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Il y a un peu plus d’un mois, le mercredi 11 avril 2024, la commission des lois du Sénat présentait son rapport sur les émeutes de l’an passé. Celui-ci visait à répondre à la question « Comment en sommes-nous arrivés là ? ». Les 282 pages du dossier (y compris le verbatim des auditions, le rapport en lui-même en compte 145) se répartissent en plusieurs parties : d’abord le constat, suivi de l’analyse de la réponse institutionnelle pendant les émeutes et les réparations, et enfin une liste de propositions.
Les évènements de l’été 2023 ont souvent été traités en France en référence aux émeutes de 2005, survenues après la mort de deux adolescents de 17 et 15 ans électrocutés dans un poste électrique à Clichy-sous-Bois en tentant d’échapper à un contrôle de police. Le journaliste et réalisateur David Dufresne, à la tête du média Au Poste, qui a beaucoup travaillé sur le maintien de l’ordre (notamment dès 2007 avec un documentaire intitulé « Quand la France s’embrase » qui faisait suite aux émeutes de 2005 et au CPE de 2006) fut auditionné au Sénat en février. Il soulignait les similitudes entre le constat actuel et le rapport des Renseignements Généraux du 23 novembre 2005 sur les événements de l’époque : « Un rapport qui date de 2005 mais qui aurait pu être écrit en 2023. […] À 18 ans d’écart, tout était déjà dit » .
Mais comme je l’ai expliqué longuement dans un autre article publié dès le 3 juillet 2023, il me semble intéressant, lorsqu’on considère les événements en France de la fin juin 2023, d’étudier ce qui s’est passé lors des émeutes qui se sont déroulées en Angleterre en août 2011. Les analogies sont frappantes, à tel point qu’on pourrait parler de quasi copier-coller.
Dans les deux cas, le déclencheur est similaire : un jeune homme tué lors d’un contrôle de police. En France, on connaît l’histoire de Nahel Merzouk, abattu d’une balle dans la poitrine alors qu’il était contrôlé au volant d’une voiture. En Angleterre, les forces spéciales de la police anglaise ont tenté d’interpeller Mark Duggan qui se trouvait dans un taxi à Tottenham, et l’ont abattu alors qu’il sortait à peine du véhicule. Les révoltes ont commencé deux jours plus tard et se sont propagées à d’autres quartiers de Londres dès le samedi 6 août 2011, puis à travers le pays, atteignant des villes comme Reading, Wolverhampton et Manchester.
Rapports officiels et commissions parlementaires
Dans les deux pays, la représentation nationale s’est rapidement penchée ensuite sur ce qui s’est passé, avec une même démarche : constat, bilan, analyse et préconisations.
En France, les ministres de la Justice et de l’Intérieur ont commandé un rapport à l’Inspection générale de la justice et à l’Inspection générale de l’administration, axé sur le volume et la nature des infractions, les profils socio-démographiques des personnes poursuivies et condamnées, et la réponse judiciaire mise en œuvre. Ce rapport, intitulé « Mission d’analyse des profils et motivations des délinquants interpellés à l’occasion de l’épisode de violences urbaines » , fut remis au gouvernement le 14 septembre 2023. En parallèle, dès le 12 juillet 2023, une mission d’information transpartisane, dotée de prérogatives de commission d’enquête le 17 octobre 2023, est diligentée par le Sénat.
Du côté britannique, une commission parlementaire de la Chambre des Communes (l’équivalent de l’Assemblée Nationale) fut mise en place dès le retour du parlement en août 2011, avec pour objectif de se concentrer sur l’intervention de la police et le rôle des médias sociaux. Toutefois, sous la pression du Parti travailliste et avec la médiation des Libéraux-Démocrates, un accord a aussi rapidement été conclu pour la mise en place d’une autre commission formelle (Riots Communities and Victims Panel) avec un président indépendant et des membres de la société civile, plus spécifiquement chargée d’enquêter sur les causes de la révolte. Le rapport final de cette commission fut publié le 28 mars 2012. Dans la suite de cet article, pour différencier les deux rapports britanniques nous nous réfèrerons généralement au rapport parlementaire pour celui publié en septembre 2011 (parlement britannique/ commission parlementaire) et à celui de la commission indépendante publié en mars 2012 (rapport du panel/ rapport indépendant missionné par le gouvernement).
