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Billet de blog 15 septembre 2022

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« Avoir 20 ans en Ukraine » : un témoignage plus nuancé

Dans son édition du 12 septembre 2022, l'équipe de « C dans l'air » (France 5) diffusait un reportage de 4 minutes intitulé : Avoir 20 ans à Kiev. Festif, le récit omettait que ces jeunes ukrainiens font face à des impératifs bien plus cruels. M'étant aussi rendu en Ukraine, j'écris à Maximal Productions un email ré-adapté dans le présent billet afin de rappeler une réalité moins télégénique.

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Lundi 12 septembre 2022, installé devant ma télévision, quelques mois après un séjour en Ukraine, Magali Lacroze et Pierre Dehoorne m'embarquent à nouveau dans l'oblast de Chernihiv avec un reportage intitulé “Avoir 20 ans à Kiev” (voir le reportage ici).

À Ivanivka, déblaiement des décombres ou rave party, difficile de faire la distinction : la jeunesse ukrainienne, côté civils, participe à l’effort de guerre lors d’une opération hybride de fête et de reconstruction. Nata Zhyzhchenko, figure de proue du groupe ONUKA1 et très célèbre en Ukraine, est aux platines. Transposé à la France, cela donnerait David Guetta prenant spontanément la route des Landes, enthousiasmé à l’idée de mettre l’ambiance sur un chantier où quelques hippies retapent une ferme.

Ces « rave-ménage » (рейв-толока), les médias ukrainiens comme internationaux s’en sont délectés tout l’été2 ; il faut avouer que l’image est émouvante, une version techno du petit bal perdu de Bourvil3. Les dancefloors branchés des usines désaffectées de Rotterdam, des centrales électriques de Berlin et des chantiers navals de Gdansk font désormais face à la concurrence du clubbing humanitaire au milieu des ruines d’Ivanivka.

Paris regardait, envieuse, ces lieux où la fête avait comblé les rides de la désindustrialisation, elle s’émeut aujourd’hui de ce que la musique électronique cautérise aussi les plaies de la guerre.

Permettez-moi d’apporter un témoignage un peu plus nuancé. Avoir 20 ans en Ukraine, j’en ai fait le constat, c’est plutôt se cacher pour éviter de croiser une patrouille de recruteurs militaires, sillonnant les rues à la recherche de jeunes hommes en bonne santé ayant encore échappé à la conscription.

C’est abandonner son logement habituel sans laisser de traces, dans l’espoir que la convocation nominative laissée dans la boîte aux lettres sombre dans les abysses de l’administration. Avoir 20 ans en Ukraine, enfin, c’est se voir refuser de quitter le territoire ukrainien malgré la détention d’une autorisation officielle et la preuve d’une inscription en bonne et due forme dans une université Européenne, au mépris du droit élémentaire à l’éducation.

Bloqués pendant des jours au poste-frontière, subissant violences, menaces et intimidation, les étudiants qui tentent leur chance sont reçus dans un style qui n’a rien à envier à l’Ukraine soviétique, avec laquelle le gouvernement actuel se prévaut pourtant d’être en totale rupture.

Illustration 1
Capture d'écran de la messagerie Télégram: un étudiant témoigne des violences subies à la frontière.

Certains de ces jeunes sont parvenus à quitter illégalement le territoire, par exemple en traversant dès Février, à pieds et par des températures négatives, les forêts et rivières qui séparent l’Ukraine de la Slovaquie, sous réserve bien évidemment de rémunérer un passeur qui les lâche à 20 kilomètres de la frontière.

Ils risquent 10 ans de prison s’ils réapparaissent sur le territoire ukrainien. Imaginez l’angoisse dans laquelle les individus en question suivent l’évolution de la législation européenne concernant leur permis de résidence.

Les autres, après avoir réglé auprès de nos universités européennes plusieurs milliers d’euros de frais d’inscription, d’examens d’entrée et de traductions assermentées, se voient définitivement refuser la sortie du territoire par une décision cynique du ministère ukrainien de l’education et des sciences, publiée la semaine dernière : Serhiy Shkarlet demande aux universités étrangères de proposer aux hommes ukrainiens de plus de 18 ans soit d’effectuer leurs cours en ligne, soit de leur concéder une année de césure.

De plus en plus de ces jeunes en sont même réduits à la tentative de suicide, comme le rapportent de nombreux témoignages dans des boucles Telegram dédiées aux étudiants ukrainiens.

Illustration 2
Note du ministre ukrainien de l'éducation et des sciences Serhiy Chkarlet fermant définitivement les frontières intérieures de l'Ukraine aux étudiants inscrits dans une université étrangère.

Nous sommes européens, nous soutenons l’Ukraine et nous nous en remettons aux ukrainiens avec espoir et dans un esprit de solidarité. Nous avons même officialisé le statut de candidate de l’Ukraine à l’Union Européenne.

Et pourtant, nos standards et notre éthique en matière de droit à l’éducation et des droits de l’Homme sont oubliés par la célébration revancharde du moindre kilomètre carré arraché aux troupes russes, par l’adulation aveugle d’une présidence ukrainienne charismatique, par la croyance idéale en une Ukraine libre, quel serait le sens de notre ardent soutien, autrement ?

Une pétition officielle (25 000 signatures sont requises pour obliger la présidence ukrainienne à réagir) lancée par un collectif d'étudiants ukrainiens est ouverte aux personnes possédant une pièce d'identité ukrainienne : https://petition.president.gov.ua/petition/158664


  1. Concert d'ONUKA à Stereo Plaza, Kyiv, 2018 : https://youtu.be/bbzt8eYATDY
  2. Article paru sur le site de Suspilne (Суспільне), l'organisme de médias publics d'Ukraine : https://suspilne.media/264320-didzei-gucna-muzika-i-rozbir-zavaliv-u-agidnomu-vlastuvali-rejv-toloku-na-200-ludej/
  3. Bourvil, Le petit bal perdu, 1961, archives de l'INA : https://www.youtube.com/watch?v=5mGA0rFs3r4

[BONUS VIDÉO] Vopli Vidopliasova "Danser", 1989 (Воплi Вiдоплясова - Танцi) : https://www.youtube.com/watch?v=LCkMm0uMWyM

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