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Mercredi 12 février 2025, lors des questions au gouvernement à l'Assemblée nationale, le député Paul Vannier (La France Insoumise) n'a pas mâché ses mots à François Bayrou : « Monsieur le Premier ministre, hier, ici, vous avez menti. Vous avez menti devant le représentation nationale, devant tous les Français. »
Trois fois, il a répété « vous avez menti », avant d’enfoncer le clou : « Le mensonge d’un ministre devant la représentation nationale, a fortiori du premier d’entre eux, est d’une immense gravité. Que votre mensonge porte sur une affaire pédo criminelle ajoute à l’inacceptable. »
C'est le ministre de la justice Gérald Darmanin, qui se charge d'abord de répondre. Il exhorte les députés à faire preuve de « dignité » et, à contre-pied des accusations, dénonce la « honte » que représente selon lui leur instrumentalisation politique. François Bayrou prend finalement la parole après une seconde question sur l'affaire en déclarant : « Je rejette les polémiques artificielles à ce propos et j’affirme n’avoir jamais eu connaissance de ces violences à l’époque ».
En dehors de l'échange ubuesque, alors que Médiapart a publié plusieurs articles accablants sur ce qui s’apparente désormais à un scandale d’État (lire ici, là et encore là), je ne peux m’empêcher de hausser un sourcil dès les premiers mots.
Habitué aux débats parfois virulents de Westminster, je n’ai aucun doute qu’une accusation de mensonge est non seulement extrêmement rare, mais que laisser les débats se poursuivre après une telle déclaration serait tout simplement impensable au Parlement britannique.
Au Royaume-Uni, le Parlement est un théâtre codifié à l’extrême, régi par un ensemble de règles et de traditions rassemblées dans un ouvrage de référence : "Erksine May". Rédigé par Thomas Erskine May (1815-1886), qui consacra toute sa carrière à la Chambre des Communes, ce traité est considéré comme la bible des procédures parlementaires. Publié en 1844, il détaille la loi, les privilèges, les délibérations et l’organisation du Parlement. Son influence dépasse largement le Royaume-Uni, puisqu’il est également utilisé dans de nombreuses démocraties du Commonwealth. Il est même officieusement considéré comme une partie intégrante de la Constitution britannique.
Parmi les principes fondamentaux qu’il établit, l’un est particulièrement clair : « La bonne humeur et la modération sont les caractéristiques du langage parlementaire. »
En d’autres termes : pas d’insultes, pas d’accusations directes de mensonge, pas de débordements. Et gare à celui qui enfreint la règle !
Les conventions britanniques sont teintées d’un extrême formalisme, particulièrement surprenant pour un observateur français. Ainsi, même lorsqu’il était de notoriété publique que Theresa May et Boris Johnson se détestaient, ils devaient, en tant que membres du Parti conservateur, s’adresser l’un à l’autre avec des formules rigoureusement codifiées :
« Mon très honorable ami, le Premier ministre… »
« Ma très honorable amie… »
Enfin, l’influence de Erskine May ne se limite pas au langage. Certaines traditions remontent à plusieurs siècles : ainsi, la distance entre les bancs de l’opposition et ceux de la majorité correspond exactement à la longueur de deux épées tendues… Une précaution historique, sans doute pour éviter que les débats ne prennent une tournure trop tranchante !
Le Speaker est seul juge de l’interprétation des règles.
Parmi les mots inappropriés on retrouve (je ne les mets pas tous, voir ici) : bastard (abruti, enfoiré), coward (lâche, dégonflé), falsehoods (mensonges, contre-vérités), git (abruti), hypocrite, idiot, liar (menteur), rat (ordure), slimy (sournois), traitor (traître).
La règle, rappelée lors d’une prise de parole inhabituelle de Lindsay Hoyle, Speaker de la Chambre des Communes (président de séance), en préambule d’une intervention d’un député le 27 mai 2021, est :
« Bien que le contexte dans lequel des phrases particulières soient utilisées soit important, Erskine May dit aussi qu’il y a certaines expressions qui, lorsqu’elles sont utilisées à l’égard d’autres membres… sont considérées particulièrement sérieusement , entraînant généralement une intervention rapide du président de séance et souvent l’obligation pour le membre de retirer leur propos.
Un exemple consiste à prononcer l’accusation d’avoir proféré un mensonge délibéré.
