http://convivialisme.org/wp-content/uploads/2021/04/moderantisme_radical_2021-04.pdf
Avant-propos
C’est sans doute assez présomptueux, mais au vu de l’exacerbation croissante des polémiques actuelles sur l’islam, le décolonialisme, la cancel culture, le féminisme radical, la laïcité, etc. il m’a paru urgent (d’où, d’ailleurs, le titre que j’ai choisi) de publier cet appel à un modérantisme radical.
Pour le sortir chez un éditeur et accéder aux librairies il m’aurait fallu attendre au moins six mois, ou, plus vraisemblablement neuf à douze.
Or, je pense que l’élection présidentielle (et, avant elle, les régionales) ont de bonnes chances de se polariser sur ces thèmes.
Ce qui est présomptueux c’est de croire qu’un appel au calme lancé par moi puisse avoir le moindre effet.
Mais sait-on jamais ?
Les voies du cheminement des idées sont encore plus impénétrables que celles du Seigneur.
J’ai donc choisi d’utiliser la facilité que m’offre la décision prise il y a un an par la Revue du MAUSS de créer une collection, « Les Extras du MAUSS », vouée à accueillir des livres que les éditeurs ne voudront pas prendre le risque financier de publier mais qui nous semblent pourtant mériter de l’être.
Ces ouvrages, n’étant pas diffusés par les diffuseurs habituels, ont peu de chances de se trouver en librairie, mais il est possible de les commander sur le site www.revuedumauss.com, et maintenant également via celui des
éditions Le Bord de l’eau.
Comme j’aimerais que les idées défendues ici puissent circuler rapidement, j’ai voulu que la version numérique de cet ouvrage soit en accès gratuit sur le site du MAUSS (www.journaldumauss.net) et sur celui du convivialisme (www.convivialisme.org ).
Les lecteurs qui préfèrent lire sur papier trouveront sur ces sites le lien permettant de passer commande.
Introduction
Voilà à peu près où nous en sommes en France comme dans un nombre croissant de pays, aux États-Unis par exemple : plus personne n’écoute ou ne croit en personne en dehors de ce que les sociologues appellent son ou ses groupes d’appartenance.
Groupes d’appartenance qui sont autant de groupes de croyance.
Chacun de ces groupes dispose en effet de ses propres canaux d’information et de discussion exclusifs, pour l’essentiel des réseaux sociaux, Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, etc. Seuls eux sont censés dire la vérité.
Les autres groupes d’appartenance et de croyance, et notamment les media nationaux, de plus en plus, on les ignore ou on les hait.
Les groupes d’appartenance et de croyance se transforment ainsi en groupes de colère et de détestations partagées.
Cette coalescence des groupes d‘appartenance, de croyance et de détestation n’est pas seulement le fait des classes dites populaires, et tout aussi aisément dites « complotistes », face aux «élites » ; ou des bandes de jeunes qui s’affrontent, jusqu’à la mort parfois, pour un oui, pour un non, pour le seul plaisir d’apparaître héroïques sur les réseaux sociaux.
Entre intellectuels, entre membres du showbiz, entre sympathisants politiques également (l’affrontement entre supporters de Trump ou de Biden a été de ce point de vue exemplaire), on reste largement dans l’entre-soi, et le ton et la violence montent jour après jour.
Partout, de plus en plus, on n’existe qu’en participant à la dénonciation et à la stigmatisation d’adversaires le plus souvent largement imaginaires et inventés pour les besoins de la cause (mais qui, bien sûr, du coup le deviennent réellement).
Comment les démocraties pourraient-elles survivre longtemps à cette dislocation multidimensionnelle de l’espace public ?
D’où vient-elle ?
On n’en finirait pas d’analyser les causes de cette explosion d’un monde qui devrait être en principe commun au moins à tous les habitants d’un même pays.
Pour ma part, j’en vois deux séries principales qui entretiennent entre elles des liens aussi paradoxaux qu’étroits.
La première tient à l’hégémonie désormais mondiale du néolibéralisme.
Celui-ci repose sur le postulat que la société n’existe pas (there is no such thing as society, comme l’exprimait si clairement et radicalement Margaret Thatcher), qu’il n’y a que des individus (et leur famille), et que le seul mode de relation possible et souhaitable entre eux est la concurrence généralisée de tous contre tous.
Ce postulat est devenu la norme universelle.
Il plonge les individus en question, ainsi principiellement désocialisés, dans une désolation ou dans un désarroi sans fond, qui ne trouvent comme remède que le refuge dans la famille et dans les groupes d’appartenance.
Groupes d’appartenance euxmêmes en concurrence avec tous les autres, et
donc de plus en plus haineux( Bien sûr, je force le trait, mais la tendance est là, bien réelle et toujours plus actuelle.)
La seconde série de causes est le résultat à la fois de la première et de l’aboutissement de l’irrésistible dynamique démocratique si bien
analysée par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.
Chacun veut être (au moins) l’égal de tous les autres.
Personne ne supporte plus la moindre infériorité et donc, la moindre supériorité.
Les sociétés volent en éclats et avec elles toutes les hiérarchies héritées.
