Article rédigé par Mohammad Ali Mohammad
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Le président syrien Ahmad al-Charaa a rencontré Vladimir Poutine, mercredi 15 octobre à Moscou – sa première visite officielle en Russie depuis son accession à la présidence. Il cherche auprès du Kremlin un appui économique et stratégique pour garantir la reconstruction stable de la Syrie, mais la mémoire des milliers de victimes de l’intervention militaire russe et le risque d’une relation asymétrique compliquent sa démarche.
La visite d’Ahmad al-Charaa au Kremlin est mal tombée. Seulement quelques jours avant la rencontre du président syrien avec Vladimir Poutine, le Réseau syrien pour les droits de l’homme a publié un rapport accablant à l’occasion du dixième anniversaire de l’intervention militaire russe en Syrie.
Selon ce document, les frappes russes ont causé depuis 2015 la mort d’au moins 6993 civils, dont plus de 2000 enfants. L’intervention a constitué un tournant sérieux dans le conflit, modifiant l’équilibre des forces en faveur d’Assad et encourageant de nombreux crimes de guerre: bombardements d’hôpitaux et d’écoles, usage de munitions en grappe, déplacements forcés. En parallèle, la Russie a apposé 18 fois son veto sur des résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU visant à mobiliser des convois humanitaires ou à sanctionner le régime d’Assad, fournissant au régime syrien une protection diplomatique sans faille.
Le rapport appelle Moscou à présenter des excuses officielles et à indemniser les victimes, ainsi qu’à extrader Bachar al-Assad, réfugié en Russie depuis la chute de son régime en décembre 2024.
Dans ce contexte, pourquoi Ahmad al-Charaa poursuit-il aujourd’hui une alliance diplomatique avec Moscou?
Un soutien économique
La poignée de main d’al-Charaa avec Poutine s’inscrit d’abord dans une logique de réalisme diplomatique. La Syrie “cherche à reconstruire ses relations politiques et stratégiques avec les pays régionaux et internationaux, notamment la Fédération de Russie”, a déclaré le président syrien.
Mais Damas est surtout confrontée à une réalité matérielle difficile: crise économique, agriculture dégradée, système de soins endommagé. Le rétablissement des circuits d’approvisionnement, notamment en céréales et en énergie, est une nécessité vitale.
De son côté, la Russie manifeste l’envie d’investir dans des infrastructures à Tartous et Hmeimim, renouant avec une Syrie dans le futur de laquelle elle souhaite être un acteur majeur. Accablée par les sanctions et les retombées de son invasion de l’Ukraine, Moscou semble désormais privilégier les interventions économiques à faible coût militaire, qui permettent d’installer son influence tout en ménageant son image.
Le vice-premier ministre russe, Alexander Novak, a affirmé selon RIA Novosti que la Syrie « a besoin de reconstruire ses infrastructures » et que la Russie « est capable de fournir un soutien dans ce domaine ». Il a ajouté que Moscou et Damas « ont convenu de tenir une réunion du comité gouvernemental conjoint dans un avenir proche », pour discuter des projets de coopération économique et d’investissement entre les deux pays, notamment dans les domaines de l’énergie, des transports et de l’agriculture.
Une protection stratégique
Al-Charaa cherche également à capitaliser sur le soutien de la Russie pour faire face à la pression sécuritaire qui pèse sur l’État, notamment après le discours du président américain à la Knesset israélienne. Ce dernier a menacé d’infliger des dommages économiques aux pays arabes qui refuseraient de normaliser leurs relations avec Israël à travers les accords d’Abraham. Ces menaces pèsent particulièrement lourd pour le Liban et la Syrie, compte tenu de leur proximité avec la Palestine occupée.
