Le 1er novembre 2024, un grave accident a eu lieu à la gare de Novi Sad, en Serbie, lorsque l'auvent s’est effondré, tuant quatorze personnes, dont un enfant. Trois autres personnes ont été grièvement blessées et ne sont toujours pas hors de danger. Outre l'émoi spontané que cela a suscité dans la population qui s'est rassemblé le soir même, celui-ci a rapidement laissé place à de nombreuses questions sur une négligence des autorités et du consortium chinois en charge du projet.
L'enquête est en cours pour déterminer les causes de cet effondrement, avec des soupçons sur des erreurs de maintenance ou de rénovation. La structure concernée, une partie ancienne du bâtiment, n'aurait pas été entièrement rénovée lors des travaux récents. La gare de Novi Sad était en travaux depuis 2021. Elle a été rouverte une première fois en 2022, peu de temps avant les élections législatives, puis refermée avant de rouvrir pour de bon cette fois en juillet 2024.
Le Ministre des Transports d'alors, Goran Vesić, avait vanté la qualité des travaux, "aux dernières normes européennes" selon lui, sans que personne ne s'interroge sur ces fameuses normes européennes. Les ingénieurs qui supervisaient les travaux n'ont pourtant à ce jour pas délivré de permis d'utilisation de la gare, ce qui signifie que le bâtiment n'aurait pas du rouvrir. Suite à l'effondrement du auvent, les articles de presse faisant état de la rénovation de ce bâti ont été modifiés, et le gestionnaire des travaux, les Infrastructures Ferroviaires de Serbie, ont souligné qu'aucune modification n'avait été apportée à cette partie de la gare. Très vite, les images des travaux ont fait surface, démontrant la tentative de manipulation et de dédouanement par les responsables. Le Ministre lui-même a minimisé les travaux sur ce auvent, alors même que le contrat de travaux publics en question était classé confidentiel par l'Etat, comme quasiment tous les projets d'envergure en Serbie.
Face à cette opacité et aux soupçons récurrents de corruption sur les travaux d'infrastructure en Serbie, qui puisent dans les deniers publics tout en couvrant du voile des affaires privées les contrats d'exécution, la population et l'opposition se sont élevées pour dénoncer une manipulation du régime du Parti Progressiste Serbe (SNS). Les manifestations qui ont suivi ont laissé place à une grande colère, point culminant d'années d'autoritarisme, de restrictions des libertés fondamentales et d'étouffement de toute voix critique, souvent même physiquement. Les citoyens et citoyennes ont exprimé leur ressenti en s'en prenant aussi à l'hôtel de ville de Novi Sad, mais aussi aux locaux du SNS.
Car la gare de Novi Sad n'est pas un cas isolé. De trop nombreuses affaires ont démontré la porosité entre le régime d'Aleksandar Vučić et des compagnies chargées de projets d'envergure dans le pays (Belgrade Waterfront, les centrales hydrauliques)... La corruption et le manque de transparence sont régulièrement pointés du doigt en Serbie, que ce soit par les organisations comme Transparency, mais aussi par des institutions, comme dans le rapport annuel de la Commission Européenne.
Le pays, candidat déclaré à l'intégration européenne, est régulièrement vanté par les dirigeants occidentaux pour son "excellente coopération". Là se trouve tout le paradoxe de la candidature serbe: malgré des progrès inexistants en matière de justice ou de droits humains, la Serbie continue d'apparaître comme un partenaire fiable et garant de la stabilité dans la région. Cela réside dans sa capacité à absorber les investissements étrangers, qu'ils soient européens, russes, chinois... Et une partie non négligeable de ces investissements finit dans des sociétés de proches du pouvoir, comme l'a démontré à plusieurs reprises le média d'investigation BIRN.
Alors, à qui profite le crime? Outre la question de la responsabilité immédiate des dirigeants locaux et des conducteurs de travaux, il est nécessaire de voir plus largement, et s'interroger sur ce système sciemment entretenu. Tandis qu'une partie de la population semble se tourner vers des thèses nationalistes extrêmes, il est plus que nécessaire que les mouvements progressistes, y compris les partis politiques d'opposition, offrent une autre vision, une troisième voie basée sur la solidarité, sur les communs, dans un pays ravagé par l'ultra-libéralisme, après avoir connu des décennies de socialisme et de planification.
Il appartient aussi aux médias, à la société civile en Europe, de se demander pourquoi leurs dirigeants cautionnent et entretiennent un régime qui ne tient plus que par l'autoritarisme, par la coercition et par les investissements étrangers. Lorsque la corruption atteint un tel niveau et devient plus que dangereuse pour la sécurité et la santé des citoyens, il devient urgent que la Commission Européenne et les Etats-Membres qui veulent voir la Serbie rejoindre l'UE se posent des questions sur le modèle hybride qu'ils sont en train de créer. Car il s'agit là purement et simplement de la reproduction du modèle illibéral promu par Orban et qui aujourd'hui menace le projet européen même. Pourquoi dans ce cas accepter de participer à cette mascarade de démocratie et s'en féliciter, alors même que tous les signaux sont au rouge quant à l'Etat de droit, le niveau de corruption et l'érosion des libertés fondamentales?
Alors seulement les centaines de milliers de personnes qui se sont retrouvées dans les rues de Novi Sad, de Belgrade, pourront avoir des perspectives autres que des manifestations stériles, qui maintiennent une illusion de droits démocratiques pourtant depuis bien longtemps mis sous l'éteignoir au profit de la corruption et des mégaloprojets qui ne profitent qu'à une poignée.