Article rédigé par Asal Abasian
Le 16 septembre 2022, Jina Mahsa Amini, une jeune femme de vingt-deux ans, décède dans un hôpital de Téhéran après son arrestation par la police des mœurs pour un hijab « mal porté ». Alors que les autorités invoquent un problème cardiaque, des témoignages rapportent rapidement avoir vu la jeune femme être violentée dans un fourgon de police, conduisant probablement à sa mort.
Le traitement effroyable infligé à cette femme kurdo-iranienne par les forces religieuses du régime a rapidement catalysé une indignation plus large. Des centaines de milliers d’Iraniens sont descendus dans la rue pour exprimer leur colère face à la répression étouffante de l’État. En signe de protestation, des cohortes de jeunes femmes ont ostensiblement retiré et brûlé leur hijab ou se sont coupé les cheveux, s’exposant bien souvent à des arrestations. Elles ont marché au son d’un slogan qui allait incarner tout un mouvement : « Femme, Vie, Liberté ».
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En tant que féministe queer iranienne, le troisième anniversaire de « Femme, Vie, Liberté » a pour moi une signification qui dépasse largement le cadre de la commémoration. Il marque le moment à partir duquel les vies queer en Iran ne pouvaient plus être niées, dissimulées ou reléguées aux marges de l’histoire. Pendant des décennies, les Iraniens queer ont été effacés du discours public. Même au sein des luttes féministes et démocratiques, notre existence a été considérée comme une distraction, quelque chose à remettre à plus tard, « une fois que nous serons libres », comme si la liberté pouvait être partielle ou conditionnelle.
L’automne 2022 a changé cette trajectoire. Quand des drapeaux arc-en-ciel ont été brandis dans les rues aux côtés des slogans zan, zendegi, azadi – femme, vie, liberté – ce n’était pas seulement symbolique. C’était un acte de défi qui a déchiré des couches d’invisibilité imposée. Ces instants, bien que fugaces, signifiaient que les corps et les voix queer sont au cœur de la lutte contre la tyrannie. Ils montraient que toute revendication de justice excluant les personnes queer ne peut être qu’incomplète.
Cette visibilité a eu un coût. Les militant·e·s qui portaient des symboles arc-en-ciel ou prenaient publiquement la parole sur les droits queer ont été arrêtés rapidement. Beaucoup restent emprisonnés ou ont été forcés à l’exil. L’État a répondu par la brutalité précisément parce qu’il avait reconnu la puissance de ce qui se jouait : une reconfiguration de l’imaginaire politique où les vies queer n’étaient plus périphériques. La peur du régime a confirmé notre force.
Pour les Iraniens queer, « Femme, Vie, Liberté » fut la première fois que notre présence était indéniable au sein d’un mouvement social de masse. Ce fut une rupture avec la logique du silence qui régissait à la fois la répression d’État et, trop souvent, les espaces d’opposition. Notre visibilité a révélé une vérité : les luttes pour la libération qui excluent les minorités ne libèrent pas grand monde.
Pourtant, la réaction reste violente. Même parmi les militant·e·s cis-hétéro en exil, on entend encore cette question condescendante : « Est-ce vraiment une priorité pour la société ? » La réponse est sans équivoque : oui. Car aucun mouvement pour la liberté ne peut réussir sans être intersectionnel en son cœur.
Tant que les crimes d’honneur persistent, tant que les personnes queer subissent des violences domestiques massives, tant que des personnes trans sont assassinées chaque année – beaucoup sans même figurer dans les faits divers, leurs morts effacées dans le silence – l’existence queer en Iran n’est rien de moins qu’un combat pour la survie. Et cette survie prime sur tout calcul politique imposé par une vision hétéronormative du monde.
« Femme, Vie, Liberté » a révélé cette contradiction et a ouvert un nouvel horizon. Pour une fois, les slogans de la rue résonnaient avec les réalités queer : exiger la vie sans dignité pour les personnes queer est vide de sens, exiger la liberté en effaçant nos corps est creux. En ce sens, le soulèvement a élargi la définition même de la liberté. Il nous a permis d’affirmer, sans excuse, que la survie et la joie queer sont centrales dans la lutte iranienne pour la justice.
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Il ne s’agit pas de romantiser ce qui a été accompli. La visibilité que nous avons conquise est fragile, précaire, et constamment attaquée. Beaucoup en Iran continuent de subir des violences quotidiennes, la clandestinité forcée ou l’exil. Pourtant, la rupture est irréversible. Une génération a désormais vu flotter des drapeaux arc-en-ciel sous la bannière de « Femme, Vie, Liberté ». Cette mémoire est imprimée dans notre conscience collective, impossible à effacer.
L’importance de ce moment réside non seulement dans ce qui s’est passé, mais aussi dans ce qu’il exige de nous pour l’avenir. Il exige une solidarité intersectionnelle, féministe et inclusive des personnes queer. Il exige que la communauté internationale reconnaisse les militant·e·s queer iranien·ne·s comme des acteurs centraux – et non comme de simples notes de bas de page – dans la lutte pour la démocratie. Et il exige que les mouvements, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Iran, résistent à la tentation d’établir une hiérarchie des libertés.
Trois ans plus tard, la lutte continue. Pour les Iraniens queer, la survie demeure un acte de résistance. Mais la survie ne suffit pas – nous revendiquons la visibilité, la joie, l’amour comme pratiques politiques. Nous affirmons que « Femme, Vie, Liberté » est aussi « Queer, Vie, Liberté ». Car sans nous, la promesse de liberté est incomplète. Avec nous, elle devient irrésistible.
Asal Abasian est journaliste féministe queer originaire d’Iran, Asal milite pour l’égalité de genre et les droits LGBTQIA+ depuis plus de dix ans.
De 2010 à 2021, Asal travaillé avec les médias iraniens Shargh, Chelcharagh et Andisheh-pouya. Face à des menaces croissantes, iel fuit pour la Turquie en 2021, poursuivant son travail auprès de BBC Persian et Radio Zamaneh.
Depuis 2023, Asal est basé·e en France, où iel continue son engagement comme journaliste et défenseur·e des droits LGBTQIA+. Cette même année, iel a reçu le prix de l’Initiative Marianne pour les défenseur·e·s des droits humains.
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