Une méthodologie qui permette de repérer la perversion de l'outil devenu sa propre fin rencontrera u ne forte résistance chez ceux qui sont habitués à mesurer le bien en termes de francs ou de dollars.
Platon disait que le mauvais homme d'état croit pouvoir tout mesurer et mêle la considération de l'inférieur et du supérieur à la recherche de ce qui convient mieux au but retenu.
Notre attitude envers la production a été façonnée, au long des siècles, par la succession de tels hommes d'Etat.
Peu à peu les institutions n'ont pas seulement façonné notre demande, elles ont aussi donné à notre logique, c'est à dire à notre sens de la mesure.
D'abord on réclame ce que produit l'institution, bientôt on croit ne plus pouvoir s'en passer.
Et moins on jouit de ce qui est devenu une nécessité, plus on ressent le besoin de le qualifier.
Le besoin personnel devient un manque mesurable.
L'invention de l'"éducation" est un exemple de ce que j'avance.
On a tendance à oublier que le besoin d'éducation, dans son acceptation moderne, est une invention récente.
Elle était inconnue avant la Réforme, sinon comme le dressage du premier âge que les animaux et les hommes prodiguent à leurs petits.
On la distinguait clairement de l'instruction, nécessaire à l'enfant, et à l'étude, où certains s'engageaient plus tard, sous la direction d'un maître.
Pour voltaire, l'éducation était encore un néologisme présomptueux, employé par des maîtres d'école infatués.
L'entreprise consistant à faire passer tous les hommes par des degrés successifs d'illumination a ses racines profondes dans l'alchimie, le Grand Art du Moyen Age finissant.
On considère à juste titre Jan Amos Comenius, évêque morave du XVIIe siècle, pan-sophiste et pédagogue ainsi qu'il se nommait lui-même, comme l'un des fondateurs de l'école moderne.
Il fut l'un des premiers à proposer sept ou douze degrés d'apprentissage obligatoire.
Dans sa Magna Didactica, il décrit l'école comme un instrument pour "tout apprendre" entièrement à tous" (omnes, omnia, omnino) et il esquisse le projet d'une production en chaîne du savoir qui diminue le coût et augmente la valeur de l'éducation, afin de permettre à chacun d'accéder à la plénitude de l'humanité.
Mais Comenius ne fut pas seulement l'un des premiers théoriciens de la production de masse, ce fut aussi un alchimiste qui adapta le vocabulaire technique de la transmutation des éléments à l'art d'élever les enfants.
L'alchimiste veut raffiner les éléments de base en purifiant leurs esprits à travers douze étapes successives d'illumination.
Au terme de ce processus, pour leur plus grand bien et celui de l'univers, les éléments sont transformables en métal précieux : le résidu de matière ayant subi sept classes de traitement donne de l'argent, et ce qui subsiste après douze épreuves donne de l'or.
Naturellement les alchimistes échouaient toujours, quelle que fût la constance de leurs efforts, mais toujours leur science en fournissant une nouvelle bonne raison, et il se remettait à la tâche avec ténacité.
L'échec de l'alchimie culmine dans l'échec de l'industrie.
Le mode industriel de production a été pour la première fois pleinement rationalisé à l'occasion de la fabrication d'un nouveau bien de service ; l'éducation.
La pédagogie a ajouté un chapitre à l'histoire du Grand Art.
L'éducation devint la quête du processus alchimique d'où naîtrait un nouveau type d'homme, requis par le milieu façonné par la magie scientifique.
Mais, quel que fût le prix payé par les générations successives, il se révéla chaque fois que la plupart des élèves n'étaient pas dignes d'accéder aux plus hauts degrés de l'illumination, et devaient être exclus du jeu parce qu'inaptes à mener la "vraie" vie offerte en ce monde créé par l'homme.
La redéfinition des processus d'acquisition du savoir en termes de scolarisation n'a pas seulement justifié l'école en lui donnant l'apparence de la nécessité ; elle a aussi créé une nouvelle sorte de pauvres, les non-scolarisés, et une nouvelle sorte de ségrégation sociale, la discrimination de ceux qui manquent d'éducation par ceux qui sont fiers d'n avoir reçu.
L'individu scolarisé sait exactement à quel niveau de la pyramide hiérarchique du savoir il s'n est tenu, et il connaît avec précision sa distance au pinacle.
Une fois qu'il a accepté de se laisser définir d'après son degré de savoir par une administration, il accepte sans broncher par la suite que des bureaucrates déterminent son besoin de santé, que les technocrates définissent son manque de mobilité.
Ainsi façonné à la mentalité du consommateur-usager, il ne peut plus voir la perversion des moyens en fins inhérente à la structure même de la production industrielle du nécessaire comme du luxe.
Conditionné à croire que l'école peut lui fournir un stock de savoir, il en vient à croire également, que les transports peuvent lui épargner du temps ou que, dans ses applications militaires, la physique atomique peut le protéger.
Il s'accroche à l'idée que le niveau des salaires correspond au niveau de vie et que la croissance du tertiaire reflète une hausse de la qualité de la vie.
En réalité l'industrialisation des besoins réduit toute satisfaction à un acte de vérification opérationnelle, remplace la joie de vivre par le plaisir d'appliquer une mesure.
Le service éducation et l'institution école se justifient mutuellement.
La collectivité n'a qu'une seule façon de sortir de ce cercle vicieux, c'est de prendre conscience que l'institution en est arrivée à fixer elle-même les fins : l'institution pose les valeurs abstraites, puis le matérialise en enchaînant l'homme à des mécanismes implacables.
Comment en sortir ?
Il faut interroger soi-même : qui m'enchaîne, qui m'accoutume à ses drogues !!! Poser la question, c'est déjà y répondre. 😎
C'est se libérer de l'oppression du non-sens et du manque, chacun reconnaissant sa propre capacité d'apprendre, de se mouvoir, de se soigner, de se faire entendre et comprendre.
Cette libé ration est obligatoirement instantanée, car il n'y a pas de moyen terme entre l'inconscience et l'éveil.
Le manque que la société industrielle entretient avec soin ne survit pas à la découverte que personnes et communautés peuvent elles-mêmes satisfaire leurs véritables besoins.
La définition industrielle des valeurs rend extrêmement difficile à l'usager de percevoir la structure profonde des moyens sociaux.
Il a du mal à saisir qu'il existe une autre voie que l'aliénation du travail, l'industrialisation du manque et la sur-efficience de l'outil.
Il a du mal à imaginer que l'on puisse gagner en rendement social ce que l'on perd en rentabilité industrielle.
La crainte qu'en refusant le présent on retourne à l'esclavage du passé l'enferme dans la prison multinationale d'aujourd'hui, qu'lle s'appelle l'usine Berlier ou l'Ecole.
Jadis, l'existence dorée de quelques-uns s'appuyait sur l'asservissement des autres.
L'efficience de chacun était faible : la vie aisée d'une minorité exigeait la mainmise sur le travail de la majorité.
Or une série de récentes découvertes, très simples, mais inconcevables au XVIIIe siècle, ont augmenté l'efficience de l'homme.
Le roulement à billes, la scie ou le soc de charrue en acier, la pompe ou la bicyclette ont multiplié le rendement horaire de l'homme et facilité son travail.
Entre le haut Moyen Age et le Siècle des Lumières, en Occident, plus d'un authentique humaniste s'est fourvoyé dans le rêve alchimique.
L'illusion consistait à croire que la machine était un homme artificiel qui remplacerait l'esclave.
A SUIVRE : L'autre possibilité : une structure conviviale
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A bientôt.
Amitié.