Quand Nietzche écrit : "je suis étonné, ravi...je ne connaissais presque pas Spinoza ; si je viens d'éprouver le besoin de lui, c'est l'effet d'un acte instinctif  "..., il ne parle pas seulement en tant que philosophe, surtout pas peut-être en tant que philosophe. 

Un historien de la philosophie aussi rigoureux que Victor Delbos était frappé par ce trait : le double rôle de Spinoza, à la fois come modèle extérieur très élaboré, mais aussi comme impulsion secrète interne ; la double lecture de Spinoza, d'une part lecture systématique à lla recherche de l'idée d'ensemble et de l'unité des parties, d'autre part, en même temps, la lecture affective, sans idée de l'ensemble, où l'on est entraîné ou déposé, mis en mouvement ou en repos, agité ou calmé suivant la vitesse de telle ou telle partie.

Qui est spinoziste ?

Parfois, certainement, celui qui travaille "sur" Spinoza, sur les concepts de Spinoza, à condition que ce soit avec assez de reconnaissance et d'admiration. 

Mais aussi celui qui, non-philosophe, recoit de Spinoza un affect, un ensemble d'affects, une détermination cinétique, une impulsion, et qui fait ainsi de Spinoza une rencontre et un  amour. 

Le caractère unique de Spinoza, c'est que lui, le plus philosophe des philosophes (contrairement à Socrate même, il ne réclame que de la philosophie...), il apprend au philosophe à devenir non-philosophe.

Et c'est dans le livre V, qui n'est pas du tout le plus difficile, mais le plus rapide, d'une vitesse infinie, que les deux se réunissent, le philosophe et le non-philosophe, comme un seul et même être. 

Aussi, quelle extraordinaire composition de ce livre V, et comment s'y fait la rencontre du concept et de l'affect.

Et comment cette rencontre est préparée, rendue nécessaire par les mouvements célestes et souterrains qui, tous deux ensemble, composent les livres précédents.

 Beaucoup de commentateurs aimaient suffisamment Spinoza pour invoquer un Vent quand ils parlaient de lui.

Et, en effet, il n'y a pas d'autre comparaison que le vent.

Mais s'agit-il du grand vent calme dont parle Delbos en tant que philosophe ?

Ou bien du vent-rafale, du vent de sorcière, dont parle "l'homme de Kiev" https://www.lacauselitteraire.fr/l-homme-de-kiev-bernard-malamud non-philosophe par excellence, pauvre juif qui a acheté l'Ethique pour un kopek et ne saisissait pas l'ensemble ?

Les deux puisque l'Ethique comprend à la fois l'ensemble continu des propositions, démonstrations et corollaires; comme le mouvement grandiose des concepts, et l'enchaînement discontinue des scolies, comme un lancer d'affects et d'impulsions, une série de rafales.

Le livre V est l'unité extensive extrême, mais parce qu'il est aussi la pointe intensive la plus resserrée : il n'y a plus aucune différence entre le concept et la vie.

Mais auparavant c'était déjà la composition ou l'entrelacement des deux composantes - ce que Romain Rolland appelait "le soleil blanc de la substance" et mes mots de feu de Spinoza.

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