Article rédigé par Ali Mahfoud
Avec ses 120 habitants, Gavdos n’avait jusqu’ici qu’un rôle marginal dans les flux migratoires méditerranéens. Mais depuis l’an dernier, l’île située au sud de la Crète enregistre des arrivées régulières de personnes migrantes. Les habitants et autorités locales peinent à adapter des infrastructures limitées à cette situation inédite.
Gavdos, petite île au climat chaud et sec, très proche de celui de l’Afrique du Nord, dépend essentiellement d’un tourisme saisonnier, notamment en juillet et en août. Dépourvue de grandes zones résidentielles, elle est parsemée de petites maisons, de chalets modestes, de bars et de restaurants qui s’animent en été, prisés des touristes en quête de calme et de tranquillité loin de l’agitation des îles grecques plus célèbres.
Elle est restée largement méconnue lors de l’afflux important de personnes migrant vers l’Europe, qui a culminé en 2015. Les arrivées étaient alors concentrées sur les frontières orientales de la Grèce — Samos, Kos et d’autres îles près de la frontière turque. À l’instar de sa grande sœur, la Crète, Gavdos est restée relativement calme, avec des mouvements limités depuis l’Égypte et la Libye, parfois à bord de canots pneumatiques branlants, certains interceptés, d’autres refoulés par les patrouilles frontalières européennes.

Agrandissement : Illustration 1

Tripiti, premier point de contact
L’été dernier, des habitants et des touristes ont eu la surprise de découvrir d’importantes quantités de vêtements et de déchets abandonnés au cap Tripiti, point le plus méridional de l’Europe et l’une des plages les plus importantes de l’île, puisqu’il s’agit de son entrée principale. Parmi les déchets figuraient des traces de flotteurs en plastique, probablement utilisés pour une traversée en mer et abandonnés à l’arrivée.
Ils ont rapidement appris qu’un groupe de personnes migrantes avait effectivement débarqué sur l’île. Après avoir réalisé qu’ils se trouvaient sur une petite île et ne pouvaient y rester longtemps, ils s’étaient rendus au commissariat de police local. Les organisations de sauvetage maritime ont organisé la distribution de dépliants en plusieurs langues les informant de leurs droits et de la marche à suivre à leur arrivée en Grèce.
Cette année, la zone s’est avérée être un pôle encore plus attractif. Plus de 7000 personnes sont arrivés en Crète et sur Gavdos depuis le début de l’année, contre 4935 l’année dernière. Les deux îles sont devenues la nouvelle porte d’entrée principale des migrants arrivant en Grèce, principalement depuis l’est de la Libye, par une route périlleuse de 250 kilomètres à travers la Méditerranée.
La vue de bateaux en plastique et en bois abandonnés est devenue familière aux habitants de l’île. Les touristes s’en étonnent régulièrement, se demandant comment ces embarcations frêles supportent des centaines de personnes sans le moindre dispositif de sécurité.
Les habitants, eux, se demandent comment accueillir dignement ces arrivants, notamment compte tenu du manque d’infrastructures nécessaires. Actuellement, il n’existe qu’un petit centre d’accueil dans le port touristique de Karafi, où des centaines de personnes, dont des femmes enceintes et des jeunes mineurs, sont régulièrement entassées. Les services de base, comme la nourriture et les médicaments, sont quasiment inexistants. Tous attendent le bateau qui les transportera vers des refuges en Crète, vers une situation qu’ils espèrent moins précaire.