En d’autres termes, les députés ne devraient pas accuser les autres députés de mentir. Selon le contexte, il peut être utile de citer les opinions d’autrui, mais les Membres ne devraient pas eux-mêmes déclarer ou laisser entendre que d’autres Membres mentent. »
Dans ce cadre, traiter un collègue de menteur est strictement proscrit et entraîne immédiatement l’intervention du Speaker, qui peut exiger un retrait des propos. Si le député refuse, il est exclu de l’enceinte parlementaire pour la journée. Certains députés britanniques, comme le travailliste Denis Skinner, se sont fait une petite réputation en refusant de retirer leurs accusations, et se sont donc fait sanctionner plusieurs fois.
En juillet 2021, la députée travailliste Dawn Butler a accusé Boris Johnson de mentir. Devant son refus de retirer ses propos après un avertissement, elle a été exclue sur-le-champ pour le reste de la journée (et non pas seulement de la Chambre des Communes, mais de toute l'enceinte du parlement).
Face à ces contraintes, les députés britanniques ont développé des formules alternatives. Plutôt que d’accuser directement un adversaire de mentir, ils contournent la règle avec subtilité.
Une manière de s’en sortir est de souligner que d’autres ont accusé l’adversaire de mensonge. C'est ce que fait par exemple Keir Starmer en 2022, en faisant remarquer que le public pensait que Boris Johnson « mentait effrontément [lying through his teeth] ».
Dans ce cas précis, Lindsay Hoyle a choisi de ne pas demander au chef de l’opposition de retirer son propos. « C’est ce que pense le public et non ce que dit le député » a-t-il expliqué, face au tumulte sur les bancs du gouvernement.
Certaines accusations peuvent être à la limite de l’offense, mais toutefois acceptées si et seulement si le député désigné a été préalablement averti de l’accusation qui allait lui être portée.
Ainsi en 2019, le député écossais Ian Blackford a pu accuser Boris Johnson de racisme et maintenir son accusation, puisqu’à la demande du Speaker (qui était alors John Bercow, qui a fait les titres de la presse française pour sa gestion des débats sur le Brexit), il a précisé avoir averti le député qu’il allait prononcer le mot ( "I have informed the member" ).
Et comme tout n’est pas aussi simple qu’un liste de mots, cela dépend aussi de l'appréciation du Speaker. Ainsi John Bercow, encore lui, n’a rien dit la semaine suivante quand le même Ian Blackford (décidément très en forme) a accusé Boris Johnson d’avoir une longue carrière de menteur ( "has made a career out of lying" ).
Les conséquences d’un rappel à l’ordre peuvent être graves
On pourrait croire qu’une exclusion d’une journée n’est pas bien grave, mais les suspensions répétées peuvent s’allonger et, dans certains cas, mener à une élection partielle.
Deux principales raisons peuvent conduire à une suspension. D’abord, la mauvaise conduite en séance, comme ce fut le cas pour Dawn Butler en 2021. Le président de séance a invoqué le Standing Order 43, obligeant la députée à quitter immédiatement le Parlement. En cas de refus, la sanction peut être aggravée avec un vote de la chambre, comme pour Drew Hendry (SNP) en 2020, suspendu cinq jours sous le Standing Order 44.
Ensuite, un député peut être suspendu pour avoir enfreint le Code de conduite ou commis un outrage au Parlement. C’est le Committee on Standards qui décide alors de la sanction. En 2021, les députés Theresa Villiers, Roger Gale et Natalie Elphicke (ancienne député conservatrice qui a rejoint le Parti travailliste deux mois avant les élections) ont ainsi été suspendus une journée pour avoir tenté d’influencer une décision judiciaire concernant Charlie Elphicke, ex-député poursuivi pour abus sexuel.
Si un député est suspendu au moins 10 jours, il peut être révoqué si 10 % des électeurs de sa circonscription signent une pétition. Cette règle n’a été appliquée qu’une fois, en 2006, contre Ian Paisley (DUP), mais la tentative a échoué faute de signatures.
Un député qui traiterait régulièrement un collègue de menteur risquerait donc des sanctions de plus en plus sévères, voire la perte de son siège. L’opposition pourrait tenter de contourner l’interdiction en se relayant, mais cela passerait vite pour une manœuvre politique, risquant d’être encore plus réprimée.
Un assouplissement des règles semble peu probable à court terme. Seule une évolution progressive, sous l’impulsion des Speakers, pourrait changer la donne. En attendant, les joutes comme celle qui a eu lieu à l’Assemblée nationale restent impensables à Westminster, où la rigueur du langage entre les "honorables" membres du parlement demeure une règle d’or.
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