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Dans un contexte intellectuel qui présente la science comme la seule démarche apte à conduire à la connaissance et dans lequel les sciences humaines occupent de plus en plus le terrain de la pensée politique, on peut se demander si la philosophie a encore un rôle.
Les philosophes peuvent se sentir contraints de se défendre et risquent toujours de se voir enfermés dans une posture réactionnaire : la philosophie se trouve en effet enjointe de s'engager et ainsi de faire des choix qu'auparavant elle n'avait jamais à faire, de s'inscrire dans l'histoire en acceptant ou en refusant la dynamique historique caractérisée par l'idée de progrès.
Or Strauss comme Arendt échappent précisément à cette alternative, imposée par une interprétation de la réalité qui diffère de la réalité même.
C'est ainsi que Strauss met en valeur le caractère fallacieux de la vision moderne, qu'il qualifie de "mode", montrant par-là que la raison ne doit subir aucune influence extérieure : elle doit s'imposer en tant que telle.
La crise de la modernité est pour lui une crise de la raison.
La question première est donc de savoir quelle attitude a rendu possible la crise conjointe de la politique et de la rationalité, et c'est pourquoi il s'emploie à déterminer l'origine de la pensée moderne.
Il réactive ainsi la querelle des Anciens et des Modernes ; son geste ne constitue pas le choix du conservatisme contre le progressisme, mais consiste bien plutôt à sortir des fausses alternatives contemporaines.
L'issue de la crise réside alors dans une décision, une intention sérieuse de la raison, celle du retour aux principes de la philosophie classique.
Comment une telle décision pourrait-elle changer la réalité politique ?
Tel n'est pas l'objectif de Strauss : il s'agit au contraire d'abandonner définitivement la soumission de la raison à la réalité, à laquelle a paradoxalement abouti la volonté de soumettre la réalité à la raison.
La modernité aux yeux de Strauss n'est donc pas une simple période : considérer l'histoire comme une succession de périodes est précisément une invention moderne.
La modernité est une époque : il y a des époques dans l'exacte mesure où il y a des origines, et ces origines sont toujours les moments inauguraux de manières de penser.
Strauss opère donc un travail de décentrement à plusieurs niveaux.
D'une part il s'agit de voir que les modes de pensée dominants relèvent en dernière instance d'une intention : ils ne sont pas rendus nécessaires par le progrès des sciences ou encore par l'existence de l'expérience historique ; c'est ce que nous montre la mise au jour de l'origine de la pensée moderne.
D'autre part,, il faut déterminer la nature de l'intention à laquelle l'origine moderne vient s'opposer, c'est à dire penser l'actualité de la querelle des Anciens et des Modernes.
Cette querelle est actuelle parce qu'il n'est pas question d'expliquer les différences essentielles de projets par des différences de contextes historiques.
Elle est actuelle encore parce que la raison est ici considérée non pas d'après ses effets, mais d'après l'intention qui est la sienne : elle relève donc de l'antihistorique.
Or Strauss énonce qu'à un moment déterminable la raison a été expérimentée dans son anhistoricité : ce moment est celui de l'origine de la philosophie classique, c'est à dire de l'origine de la philosophie elle-même, celle où s'est donnée l'expérience fondamentale de la philosophie comme prolongement du sens commun.
En revanche, la dimension d'époque de la modernité ne tient pas à la nouveauté des expériences modernes ; car aucune expérience n'est en droit de contraindre la raison à modifier ses intentions.
La distinction entre les époques est donc une distinction entre des manières de penser.
Il n'y a d'évènements - au sens fort du terme -qu'au sein de la pensée.
Strauss ne néglige pas l'existence de changement dans la réalité politique - il dit bien que la société moderne était inconnue des classiques.
Mais tout devient pensable à partir du moment où la raison se retrouve elle même, où elle ne sacrifie pas son unité propre et sa puissance justificative au profit de l'unité abstraite et mécanique du réel.
Penser l'expérience, c'est donc la reconnaître dans sa nature et l'évaluer selon des critères absolus.
Autrement dit, si les changements réels ne son pas niés, ils apparaissent cependant comme secondaires : l'incapacité de la pensée moderne est l'incapacité de reconnaître l'essence des choses.
Le sentiment d'impuissance devant le nouveau disparaît, acquiert le statut d'une illusion, lorsque l'on accueille la raison pour ce qu'elle est vraiment ; il n'est donc l'expression de l'erreur spécifiquement moderne de perspective et de l'impasse à laquelle elle conduit.