À l’est du pays, la Russie a facilité le redéploiement des forces loyalistes syriennes vers des zones autrefois contrôlées par les Forces démocratiques syriennes (FDS), dominées par les Kurdes, notamment dans la région de Jazira, où Moscou contrôle l’aéroport de Qamishli. Ce soutien renforce la position de Damas, qui peut ainsi compter sur l’appui des deux principaux garants du processus d’Astana — la Russie et la Turquie — face aux pressions occidentales et israéliennes, et consolider sa position dans des zones sensibles comme Souweïda et le sud du pays, où des tensions persistent.
L’enjeu de l’indépendance
Ce repositionnement n’est pas sans contradictions morales ni politiques. Dans les rues syriennes, beaucoup perçoivent ce retour vers la Russie sans excuses, sans réparations, et sans remise en cause sérieuse de la responsabilité russe comme une trahison du sang versé et des martyrs de la révolution.
Mais une peur plus profonde encore s’installe : que ce rapprochement ne soit qu’un glissement vers une nouvelle forme de dépendance, sous les oripeaux de l’urgence nationale. Que des contrats de reconstruction soient concédés aux entreprises russes, et des prérogatives souveraines diluées.
Ce sentiment persiste malgré la promesse d’al-Charaa de respecter les traités antérieurs et de sauvegarder l’intégrité du pays. Il a déclaré que la poursuite d’un rôle pour la Russie dans la nouvelle Syrie relevait d’une “alliance nécessaire” mais qui doit être fondée sur “un partenariat, et non une tutelle”. Il a assuré que la Syrie cherche à redéfinir les accords signés avec Moscou “d’une manière qui garantisse l’indépendance et la souveraineté du processus décisionnel syrien”.
La persistance des inquiétudes s’explique peut-être par l’incapacité de la jeune présidence à informer de manière transparente les citoyens des résultats des réunions des délégations gouvernementales — que ce soit autour des enjeux de Souweïda et de Jazira, ou avec les Américains, les Israéliens et les Turcs. Cela est d’autant plus vrai compte tenu de l’absence de mécanismes démocratiques clairs dans un État encore en voie de consolidation.
Le rôle de la pression américaine
Al-Charaa peut-il donc réussir à réellement transformer sa poignée de main avec Poutine en une victoire stratégique pour la Syrie, à l’instar de celle avec Trump ?
La nouvelle relation avec la Russie doit avant tout être transparente: suivre un calendrier de coopération clairement délimité, dévoiler les contrats de reconstruction et les approvisionnements en blé, spécifier les garanties juridiques concernant la souveraineté des bases militaires. Il faudrait aussi que Moscou reconnaisse enfin sa responsabilité dans les bombardements passés.
Mais un facteur reste clé dans l’évolution des relations russo-syriennes: la pression américaine. Comme le dit un dicton syrien : « Rien ne vous oblige à faire quelque chose, sauf ce qui vous y oblige. » L’intransigeance des positions occidentales et leur soutien sans faille à Israël ont historiquement poussé Damas vers d’autres puissances internationales.
Si Damas parvient à structurer son partenariat avec Moscou et à garantir sa souveraineté par des instruments juridiques et institutionnels, al-Sharaa pourrait bien obtenir ce à quoi il aspire. Mais si, en revanche, la Syrie subit une trop grande pression américaine lui imposant un accord inéquitable avec Israël, alors cette poignée de main pourrait n’être qu’un mirage diplomatique.
Mohammad Ali Mohammad est un journaliste syrien, qui a fui son pays en 2014 à cause du danger que représentait son travail au sein de médias opposés à Bachar al-Assad. Exilé en Turquie, il a continué à exercer son métier de journaliste dans différents médias en ligne turcs.
En 2018, il est de nouveau contraint à quitter le territoire après ses prises de position contre l’intervention militaire turque au Nord de la Syrie (en particulier dans sa ville natale, Ral al-Ain). Il arrive en France en 2022, où il continue de développer son média en ligne Dijlah Net, créé en 2020, qui couvre l’actualité sociale et politique de la Syrie.
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