Des deux côtés de la Manche, les rapports débutent de façon analogue. Dans celui du Sénat on peut lire : « Du 27 juin au 7 juillet 2023, notre pays a connu un déferlement de violences qui, de l’avis de nombreux acteurs ou observateurs, était inédit par son ampleur et son intensité. » Dans celui produit par la commission parlementaire britannique, il est écrit : « Les désordres qui ont eu lieu dans diverses villes à travers l’Angleterre en août 2011 étaient sans précédent dans l’ère moderne en raison du nombre d’incidents différents survenant dans des endroits différents pendant la même période de temps. »
De lourds dégâts, des blessés et quelques morts dans chaque cas
Pour la commission du Sénat, le bilan est très lourd : 50.000 émeutiers, 2.508 bâtiments touchés, plus de mille commerces dégradés, pour des dommages estimés à près d’un milliard d’euros (un coût « colossal » souligne le rapport en gros par deux fois, ce qui sera abondamment repris dans la presse).
En Angleterre, les études évoquent plus de 15 000 participants, mais paradoxalement beaucoup plus de commerces endommagés et pillés (2500), certains réduits en cendres. Le décompte est parfois très précis et cite 1860 incendies criminels et dommages matériels, 1649 cambriolages, 141 incidents de désordre et 366 incidents de violence contre la personne. Le coût des dommages fut toutefois moindre qu’en France et estimé à 250 millions de Livres Sterling de l’époque (soit l’équivalent de 450 millions d’euros aujourd’hui).
La commission du Sénat estime qu’au moins un millier de personnes ont été blessées, dont 782 membres des forces de l’ordre. Deux décès sont à déplorer : un homme touché par une balle perdue à Cayenne et un autre à Marseille, probablement victime d’un tir de lanceur de balles de défense. Deux autres décès survenus pendant la période ne sont pas directement liés aux émeutes.
Du côté britannique, le bilan est moins lourd, avec environ 200 personnes blessées, dont la majorité étaient des policiers, mais le nombre de décès plus élevé, s’élevant à 5. Toutefois, aucun de ces décès ne fut imputable aux forces de l’ordre : trois ont été causés par des collisions avec des véhicules, un par une fusillade non résolue et un autre par une agression alors qu’une personne tentait d’éteindre un incendie de poubelle.
Un même profil et une même réponse pénale, particulièrement lourde
Selon la commission d’enquête sénatoriale, le profil type de l’émeutier serait « un homme, de nationalité française, âgé de 23 ans en moyenne, célibataire, sans enfant, hébergé souvent par ses parents, ayant un diplôme de niveau secondaire, maximum baccalauréat, plutôt en activité ». Le rapport souligne la jeunesse des émeutiers. « Selon le ministère de l’Intérieur, un tiers des 3 500 personnes interpellées au 4 juillet 2023 sont des mineurs, la moyenne d’âge globale se situant entre 17 et 18 ans » , peut-on lire. Il précise que 91 % des auteurs sont des hommes et près de 60 % des personnes interpellées sont des primo-délinquants, ce chiffre s’élevant à plus de 68 % s’agissant des mineurs déférés.
On retrouve un profil très semblable du côté anglais en 2011. Les données du Ministère de la Justice britannique montraient que les 3/4 des émeutiers étaient des adultes et 26% étaient âgés de 10 à 17 ans. Toutefois, parmi les adultes, 95% avaient moins de 40 ans et le tiers avaient entre 18 et 20 ans. Parmi les jeunes âgés de 10 à 17 ans, 88% étaient des garçons et 12% des filles. Toutefois alors qu’en France on reconnait que plus de la moitié n’ont jamais été condamnés, les données anglaises soulignaient que la grande majorité de ceux traduits en justice jusqu’à présent étaient des hommes et avaient déjà été sanctionnés.
Dans les deux cas, les autorités ont réagi avec une célérité notable du système judiciaire.
En France, 4 282 personnes ont été placées en garde à vue, et 3 847 auteurs de violences ont été poursuivis pénalement, avec 1 498 procès-verbaux d’audience immédiate, une proportion inhabituellement élevée, selon la mission d’information de septembre 2023.
Du côté anglais, les chiffres sont comparables, avec plus de 4 000 émeutiers présumés arrêtés, et la réponse pénale fut sans précédent. À l’époque c’est Keir Starmer, l’actuel chef du Parti travailliste (et probable prochain Premier ministre), qui dirigeait le service chargé des poursuites. Il ordonna aux tribunaux de rester ouverts 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pour des sessions d’urgence et décida immédiatement d’abaisser l’âge légal de criminalité afin de pénaliser plus fortement, y compris pour des infractions mineures ; des actes normalement considérés comme des vols ont ainsi été traités comme des cambriolages pour garantir une peine de prison maximale.
Une intervention policière beaucoup plus violente en France
Toutefois, si les constats liés au déclenchement des émeutes, le profil des individus impliqués et les réponses pénales apportées en France en 2023 et en Angleterre en 2011 peuvent paraitre comparables, la réponse policière est beaucoup plus brutale en France qu’elle ne le fut en Angleterre.