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Strauss distingue deux manières essentielles de concevoir la justice : " la justice a deux principes ou deux jeux de principes différents : d'une part les exigences du salut public, c'est à dire ce que réclame, dans une situation extrême, l'existence ou l'indépendance de la société ; d'autre part les règles de justice au sens précis du mot."
Or, selon Strauss, si Machiavel nie le droit naturel, c'est parce qu'il prend pour référence les situations extrêmes : l'écart vis à vis des principes d ea justice est validé par la nécessité et finit par devenir la n orme de l'action.
Aristote au contraire se fonde sur les situations normales : on n'y déroge qu'à contrecœur et à condition que ce soit pour sauver la justice elle-même.
Or l'évènement au sens arendtien n'est ni une situation normale, ni une situation extrême, parce que sa signification et sa portée ne peuvent en aucun cas être jugées par rapport à une norme quelle quelle soit.
Autrement dit, sons sens n'est pas tout entier dans sa place par rapport à ce qui devrait être : ni par rapport à la nature de la justice, ni par rapport à ce qui prend figure d'impératifs de l'action.
Que ce soit dans sa définition moderne ou dans sa définition classique, la nature humaine est inapte à penser l'évènement.
C'est l'idée de condition qui permet de l'appréhender avec le plus de justesse : dans sa dimension de nouveauté radicale et dans sa puissance éclairante.
Plus généralement, l'idée de condition permet de penser une distinction qui ne soit ni hiérarchique, ni conflictuelle.
Ainsi, l'approche phénoménologique nous ouvre à la compréhension du vivre-ensemble.
Celui-ci n'est pas exclusivement social : la notion de société, englobante, produit de l'indistinction en définissant chaque aspect de l'existence par sa fonction.
L'enjeu essentiel du vivre-ensemble n'est pas celui de la place assignée à chacun en fonction de ses compétences ou du degré de réalisation de sa nature.
Car la "condition" permet de penser la pluralité des activités, la pluralité des modalité de l'être au monde et, en particulier, concernant le domaine politique, les modalités de l'existence commune, qui ont peu de points communs avec le conflit straussien des modes de vie.
L'idée de condition, plus plastique donc que celle de nature, institue la possibilité d'élaborer le sens de ce que nous faisons, et fait de la pensée une activité proprement démocratique dans la mesure où elle n'abstrait pas, mais accompagne le monde vécu.
Sa puissance est d'élargissement plutôt que d'abstraction.
Tous ont la capacité de penser, même si tous n'en font pas usage de la même façon.
C'est pourquoi Strauss et Arendt critiquent tous deux le caractère abstrait des droits de l'homme, mais en des sens différents.
Pour Strauss, les droits de l'homme sont fondés sur une définition basse de la nature humaine, qui sépare de a fin propre de l'homme et fait perdre à l'existence humaine sons sens, à savoir l'éducation comme réalisation de sa propre nature, entendue au sens de perfection.
Pour Arendt il s'agit d'autre chose : la condition humaine - c'est-à-dire, en l'occurrence, les conditions de natalité et de pluralité - fait que les droits de l'homme ne sont que du discours vide en dehors de l'espace politique.
En tant que résultat d'un processus d'abstraction, l'idéal des droits de l'homme devient ainsi l'expression parmi d'autres de la perte du sens commun; conçue chez Strauss comme la perte du jugement moral, con conçue chez Arendt comme la perte de l'imagination du semblable au sein de la pluralité.
Ce sens commun n'a donc définitivement rien à voir avec ce que nous appelons "bon sens", qui manifeste lui aussi le plus souvent l'absence de pensée et l'enfermement du sujet dans des phrases toutes faites censées dire son expérience.
De même que le sens commun n'est pas le bon sens, de même la liberté qui apparaît dans l'action concertée s'oppose à l'action pour l'action de l'homme fort, dont de nombreux hommes politiques font actuellement leur principe, une telle conception de l'action pour elle-même confond pouvoir et violence et manifeste u rapport pathologique au temps en créant une oscillation entre le désir d'une restauration et le désir d'une restauration et le désir d'une transformation intentionnelle des mentalités.
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Entre les rivages largement investis de l'activité technique et de l'attitude humanitaire, qui ont toutes deux un sens mais qui en sont pas de la politique et tendent à nous faire oublier ce qu'elle est, Arendt fait voir que la politique est avant tout l'espace des opinions et des actions collectives.
Dans notre situation, celle d'une crise de al reconnaissance, la conception horizontale de la politique défendue par Arendt offre des outils pour la reconnaissance.
