Sevilla est particulière, unique, identitaire, ici tout est différent. Dans les arènes aussi : pour sortir par la Porte du Prince il faut couper trois oreilles, dans le reste de l'Espagne deux suffisent. La banda, devenue au fil du temps orchestre philharmonique, joue à n'importe quel moment de la lidia. Cela se fait à la discrétion du chef d'orchestre. Son public s'enflamme pour une passe, un geste, un solo de trompette ou de saxophone. Son exigence est comparable à Madrid mais elle est plus chaleureuse. L'allégresse de la plaza vous envahie, sa féria est spéciale, si vous ne connaissez pas vous êtes totalement perdu dans ce campo de feria si vaste. Cette année elle restera dans l'histoire tauromachique. Et pourtant...
Historique : Qui marque un moment particulièrement important dans l'histoire de telle ou telle personne ou chose (Larousse). Qui est ou qui sera conservé dans la mémoire des hommes, synonyme : mémorable. (Encarta). Le samedi 30 avril à Séville les personnes présentes dans la plaza de la Maestranza ont vécu un tel moment.
Arrivé sur place, dans la matinée, l'optimisme n'est pas de rigueur. Il pleut sur la capitale andalouse, le temps ne semble pas vouloir se lever. Les aficionados refont la corrida de la veille autour d'un cafe con leche. Le Prince Juli, consacré l'année dernière, est encore sorti en triomphe. Il semble avoir marqué les esprits sévillans. Cependant, les discussions se détournent très vite vers la corrida du jour, Morante est au cartel. Les débats s'animent très vite quand on parle de celui de la puebla. La conclusion est souvent la même : aujourd'hui il triomphera. La seule inquiétude vient de la météo. Au fil de la journée l'expectative monte et les visages se crispent. Autour des arènes des rumeurs se forment. Malgré la bâche la corrida risque d'être annulée, Aparicio ne viendrait pas et on se dirigerait vers un mano amano Morante, Manzanares. Vers 18h le soleil fait son apparition, l'accalmie semble vouloir durer, le sourire, le soulagement ornent maintenant le visage de chacun. Un fourgon arrive au patio de cuadrilla ; Aparicio sort de ce dernier et se dirige vers la chapelle. Tout est normal comme un jour de féria ordinaire. Personne ne s'était donné rendez-vous pour ce moment, personne ne savait ce qui allait se passer, personne ne pouvait s'imaginer ce qu'il allait vivre, à cet instant tout le monde est heureux de pouvoir prendre place dans les tentidos pour assister à cette corrida.
Dès le premier toro le public comprend que cette tarde risque d'être différente. Le toro est excellent, Aparicio est inspiré au capote. Morante encore plus, il cisèle un quite de veronicas somptueuses, tellement parfaites et profondes que la musique joue après la media. Malheureusement, Julio ne peut plus et les qualités de cet exemplaire ne seront pas exploitées. Morante fera l'effort à son premier manquant de caste et de race mais tombera sur les deux toros les plus compliqués de la tarde. Cependant l'histoire est en route...
Il est environ 19h30 quand « Arrojado » sort du toril. En français, le toro de Nuñez del Cuvillo se serait appellé « Courageux », un nom définitivement pré-destiné... Dès les premières passes de capote la tension monte. A la pique, il arrive avec une telle puissance sur le cheval que « Chocolate » n'est pas loin depasser par-dessus. La lidia est parfaite, comme dans un rêve. La perfection n'existe pas, sauf à cet instant où Manzanares écrit la première lettre de l'Histoire avec un derechazo net, profond, temple. Le temps se fige pendant vingt minutes, la perfection existe vraiment. « Cielo Andaluz » résonne en symbiose avec le couple, la banda du maestro Tejera rajoute une dimension unique à la faena. L'osmose d'une rencontre qui change une vie, qui marque l'histoire. Les derechazos, les naturelles, les pechos n'ont jamais été aussi lents, profonds, classieux. L'alicantin s'enroule « Arrojado » comme une écharpe. Rien ne peut leur arriver, c'est leur moment. Personne ne veut qu'il s'arrête, personne ne veut l'oublier. L'arène est debout à chaque fin de séries ; elles deviennent intensément plus fortes, plus idylliques. Les gens se regardent incrédules, heureux, happés eux-aussi par cette muleta. A sombra on agite les mouchoirs en criant indulto, en une fraction de seconde l'arène est blanche et crie alternativement : ¡ INDULTO, TORERO, INDULTO, TORERO... ! Manzanares et « Arrojado » n'en finissent plus, le toro embiste encore et toujours avec allégresse. La bravoure se mesure à la pique et à la muleta, le cuvillo n'en manque pas. Après plus de soixante-dix muletazos le mouchoir orange trône au palco, « Arrojado » rentre vivant dans sa finca. L'arène exulte, s'embrase elle ne fait plus qu'une. Certains pleurent de joie, l'émotion est immense... Un sentiment totalement indescriptible, irréel et pourtant...
La suite n'est au final qu'anecdotique, sauf quand sort le dernier toro. La perfection reprend ses droits, Manzanares, comme libéré d'un poids, torée comme un ange. Son partenaire est plus compliqué, exigent, mais l'alchimie se créée. Dans son style si épuré, esthétique, plein de poder le maestro trace sur le ruedo sévillan une faena nette, précise et artistique. Du plaisir à l'état pur ponctué par un estoconazo d'école : un recibir qui foudroie le toro. Le vendredi lors de son deuxième paseo il récidive, comme sa cuadrilla d'ailleurs. Sa défaillance à l'épée l'empêche de sortir une nouvelle fois en triomphe. Le maestro est le nouveau Prince de Séville.
Pour le reste de la semaine, il n'y a pas grand-chose à retenir. La présentation des toros fut digne d'une arène comme la Maestranza, ce qui ne fut pas le cas en septembre dernier. Daniel Luque a montré ses talents de maestro en toréant son dernier toro de la féria aux tablas dans la querencia du toro. Une alternative prometteuse d'Esau Fernandez qui est le nouveau matador à suivre. Des déceptions ganaderas : El Ventorillo, Fuente Ymbro. Une confirmation aussi : Cayetano n'est pas un torero digne de doubler dans une telle arène. Complètement fuera de cacho, ne toréant que sur le voyage et gâchant un bon toro de surcroît. Une faena honteuse qui n'était destinée qu'à une partie du public (A sol). Je ne suis toujours pas convaincu, mon voisin de tendido non plus...
Au final, Arrojado et Manzanares auront éclaboussé de leur classe cette féria. Premier toro adulte indulté dans ces merveilleuses arènes. Un torero dans son moment qui se sent libéré et qui confirme de plus en plus son statut. Enfin, cet instant marque l'histoire de la tauromachie. Comme un symbole, en ce « jour parfait », une fois les toreros sortis du ruedo, les tendidos sont restés pleins ; personne ne voulait partir. L'envie pour chacun d'immortaliser définitivement ce moment, de le prolonger. D'ailleurs il me hante encore... ¡Que Maravilla !
V.Morelli