Les dominations passées, les inégalités, les mépris, les exploitations, les colonisations, les stigmatisations qui semblaient hier légitimes, naturelles, allant de soi ou à tout le moins tolérables, apparaissent désormais au grand jour pour ce qu’elles sont :
intolérables.
Après Me-Too et après la vague (le tsunami plutôt) de mises au grand jour de multiples cas de harcèlement sexuel dans
toutes les franges de la société, plus jamais la domination masculine n’apparaîtra supportable.
On découvre aujourd’hui chaque jour avec effarement de nouvelles victimes d’inceste ou de pédophilie.
Ce qui restait caché et tu hier, ne l’est plus aujourd’hui.
Le racisme est définitivement insupportable.
Les crimes coloniaux même anciens, à commencer par l’esclavagisme, ne peuvent plus être passés sous silence.
Cette libération de la parole, cette prise de conscience de la violence, des violences multiples, qui ont tissé la trame de l’histoire commune de l’humanité, ne peuvent pas être vues autrement que comme un gigantesque progrès de l’esprit humain et de sa capacité morale.
Ce progrès, il faut à tout prix le mettre à l’abri des effets pervers qu’il pourrait entraîner.
À l’abri du backlash, du retour de manivelle, bien sûr, qui se traduirait par un retour en force du virilisme machiste, du racisme, des régimes autoritaires ou des intégrisme religieux.
Mais il doit être mis à l’abri également, et c’est le plus difficile à bien penser, du renforcement de l’hégémonie néolibérale que cette libération risque d’alimenter à son corps défendant.
En ne voulant voir que des individus sans qualité, sans sexe, sans couleur de peau, sans insertion sociale définie, le néolibéralisme peut en effet se présenter avantageusement comme le grand libérateur et le grand égalisateur universel, même s’il n’égalise qu’en démultipliant les inégalités, et ne libère qu’en renvoyant chacun à sa solitude, à son impuissance, et in fine à son aliénation.
Le grand défi auquel nous sommes désormais confrontés est donc de réapprendre à nous parler et à débattre en tentant ensemble, majoritairement, de desserrer la tunique de Nessus que représente le néolibéralisme, idéologie d’un capitalisme rentier
et spéculatif.
Nos sociétés, nos passés sont pétris de violences, voilà désormais l’évidence.
Faut-il pour autant en faire table rase, n’en rien garder, au grand risque de ne plus exister que sur et par le marché mondial, qui
détruit allègrement la nature et nos solidarités ?
Comment, au contraire, telle est la question, pourrons-nous rebâtir un monde commun, vivre ensemble (dans la préservation de notre environnement naturel), nous regarder et nous écouter au lieu de rester chacun dans son cocon de haine ?
Pour cela il importe avant tout de comprendre l’infinie complexité des montages sociaux qui se sont succédé dans le temps et dans lyser les causes de cette explosion d’un monde qui devrait être en principe commun au moins à tous les habitants d’un même pays.
Pour ma part, j’en vois deux séries principales qui entretiennent entre elles des liens aussi paradoxaux qu’étroits.
La première tient à l’hégémonie désormais mondiale du néolibéralisme.
Celui-ci repose sur le postulat que la société n’existe pas (there is no such thing as society, comme l’exprimait si clairement et radicalement Margaret Thatcher), qu’il n’y a que des individus (et leur famille), et que le seul mode de relation possible et souhaitable entre eux est la concurrence généralisée de tous contre tous.
Ce postulat est devenu la norme universelle.
Il plonge les individus en question, ainsi principiellement désocialisés, dans une désolation ou dans un désarroi sans fond, qui ne trouvent comme remède que le refuge dans la famille et dans les groupes d’appartenance.
Groupes d’appartenance eux mêmes en concurrence avec tous les autres, et donc de plus en plus haineux1
.
(Bien sûr, je force le trait, mais la tendance est là, bien réelle et toujours plus actuelle.)
La seconde série de causes est le résultat à la fois de la première et de l’aboutissement de l’irrésistible dynamique démocratique si bien
analysée par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique.
Chacun veut être (au moins) l’égal de tous les autres. Personne ne supporte plus la moindre infériorité et donc, la moindre supériorité.
Les sociétés volent en éclats et avec elles toutes les hiérarchies héritées.
Les dominations passées, les inégalités, les mépris, les exploitations, les colonisations, les stigmatisations qui semblaient hier légitimes, naturelles, allant de soi ou à tout le moins tolérables, apparaissent désormais au grand jour pour ce qu’elles sont : intolérables.
Après Me-Too et après la vague (le tsunami plutôt) de mises au grand jour de multiples cas de harcèlement sexuel dans toutes les franges de la société, plus jamais la domination masculine n’apparaîtra supportable.
On découvre aujourd’hui chaque jour avec effarement de nouvelles victimes d’inceste ou de pédophilie.
Ce qui restait caché et tu hier, ne l’est plus aujourd’hui.
Le racisme est définitivement insupportable.
Les crimes coloniaux même anciens, à commencer par l’esclavagisme, ne peuvent plus
être passés sous silence.