L'espace politique peut même être défini comme l'espace de la reconnaissance, à condition qu'il ne soit pas recouvert par des domaines qui lui sont extérieurs : la rationalité économique, la rationalité juridique, la morale, l'ordre du "compassionnel", le fonctionnalisme de la société (Sur la confusion actuelle des domaines, voir Myriam Revault d'Allones, Le Dépérissement de la politique. Généalogie d'un lieu commun, Paris, Aubier, 1999. Sur l'usage contemporain du discours de la pitié en politique, voir du même auteur, L'homme compassionnel, Paris, Seuil, 2008.).
L'espace politique peut, donc, même être défini comme l'espace de la reconnaissance, à condition qu'il ne souffre pas de confusion.
L'idée de conditions, à la différence de celle de nature, évite toute construction d'un concept principiel à partir d'une expérience jugée plus essentielle que les autres ou supérieure à elles ; elle permet également d'échapper au risque que els fins humaines ne se trouvent déterminés à partit d'un processus, impensé en tant que tel, de naturalisation d'un ensemble de normes.
Pa ailleurs, la conception horizontale du domaine politique, comme d'apparition ou de manifestation d'un "qui" et comme espace d'opinions, s'oppose à la définition de la politique par le rapport commandement/obéissance ou par le schème de la souveraineté, et conduit à penser le droit de tous à l'existence politique.
Quant à la distinction entre le social et le politique, elle n'est pas seulement opératoire, mais véritablement productrice de sens.
En effet, ta,dis que la société apparaît comme une construction seconde qui ne peut pas conférer ses normes à l'activité sas faire perdre la distinction entre ses différentes formes, la politique est première dans la mesure où elle entre en correspondance avec deux des conditions fondamentales de l'existence humaine, la natalité et la pluralité.
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Cependant, si l'on prend acte du manque de reconnaissance politique comme un fait majeur, il reste à déterminer ce qui demande à être politiquement reconnu.
Ou encore: qu'est-ce qui doit se dire dans l'espace politique ?
Notamment sans doute tous els types de souffrances produites par le monopole de la société, en tant qu'ensemble de situations concrètes et en tant qu'idéologie au sein desquelles less différentes activités menacent toujours de perdre leur sens.
Ces souffrances en effet, dans la mesure où elles sont éprouvés collectivement, relèvent déjà de l'évènement.
L'espace politique serait ainsi l'espace où le sens vient se dire, dans les actions, les opinions et les débats.
So sens n'advient que s'il n'est pas un simple cadre : la chair des institutions réside dans la garantie et l'opportunité qu'elles offrent à la révélation ; celle-ci est toujours temporelle avant d'être spatiale.
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Rappelons qu'Arendt rend compte du relatif échec de la révolution française par trois facteurs essentiels :
- La conception du peuple comme peuple de volontés et non d'opinions
- La prééminence de la question sociale ; son seul objectif de libération par rapport à l'oppression et à la misère
- Faiblesse dans la constitution d'une authentique liberté politique.
Or si le rapport commandement/obéissance n'est pas l'essence de la politique, et si le "social" peut devenir le lieu de toutes les confusions et de a fonctionnalisation des rapports, il n'en reste pas moins que ces 2 éléments considérés conjointement déterminent à dans l'espace public comme espace de liberté : de nombreux égards la situation concrète des individus.
Sont donc amenées à se dire dans l'espace public comme espace de liberté : l'existence même de rapports de domination, masqués le cas échéant en rapports légitimes de pouvoir, voire d'autorité ; des revendications qui, dans le monopole du social, ne concernent de fait pas immédiatement tout le monde, mais qui sont appelés à être l'affaire de tous et qui sont donc aptes à l'expression politique.
En tant qu'espace de paroles et d'actions, la politique doit être notamment, dans une perspective démocratique, le lieu de la mise en débat des normes.
A cet égard, la venue de l'existence politique se fonde souvent sur la perception des inégalités : le trésor de la liberté ne peut être séparé de celui de l'égalité.
La conception d'Arendt autorise une telle pensée.
Mais pour poursuivre le processus de compréhension, i convient d'appréhender plus directement qu'elle ne l'a fait elle-même l'articulation entre le social et le politique ainsi que l'articulation entre els rapports de domination et le politique.
Dans ce cadre, les sciences sociales, même dans une approche descriptive et analytique, ne conduisent pas nécessairement à enfermer les hommes dans des comportements déterminés, mais elles peuvent être un outil indispensable à l'expression de la capacité politique de chacun.
Le sentiment actuel d'impuissance, partagé par la quasi-totalité des spectateurs-du-monde, ne peut trouver son issue que dans le jugement.
