Au lendemain des évènements tragiques qui ont marqué la France, l'émoi est encore grand. Et il y a de quoi! Ce ne sont pas les premiers attentats que la France connaît sur son territoire mais la froideur, voire la sérénité avec laquelle ces derniers ont été accompli ont suscité horreur et révolte. Passé le moment de l'émotion et du choc, les politiques et les intellectuels se succèdent sur les chaînes de télévision ou dans les colonnes de la presse écrite pour hurler au loup et chercher les causes de ces attentats. Comme des parents, dont l'enfant se suicide, et qui recherchent dans l'environnement le ou les évènements responsables de son acte une explication rationnelle et des responsables. Michel Onfray, chez Laurent Ruquier, tout dernièrement, attirait l'attention sur nos postures face à l'islam.
Après près de vingt ans partagés sur le terrain avec les Musulmans chiites ou sunnites, druzes ou souffis, du Liban, de l'Iran, de l'Afghanistan, de l'Algérie, avoir bâti avec ces populations de projets communs, je m'interroge comme français déjà puis comme européen, sur notre attitude vis-à-vis de ces peuples et sur notre arrogance à expliquer l'islam ou à donner des leçons de liberté, sans limites. On nous ressasse à longueur d'antenne qu'il ne faut pas faire d'amalgame entre les Musulmans modérés et les extrémistes. Ce qui est nécessaire. Le Président iranien, Hassan Rohani, recevant le Ministre chypriote des Affaires Etrangères le 12 janvier dernier, condamnait fermement toute violence contre quiconque et ce terrorisme sunnite qui menace aussi l'Iran chiite. Il appelait, lors de cet entretien, à une coopération internationale afin de stopper cette violence et ce radicalisme qui se développent autour de la Méditerranée. Tout le monde s'accorde sur cette analyse. La plupart des dirigeants musulmans craignent ce terrorisme qui déstabilise de plus en plus de nations. Mais alors, quelle posture adopter?
L'occident et la France propose de réagir à cette montée du fanatisme religieux par des mesures qui sont certainement indispensables à l'école, dans le domaine de la sécurité et du renseignement et jusqu'à aller frapper en leur cœur les laboratoires extérieurs d'où sortent la plupart de ces terroristes. Mais je suis tristement surpris et étonné que nous ne nous remettions pas en cause quant aux valeurs que nous défendons et imposons à toute la planète . j'ai le sentiment malheureux d'assister à cet autisme , je n'ose parler d'arrogance, qui dénonce et veut imposer des valeurs ; ces valeurs que nous jugeons universelles - mais au nom de quoi- et au nom desquelles nous condamnons péremptoirement tous ceux qui ne les respectent pas. Combien de fois Voltaire et les révolutionnaires des Lumières n'ont-ils pas été cités à la rescousse ces derniers jours. A contrario, je voudrais sensibiliser nos intellectuels , philosophes à cette posture actuelle qui me rappelle les grandes idées portées à l'époque du colonialisme: le bon blanc qui apporte le bonheur à des peuplades barbares qui ignorent la voie de leur salut ; on a vu où cela a conduit!
Les musulmans, puisqu'en ces jours de deuil, c'est déjà d'eux dont il s'agit, ont des valeurs en partage, qu'elles soient bonnes ou moins bonnes à nos yeux d'Occidentaux. Nous devons comprendre qu'après la belle Renaissance andalouse du Moyen-âge l'islam sunnite principalement s'est enfermé au XVIIIe siècle dans le littéralisme le plus dur des premiers temps de l'islam du VIIe s. pour le plus grand bonheur ou à la demande de gouvernements despotiques. Au sein de la société musulmane, de nombreuses voix recherchent une modernisation, ne leur compliquons pas leur courage et ne les isolons pas du reste de la communauté en donnant des arguments aux réfractaires. Chaque société évolue à un rythme différent, en fonction de son Histoire. Les intellectuels occidentaux n'ont pas la décence de reconnaitre cette différence, ou de l'accepter. Ainsi au lieu d'accompagner les penseurs modernistes de l'islam en tentant de comprendre ce qui peut encore blesser toute la communauté musulmane à travers des postures considérées par cette communauté comme un blasphème, - alors que certains cherchent à faire évoluer cette communauté mais à son rythme- et permettre peu à peu de nous retrouver sur le terrain des mêmes valeurs, nous fournissons des éléments de révolte à l'ensemble de la communauté; révolte qui est savamment récupérée par les mouvements intégristes actuels.
