Que la réconciliation existe, l’Athènes des dernières années du Ve siècle suffirait à le montrer. A cela près qu’on n’oublie pas impunément le conflit, et j’entends bien montrer quel fut, pour la démocratie restaurée, le pris à payer pour cet oubli. Mais patience ! Ce sera la fin du parcours. Auparavant, il vaut la peine d’examiner quelques-unes des stratégies qui visent à instituer une durable réconciliation. Ici, le politico-religieux cher aux anthropologues de l’Antiquité devra céder la pas à la pure politique.
Si en effet, d’Hésiode à Eschyle, c’est la poésie qui a donné une voix à Eris, la réconciliation sera prosaïque, comme le décret qui l’institue et que l’on confie à une mémoire de pierre en l’inscrivant sur une stèle, comme le récit des historiens racontant la fin d’une guerre civile. Mais ce qui, dans la temporalité civique, se joue lorsque l’heure vient d’en finir avec la stasis, aucun récit d’historien ne l’a dit avec autant de force que deux vers énigmatiques de Sophocle, sans doute parce que la tragédie met à l’épreuve toutes les positivités civiques, et c’est donc un passage de l’Antigone qui, sous l’apparence d’une parenthèse tragique(1), nous introduira à la prose des amnisties.
Sur la Thèbes de Laïos, d’Œdipe et d’Antigone, la nuit de toutes haines s’achève. La guerre est finie, et avec elle la statis des frères ennemis elle la statis des frères ennemis dont elle n’était qu’une conséquence. Alors le chœur fait son entrée, pour changer le soleil enfin apparu, et la défaite de l’ennemi argien. Après avoir célébré Nikè, la victoire qui, joyeuse, est venue sauver la cité, ce chant de parodos annonce :
Des combats
Du présent (polémon tôn nûn), il faut instaurer
L’oubli (lesmosunan)(2).
Des combats du présent ? Ceux qui, à l'instant, faisaient encore rage, commentent à qui mieux mieux les lecteurs de la tragédie. Certains même franchissent le pas et, l'âme sereine, traduisent : les combats d'hier(3). Ce qui résout certes la difficulté, mais en l'effaçant : le soleil s'est levé et, à l'instant, c'était déjà hier. Reste le texte, inentamé et qui doit à mes yeux le rester. S'il me faut expliquer pourquoi c'est bien "aujourd'hui" qui doit être confié à l'oubli, je dirai que, plus lucide qu'il ne le croit, ou du moins lucide à l'instant même où il profère ce qui ressemble à un lapsus, le chœur des Thébains dément dans ce nûn toutes les certitudes positives qu'il affirme ailleurs.
C'est ainsi que, célébrant la victoire, il méconnaissait qu'en aucun cas celle-ci ne saurait être assimilée à une nike me kake(4), puisque, entre semblables, il n'est de victoire que "mauvaise" : que dire, dès lors, quand les "semblables" sont des frères qui se sont entre-tués ? Certainement pas, comme vient de l'affirmer le coryphée, que de la défaite des Sept contre Thèbes - lesquels ont abandonné leurs dépouilles au Zeus de la déroute - ont été exemptés les "deux maudits" (toîn sturgoîn)(5) en vertu de leur destin partagé ; car, outre qu'étrange est l'arithmétique qui consiste à défalquer Polynice et Etéocle du groupe des ennemis lancés contre Thèbes(6), il y a, du point de vue le plus généralement grec, une erreur fondamentale à proclamer le Kratos(7) de semblables qui se sont vaincus l'un l'autre au prix de leur propre mort(8).d'autant que, dans ce qui reste de la famille des Labdacides, la guerre impitoyable, n'est
pas finie : le meurtre réciproque des frères instaure bel et bien un présent, qu'il faudra sans doute oublier, mais plus tard, c'est à dire hors tragédie. Car la tragédie ne fait que commencer, qui verra mourir Antigone, Hémon et sa mère, Eurydice, et détruira Créon.
Sans doute, annonçant l'oubli dans son chant d'entrée, le chœur était-il donc trop pressé ; mais dans sa formulation contradictoire, il avait de fait raison sur un point : tant qu'elle n'ont pas été conjurées par des procédures efficaces, la division et la haine se vivent sans fin au présent, un présent immobilisé et hypertrophié, absorbant en lui toute temporalité. C'est de ce présent du conflit que vit la tragédie. Aussi ne connaît-elle pas de réconciliation aboutie (9), parce que l'on ne saurait, comme le voulait le chœur, passer sans la moindre solution de continuité de "maintenant" à l'oubli, et parce que, pour plus de sûreté, la formule civique de l'amnistie a substitué l'interdit de mémoire à l'oubli en son ambivalence (10).
Inversement, la politique positive se doit de briser ce charme redoutable et, dans les cités, pour qu'il y ait un après, il faut de la statis faire du passé.