Il se dit communément en ces termes : je ne peux rien faire parce que je peux pas agir seul ; mon action n'aurait aucune efficacité, autrement dit mon espace d'action est limité par des forces, économiques et sociales, contre lesquelles, je ne peux rien ; il est également limité par le cadre de la loi, par la police comme incarnation de la puissance de l'Etat ; les autres ne sont pas mes alliés ; ils apparaissent, eux aussi, comme des éléments limitatifs de ma puissance, ils sont des ennemis potentiels ; le pouvoir réel n'appartient qu'à ceux qui commandent.
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Pour poursuivre le processus de compréhension, il convient d'appréhender plus directement qu'elle ne l'a fait elle même l'articulation entre le social et la politique ainsi que l'articulation entre les rapports de domination et le politique.
Dans ce cadre, les sciences sociales, même dans une approche descriptive et analytique, ne conduisent pas nécessairement à enfermer les hommes dans des comportements déterminés, mais elles peuvent être un outil indispensable à l'expression politique de chacun.
Le sentiment actuel d'impuissance, partagé par la quasi-totalité des spectateurs du monde, ne peut trouver son issue que dans le jugement.
Il se dit communément en ces termes : je ne peux rien faire parce que je ne peux agir seul ; mon action n'aurait aucune efficacité, autrement dit mon espace d'action est limité par des forces, économiques ou sociales, contre lesquelles je ne peux rien : il est également limité par le cadre de loi, par la police comme incarnation de la puissance de l'Etat ; les autres ne sont pas mes alliés : ils apparaissent, eux aussi, comme des éléments limitatifs de ma puissance, ils sont des ennemis potentiels ; le pouvoir réel n'appartient qu'à ceux qui commandent.
Contre cette lecture, il faut comprendre que la vie politique suppose : que je ne conçoive pas le pouvoir comme un espace clos, plus ou moins grand, dont je serais le propriétaire, ni comme un pouvoir sur les autres ; que je saisisse son inscription temporelle dans l'autorité du passé et des institutions ainsi que sa dimension d'intervention dans la fragilité de l'espace public ; que j'assume la révélation de l'action et de la parole comme correspondance à la condition de natalité - l'action et la parole comme seconde naissance - et à la condition de pluralité - l'action et la parole comme existence de soi au milieu des autres hommes - ; que je me représente le point de vue de tout autre depuis mon propre point de vue.
C'est ainsi que l'action collective vient à l'être : en elle, je en viens pas unir ma volonté à celle des autres, je en viens pas adjoindre ma puissance individuelle à l'action déjà réelle des autres ; simplement, je me représente leur action possible et cette représentation constitue la condition élémentaire de ma propre entrée dans le monde.
Autrement dit, la constitution d'une réel espace politique ne passera ni par l'exercice d'une sentimentalité compassionnelle, qui devient trop souvent un outil de manipulation, par les hommes qui commandent, d'un Peuple vu comme un corps obéissant, ni par l'application, en surplomb de l'expérience, de normes produites par la raison philosophique ou construites par la raison scientifique.
La reconnaissance qui confère à, la politique sa teneur suppose le jugement, c'est à dire la capacité à penser à la place de tout autre.
Dans un contexte où la souffrance, dans tous les domaines - travail, justice, éducation, recherche, santé - se multiplient et peinent à se dire, et où l'on est dans l'impossibilité structurelle d'identifier un ennemi à combattre, il est primordial de mobiliser la vertu du jugement, dont nous sommes tous capables, plutôt que de rêver à l'exercice d'une vertu héroïque.
En ce sens, le jugement est déjà un e modalité de l'action conçue comme intervention dans le monde.
L'évènement n'existe qu'à condition d'être accompagné de compréhension ; quand à l'action, elle suppose d'assumer les affaires humaines dans leur dimension de contingences - cette contingence qui interdit de e réfugier dans la nécessité, mais qui interdit également de souscrire à l'idée selon laquelle "tout serait possible".
C'est pourquoi l'exercice politique du jugement est aussi un exercice de la parole, et même, plus fondamentalement, du langage.
Il s'agit en effet de lutter contre la domination de nos esprits et de nos institutions par le langage technique, qui dit technicisation de nos existences.
Le concept, à la différence du terme technique, dit toujours une expérience collective : la reconnaissance passe donc nécessairement par l'écoute du concept.

Fin de la philosophie politique ?
Hannah Arendt contre Leo Strauss
https://www.agoravox.tv/actualites/politique/article/eloge-des-valeurs-hannah-arendt-37212