Les récentes manifestations des populations musulmanes à travers toute la planète -même si de nombreuses d'entre elles ont été manipulées par les pouvoirs ou certaines factions fondamentalistes locales- n'ont malheureusement pas fait comprendre à l'Occident que le principe de liberté ou de laïcité totale d'expression qui permet chez nous l'attaque ou la critique de symboles d'ordre religieux, peut blesser chaque membre de cette communauté - particulièrement la représentation du prophète interdite depuis le XVIIIe s. - C'est un long cheminement pour un Français héritier des Lumières que de comprendre cela au nom de la liberté d'expression - notre liberté- . Ces postures libertaires ne facilitent pas la tâche des Musulmans modérés qui doivent faire face à une révolte généralisée de leurs fidèles, dont savent machiavéliquement profiter les extrémistes. La représentation du Prophète reste aujourd'hui un symbole intouchable chez tous les Musulmans. Ce concept évoluera mais au lieu et place de le critiquer, accompagnons, dans leur essai de rénovation de l'islam, les penseurs modérés et voyons avec eux comment faire évoluer cette conception d'un islam ancestral qui n'a pas su se moderniser. L'Occident , évoluant à sa propre vitesse, reste amnésique. Il n'y a pas si longtemps, certains chrétiens brûlaient les cinémas parisiens Saint-Michel et Gaumont Opéra pour empêcher la projection du film de Martin Scorsese "La dernière tentation du christ". Non seulement les autorités religieuses françaises, mais jusqu'à Jacques Lang qui supprimait la subvention étatique, intervenaient pour sa non projection. C'était en 1988, il n'y a que 25 ans dans le pays des Lumières. Depuis les choses ici ont bien changé mais la plus haute autorité de l'Eglise chrétienne persiste à condamner les caricatures qui s'en prennent à la religion, c'est-à-dire au sacré, quelque soit la religion. L'islam actuel , héritier d'un mouvement rigoriste littéraliste du texte sacré, est encore loin de notre perception des choses. Doit-on le provoquer au risque d'offenser toute une communauté à l'échelle de la planète? S'y opposer de façon frontale, en traitant d'obscurantistes tous les croyants qui se réclament de ces valeurs ne fait que nous éloigner de toute la communauté musulmane qui se sent blessée. Seul un dialogue avec les autorités modérées musulmanes religieuses ou politiques de tous les pays, où elles existent, moins d'arrogance dans l'énoncé péremptoire de nos valeurs sociétales énoncées comme universelles , permettront de mettre fin à ce désarroi dont profitent ces maffieux sanguinaires qui assassinent , rappelons-le, déjà les Musulmans.
J'ai partagé pendant près de vingt ans le quotidien de milliers de Musulmans de l'Algérie à l'Afghanistan. J'ai vu combien l'homme ordinaire musulman n'était pas le terroriste dont on l'avait qualifié mais qui restait attaché à certaines valeurs et à certains symboles qu'on lui avait - à tort ou à raison inculqués- et qui pour lui étaient sacrés, parmi lesquels la représentation du Prophète. Je l'ai vérifié depuis le 7 janvier auprès de mes amis musulmans modérés de tous ces pays cités. Pour avoir partagé tant d'années avec tous , je souhaite avec force le souligner: nos penseurs préfèrent ignorer cet aspect et le condamner. C'est là un dialogue de sourds. Ne nous étonnons pas des évènements actuels!
Jean-Claude Voisin, ancien cadre culturel dans les pays d'islam (1995-2014), historien-archéologue.