Article rédigé par Farshad Fattahi
Une foule nombreuse s’était rassemblée dans le gymnase de la ville de Qala-I-Naw, capitale de la province de Badghis, dans le nord-ouest de l’Afghanistan. Ce n’était pas pour assister à un match de football. Ce jeudi 16 octobre allait avoir lieu l’exécution publique d’Ismaïl, un habitant de la région, sur ordre des talibans.
Il s’agit du 11ᵉ cas d’exécution publique officielle depuis le retour des talibans au pouvoir en août 2021. Pour justifier leurs exactions, ces derniers affirment que les exécutions et flagellations publiques permettent aux autres membres de la société d’en tirer des leçons, et d’ainsi réduire le taux de crimes et délits. Une logique similaire à celle utilisée pour justifier la peine de mort.
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Quelques jours avant l’exécution, les talibans ont lancé un appel au public via les réseaux sociaux, des groupes WhatsApp, et par l’intermédiaire de la mosquée centrale de Qala-I-Naw, invitant les habitants à se rendre au stade de sport local. Seule consigne, l’interdiction d’apporter caméras ou téléphones portables. Peu de locaux répondent au macabre appel, la plupart des participants semblent être des partisans des talibans accompagnés de leurs proches.
Selon un communiqué de la Cour suprême des talibans, le principe de qisas [‘œil pour œil’ ou loi du talion, c’est-à-dire le principe de réciprocité qui punit un crime par une peine miroir, NDLR] a été appliquée au cas d’Ismaïl, qui aurait délibérément tué deux habitants du district de Jowand. Le texte affirme qu’une “proposition de pardon et de réconciliation a été présentée à la famille des victimes , mais suite à leurs refus, l’ordre d’appliquer la peine de qisas conformément à la loi islamique a été émis à l’encontre du ou des meurtriers.”
La Cour suprême avait précédemment annoncé en novembre 2022 que toutes les peines de qisas seraient exécutées après la validation de trois tribunaux, sur ordre final de Hibatullah Akhundzada, chef suprême des talibans. Cependant, les juges dans le système taliban n’ont reçu aucune instruction en dehors de leur formation religieuses, soulevant d’importantes inquiétudes quant à la protection des droits des accusés. Par ailleurs, une fois qu’un ordre de qisas est émis par le chef des talibans, il n’y a aucun recours possible.
On ne connaît pas le nombre exact de personnes condamnées à mort par les tribunaux talibans. Le chef suprême ne signe ni n’appose son empreinte digitale sur aucun document: toutes les condamnations à mort sont prononcées oralement, et des officiers exécutent ensuite sa volonté.
Mais la plupart des gens tués par les autorités le sont dans les rues et les prisons, sans procédure légale. Les talibans mettent en scène le modèle d’exécution publiques pour faire croire qu’ils appliquent la loi, conformément aux tribunaux et à la charia. Or, ce n’est absolument pas le cas. De nombreux membres des forces de sécurité ont été arrêtés, tués ou ont disparu suite aux récentes expulsions forcées d’Iran et du Pakistan – et leur sort reste inconnu.
Des effets délibérément dévastateurs sur la psyché sociale
Les exécutions publiques sous le régime taliban ne sont pas un phénomène nouveau. Lors de leur première période au pouvoir à la fin des années 1990, les talibans avaient procédé à de nombreuses exécutions, lapidations et amputations publiques. Ensuite, pendant deux décennies de guerre et d’insurrection, ils avaient organisé des tribunaux sommaires dans les zones sous leur contrôle, et exécuté militaires et civils.
Aujourd’hui, ayant repris le contrôle du pays, ils procèdent aux exécutions sous la bannière d’une procédure officielle, espérant ainsi la légitimer. Mais cette campagne relève également d’une stratégie de violence psychologique.
Il y a quatre ans, quarante jours après leur reprise du pouvoir, les talibans ont suspendu à l’aide d’une grue les corps de quatre personnes exécutées pour enlèvements à divers endroits fréquentés de la ville de Hérat.
Les effets psychologiques de cet événement se font encore ressentir sur Samaneh Hussainy, résidente de Hérat. Elle raconte :
“Ma famille et moi étions en route vers notre maison à Hérat lorsque j’ai remarqué la présence d’un groupe de gens rassemblés près du centre-ville. Ne sachant pas ce qui se passait, nous nous sommes approchés, et mes yeux se sont posés sur un homme suspendu à une grue, le visage et les vêtements couverts de sang.
J’étais complètement choquée, la route était encombrée par la foule et notre voiture ne pouvait pas avancer rapidement. Ma mère insistait pour que je ne regarde pas. J’ai fermé les yeux, mais les larmes ont coulé malgré moi. Pendant plusieurs nuits, à cause de la peur et de l’anxiété, je n’ai pas pu dormir. Même aujourd’hui, chaque fois que je pense à ce corps, je suis envahie par la peur et l’angoisse.”
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Réactions internationales
La reprise des exécutions et des flagellations publiques par le gouvernement taliban a suscité une vague de critiques de la part de la communauté internationale et des organisations de défense des droits humains.
Volker Türk, Haut-Commissaire du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, a vivement condamné l’exécution d’un homme accusé de meurtre dans le stade de la province de Badghis. Il a déclaré que l’exécution publique constitue une violation du droit international, et rappelé que la peine de mort plus largement est incompatible avec le droit fondamental à la vie.
Selon Amnesty International, en 2024, l’Afghanistan, la Chine, l’Égypte, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Irak, la Somalie, les États-Unis, Singapour, le Koweït, Oman, la Corée du Nord, la Syrie et le Yémen ont appliqué la peine de mort. Parmi ces pays, la Chine et l’Iran figurent en tête pour le nombre d’exécutions.
Türk a appelé les autorités talibanes à cesser immédiatement l’application de la peine de mort et à prendre des mesures concrètes pour son abolition totale.
Richard Bennett, rapporteur spécial des Nations Unies pour les droits humains en Afghanistan, a également dénoncé une exécution à Badghis comme une grave violation des droits humains. Dans un message publié sur X, il écrit que “la peine de mort est cruelle, inhumaine, dégradante et, en plus, inefficace pour prévenir la criminalité.”
Malgré les préoccupations et les pressions internationales, les talibans continuent d’exécuter et de punir physiquement les accusés en public, rétorquant que les pays occidentaux n’ont aucun droit d’intervention dans les affaires de gouvernance internes à l’Afghanistan.
En juillet 2022, Hibatullah Akhundzada avait averti lors d’une réunion d’oulémas [lit. savants, théologiens experts en droit islamique, NDLR] à Kaboul qu’il continuerait à appliquer la charia islamique même si l’Afghanistan était touché par une attaque nucléaire. Il a affirmé:
“L’Afghanistan est à présent un pays libre et indépendant. Même si je subis une attaque nucléaire de la part des mécréants, je n’y prêterai pas attention.”
Farshad Fattahi est journaliste d’investigation à la télévision, il réalisait des reportages politiques, en particulier sur la situation dans l’Ouest de l’Afghanistan, d’où il vient. Il fuit l’Afghanistan en 2021 suite au retour des talibans, en passant d’abord par le Pakistan.
Il arrive en France en 2022, d’où il poursuit notamment son travail auprès de la rédaction franco-exilée Guiti News, et projette d’enquêter sur la situation des femmes dans les anciennes forces de sécurité afghanes.
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