Dans les cités bien réelles, un jour vient donc où l'on œuvre à se réconcilier. Où les citoyens, comme s'ils oubliaient que serment et oubli sont fils de Discorde, tentent d'oublier le conflit en prêtant serment de ne plus jamais évoquer ce qui est encore à l'esprit de tous, cet "aujourd'hui" de la haine qui, coûte que coûte, doit être à jamais identifié comme passé. Et c'est le passé qu'implicitement l'on désigne lorsqu'on nomme les "malheurs", dans la version athénienne du serment qui est aussi la plus généralement grecque, ou la "colère", comme à Alipheira, en une version moins euphémisée car arcadienne - et l'on sait qu'en son âpreté l'Arcadie nourrit les colères noires et les dissensions sauvages. (11) A Athènes comme à Aliphera, à Mégare comme à Kynaitha, on prête serment de ne pas rappeler le passé. Quez ce serment soit ou non tenu, la question n'est peut-être pas tout à fait négligeable et, à en juger par
l'étonnement de Xénophon ou d'Aristote devant la loyauté des démocrates athéniens à la fin du Ve siècle (12), on estimera qu'à l'évidence telle n'est pas la conduite usuelle. Esc-ce à dire que, da,s la réalité des pratiques politiques, la crainte toute religieuse des effets de l'imprécation ne suffit pas toujours à prévenir le parjure ? Peut-être conviendrait-il alors de préciser que le parti des esprits fort est souvent celui des oligarques(13), tandis que la crainte religieuse se situe du côté des démocrates, ainsi que le montrera la "réaction" religieuse qui suivit la restauration démocratique(14). Toujours est-il, on le verra, que peut-être instruits par l'expérience des autres, les Nakoniens n'ont pas jugé devoir garantir la solidité de la réconciliation par une simple prestation de serment, puisqu'au serment ils ont ajouté un "affrèrement" institutionnel. Resterait à prouver que la proclamation d'une fraternité
garantit à jamais la solidité d'un lien social, ce dont les ambivalences de la figure grecque du frère - et, beaucoup plus près de nous, ce que l'on a appelé "le parcours cahotant de la fraternité"(15) - pourraient inciter à douter.
Touchons là au terme de ce parcours ? Pas encore tout à fait, si l'on souhaite vraiment éclairer la force de me mnesikakeîn athénien de 403. Pour comprendre ce qui, plus encore que la crainte des dieux, recrée durablement le lien de communauté entre les citoyens réconciliés, l'heure viendra de s'interroger sur le contenu positif de 'linterdit, dont on a déjà rappelé en passant qu'il visait l'éventuel recours à des procès. Occasion d'examiner de plus près l'interdiction ainsi faite à la justice civique de trancher les différends qui témoigneraient de ce que, malgré tout, veille la mémoire du conflit.
Alors viendra enfin l'heure de regagner Athènes.
"Politiques de la réconciliation" extrait de "La cité divisée" L'oubli dans la mémoire d'Athènes Nicole Loraux édition Petite Bibliothèque Payot pages 195-198
(1)Je reprends ici, en la modifiant sensiblement, une analyse esquissée dans Loraux 1988b : 11-12
(2)Sophocle, Antigone, 150-151
(3)C'est entre autres la traduction de P.Mazon (CUF).
(4) Sur cette notion, voir supra, chapitres premier et VII
(5) Antigone, 144. Ma traduction voudrait rendre sensible l'affinité étymologique de stugeros avc Styx.
(6) A moins que, sans le savoir, le chœur n'anticipe la logique d'Antigone en traitant Polynice à l'aune d'Eticole.
(7) Ibid., 146 : dikrateîs logkas.
(8) Façon d'être vaincu par soi-même : voir Loraux, 1986c, et sur la gémellité des fils d'œdipe, Alaux, 1995 : 73-111.
(9) Ainsi que le montre, dans les Phéniciennes d'Euridipe, l'échec de Jocaste à réconcilier les frères ; dans la tragédie, on ne se réconcilie que dans la mort, ce qui, de fait, sera le cas des fils d'œdipe.
(10) Cf.supra, chapitre VI.
(11) Voir Polybe, IV, 17-21, à propos de la statis de Kynaitha ; cf.Loraux, 1995.
(12) Xénophon, Hélléniques, II, 4, 43 : éti kai nûn...toîs horkois emménei ho dêmos (conclusion du récit) ; cf. Aristote, Constitution d'Athènes, 40, 3.
(13) Esprit fort est par exemple Critias. Oligarques parjures après une réconciliation : Thucydide, IV, 74, 2-3 ; on rappellera qu'à Kynaitha ce sont les démocrates que les anciens exilés massacrent.
(14) Sur l'attitude des démocrates athéniens, voir infra, chapitre XI.
(15) Ozouf, 1989 : 181
Billet de blog 11 janvier 2011
Nicole Loraux : Politiques de la réconciliation
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