Agrandissement : Illustration 2

Témoignages troublants
Danilo De Luca, touriste italien, évoque avec émotion la situation humanitaire dont il a été témoin sur l’île en juillet dernier. Il n’avait pas imaginé qu’une telle misère humaine atteindrait les îles les plus reculées de la Méditerranée.
“Je rentrais au port de Gavdos (Karave) en bateau avec des amis et d’autres touristes italiens rencontrés sur place, après une excursion à Tripiti. Dès notre débarquement, nous avons marché vers le parking et sommes passés devant un petit bâtiment.
Il y avait une vingtaine de personnes devant, principalement des hommes, mais aussi une femme et une petite fille d’environ 10 mois. Ils étaient probablement tous d’origine africaine, peut-être deux ou trois du Moyen-Orient. Nous avons compris que c’était un centre de premier accueil pour les personnes migrantes.
Ce qui a immédiatement attiré mon attention, c’est la présence d’une clôture devant le bâtiment pour empêcher ces personnes de sortir, et le fait qu’ils étaient en train de laver leurs vêtements à la main. Nous nous sommes approchés pour en savoir plus. Une odeur nauséabonde émanait de l’intérieur du centre, malgré le fait qu’une dizaine de mètres nous séparaient de l’entrée.
C’était une scène très triste. Les conditions d’accueil sont visiblement difficiles, et le fait qu’ils fassent leur lessive à la main suggère que les services d’hygiène sont limités. Le petit centre compte seulement trois ou quatre chambres pour vingt personnes. Je n’en sais pas plus, car l’entrée nous était évidemment interdite. D’après ce que j’ai compris, Gavdos est une destination relativement récente, et cette petite île n’est ni habituée ni équipée pour ce type d’accueil.
Le choc était grand, tant pour moi que pour ceux qui m’accompagnaient.”
Danilo et ses amis ont proposé d’acheter des vêtements et des fournitures pour le groupe:
“Les policiers nous ont dit que c’était possible, mais qu’il fallait se dépêcher car ils devaient bientôt partir pour la Crète pour leur enregistrement administratif. Nous nous sommes donc précipités à la première supérette de Sarakiniko. Nous avons acheté 20 t-shirts, des couches, un biberon et un jouet pour le bébé, et sommes rapidement retournés au port. Je pense que les migrants n’ont d’abord pas compris notre intention: ils nous ont regardés avec un peu de suspicion. Puis, ils ont accepté nos dons. L’un des policiers les a ensuite invités à rejoindre le bateau qui les attendait."

Agrandissement : Illustration 3

De leur côté, les professionnels du tourisme de l’île n’ont pas caché leur inquiétude face aux bateaux arrivant du sud de la Méditerranée. Un marin qui loue ses bateaux aux touristes a confirmé que les migrants doivent parfois payer des milliers de dollars aux passeurs pour atteindre l’île.
"Depuis quelque temps, Gavdos est devenue une destination pour ces ‘passeurs d’êtres humains’. Les migrants arrivent par bateau, probablement depuis la Libye, à la frontière maritime grecque. À ce moment-là, environ 70 à 80 personnes sont embarquées sur des bateaux ou canots (sans amarre) pouvant normalement accueillir 15 personnes maximum. On les laisse ensuite dériver au gré des vagues, espérant atteindre le premier rivage. Tout cela en payant environ 4 000 dollars aux passeurs”, raconte-t-il.
Face à l’augmentation des arrivées, la présence militaire grecque s’est renforcée sur l’île. Athènes a récemment annoncé la suspension des procédures d’asile pour les migrants arrivant d’Afrique du Nord, ainsi que le renforcement de la présence des garde-côtes à la frontière maritime sud.
Sur ce petit bout de terre, les habitants de Gavdos oscillent entre solidarité et épuisement. Leur île devient, malgré elle, un point d’accueil important pour des personnes en transit vers l’Europe.
Ali Mahfoud est journaliste politique et chercheur libyen, Ali est arrivé en France en 2022.
Spécialisé dans les sujets de migration, d’asile et de cybersécurité, ainsi que sur la géopolitique de la région EU-MENA, il a travaillé avec plusieurs institutions locales et internationales autour des droits humains, de la migration et de l’asile.
Il est également cofondateur de l’organisation Dialogue Étudiant Méditerranée (MED), qui soutient des jeunes journalistes dans la région.
Pour découvrir tous les articles des journalistes de Voix en Exil, rendez-vous sur Substack