Gerald Darmanin déclare ainsi le 19 juillet :
« Dès le lendemain, j’ai décidé de déployer 45 000 policiers et gendarmes sur l’ensemble du territoire national, avec le soutien, selon leurs zones de compétence, d’unités d’intervention spécialisées – le Raid (recherche assistance intervention dissuasion), la BRI (brigade de recherche et d’intervention) et le GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale) – et de moyens spécialisés, comme les hélicoptères de la gendarmerie nationale, de drones et de véhicules blindés […] Les moyens inédits déployés ont été à la fois dissuasifs et efficaces. »
Lors de son audition au Sénat, David Dufresne souligne qu’ « on a vu une police beaucoup plus violente qu’en 2005 » . Il cite notamment le RAID et le GIGN « qui n’ont rien à faire dans le maintien de l’ordre » et « qui ont provoqué des morts et blessés » . Il y a eu une intensité policière extrêmement forte qu’on n’avait pas connue en 2005. Pour faire des émeutes il faut être deux, » déclare-t-il. Une enquête a en effet été ouverte auprès de l’IGPN et trois policiers du Raid mis en examen suite à la mort de Mohamed Bendriss, dans la nuit du 1er au 2 juillet à Marseille. Quand à l’autre décès à Cayenne, le tir n’est pas identifié et l’enquête est toujours en cours.
Le journaliste-réalisateur note au contraire que lorsque le gouvernement a décidé de ne pas envoyer les CRS lors de la révolte agricole du début de l’année, les violences ont été pratiquement absentes. David Dufresne explique :
« Il faut avoir en tête, les travaux sociologiques le montrent, que dans une démocratie c’est l’État qui détermine le niveau de violence. On en a eu un exemple très clair avec les manifestations d’agriculteurs il y a dix jours. »
De même qu’en France, la police britannique sembla initialement complètement dépassée lors du déclenchement des émeutes. L’afflux de policiers déployés sur le terrain est apparu, là aussi, comme le moyen de stopper les désordres : 3,000 agents en uniforme étaient en service dans tout Londres au premier soir ; ils étaient 16,000 à la fin (et 26 000 pour l’ensemble du pays selon un document de la police).
Toutefois, dans le rapport de la commission parlementaire, on observe une approche complètement différente des techniques utilisées par les forces de l’ordre. En Angleterre, il n’y eu aucun mort du fait de la police. « Nous avons réussi à contenir des troubles très sérieux à Londres grâce à une police robuste et de bon sens, dans la tradition britannique » , déclarera à l’époque le maire de la capitale, Boris Johnson.
Le rapport du Sénat suggère de renforcer les moyens de répression, notamment en modernisant et en adaptant les matériels et équipements utilisés dans des contextes d’émeutes. Il recommande de « renforcer les capacités de production des munitions et des armements de la filière industrielle française » et de développer l’usage des canons à eau, qualifiés d’ « instruments d’une réponse graduée et adaptée à la gravité des violences commises par les émeutiers mais dont les quantités restent aujourd’hui très limitées » .
Ces propositions du rapport français sont aux antipodes des conclusions de la mission anglaise de 2011. Ce dernier citait des responsables de la police expliquant que des « équipements tels que les canons à eau et les balles de caoutchouc étaient disponibles, mais que ces équipements n’ont pas été utilisés car ils n’étaient pas jugés appropriés dans les situations rencontrées » . Le chef de la police de Manchester précisait d’ailleurs que l’utilisation des LBD aurait été « très, très difficile » dans le contexte de groupes « fluides et dynamiques » auxquels ses agents étaient confrontés.
Le rapport britannique affirmait (en gras dans le document !) :
« À notre avis, dans la situation qui prévalait alors, il aurait été inapproprié et dangereux d’utiliser des canons à eau et des balles de caoutchouc. Nous sommes d’accord avec nos témoins, y compris les officiers de police supérieurs, que cette utilisation aurait pu aggraver et enflammer davantage la situation. Les leçons tirées de l’utilisation de ces équipements en Irlande du Nord ne doivent pas être oubliées lors des désordres sur le continent. Les canons à eau en particulier sont des armes indiscriminées et pourraient affecter des passants innocents ainsi que des émeutiers. »
Il indiquait aussi ne recommander aucune augmentation des pouvoirs de la police car « aucune preuve de ce type ne nous a été fournie au cours de cette enquête« . On peut imaginer la surprise des forces de l’ordre françaises s’ils avaient entendu leur collègue d’outre-Manche, Tim Godwin, alors commissaire par intérim de la police métropolitaine, déclarer : « Rien ne suggère que des pouvoirs supplémentaires nous auraient aidés ou auraient amélioré notre réponse. »
Le rapport de la commission parlementaire britannique concentra ses préconisations sur une amélioration de la formation, tout en recommandant de laisser plus de flexibilité aux forces de l’ordre pour s’adapter à des situations particulières.
Au contraire, le rapport du Sénat ne consacre que quelques phrases, sur les 145 pages, à la formation des forces policières. Dans ce paragraphe, il souligne les « effets extrêmement positifs » du déploiement du RAID et du GIGN (ceux là même qui sont pourtant mis en cause dans les violences, notamment à Marseille) et suggère « un recours quasi systématique en cas de violences urbaines » . La proposition indique simplement : « Former les unités spéciales à l’intervention en contexte émeutiers » . Peut-être s’agit-il d’une formation accrue au maniement des LBD, grenades diverses et canons à eau, ainsi qu’aux techniques utilisées contre les terroristes par les unités spécialisées, puisque le Sénat préconise aussi la modernisation des équipements, comme nous l’avons vu plus haut ?
Une opinion opposée sur le rôle des réseaux sociaux
Mais les moyens octroyés aux forces de l’ordre ne sont pas les seuls éléments qui opposent les deux rapports. Les deux pays ne semblent pas du tout s’accorder sur l’usage des réseaux sociaux.
L’une des propositions de la commission sénatoriale est la volonté de contrôler les médias numériques en cas d’émeute. Selon le rapport français, ces derniers ont en effet permis aux émeutiers de se retrouver et de s’organiser facilement. On a d’ailleurs pu voir la semaine dernière en Nouvelle Calédonie que le gouvernement avait choisi de bloquer TikTok au nom de l’état d’urgence, ce qui pose d’ailleurs question sur le plan juridique car la mesure est possible uniquement dans le cas de menace terroriste. La Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme ainsi que des Néo-Calédoniens ont déposé trois référés contre cette décision.
Le rapport de la mission parlementaire britannique a lui aussi étudié le rôle des réseaux sociaux. À l’époque, les mis en cause se nommaient Facebook, Twitter et particulièrement la messagerie BlackBerry (aujourd’hui on parlerait de WhatsApp, Snapchat, Instagram ou peut-être TikTok). Si le rapport pointait le rôle joué par les réseaux sociaux dans la communication entre émeutiers, il mettait surtout en avant la part jouée par les images relayées sur les médias, engendrant un phénomène de mimétisme pour les nombreux jeunes impliqués. En revanche, il insistait abondamment sur le rôle positif des réseaux sociaux en tant que source d’information et d’aide pour la population plus généralement.
En parlant de la possibilité de fermer l’accès aux réseaux sociaux, le rapport de la commission parlementaire britannique était catégorique :
« Bien qu’il existe des preuves que BlackBerry Messenger et, dans une moindre mesure, Facebook ont été utilisés pour inciter à des comportements criminels, aucun de nos témoins n’a recommandé de fermer les réseaux sociaux en période de troubles généralisés et graves. Ils ont tous convenu qu’il y avait des aspects positifs et négatifs à l’utilisation de ces médias et que cela aurait été un désavantage net de les désactiver. »
Un député travailliste de Tottenham, qui avait rapidement demandé la suspension de BlackBerry Messenger pendant les émeutes de 2011, est ainsi revenu sur ses déclarations dans les semaines qui ont suivi : « J’ai appelé à la suspension dans le feu de l’action. De toute évidence, la police a pu rétablir l’ordre sans suspension, donc ce n’est plus mon avis maintenant. » Pour les Anglais, le constat est sans ambiguïté et le rapport de la commission conclut :
« Il serait activement contre-productif de couper les réseaux sociaux en période de troubles généralisés et graves, et nous recommandons vivement de ne pas le faire. »
Un traitement uniquement policier et pénal en France, une analyse sociale en Angleterre
« Dès lors que l’on parle d’émeute, on pointe uniquement le côté délictuel et criminel et on dévitalise totalement le message qu’il y a derrière » souligne David Dufresne lors de son audition au Sénat.
Le rapport parlementaire français est clairement centré sur une réponse autoritaire. Parmi les 25 propositions, 13 concernent l’amélioration des moyens du maintien de l’ordre ainsi que le renforcement des polices municipales et de la vidéo-surveillance, deux se focalisent sur le contrôle des mortiers d’artifice utilisés lors des révoltes, 4 concernent le contrôle des réseaux sociaux, et 3 sur le renforcement de l’arsenal pénal et le rôle de la justice.
Au final, il n’y a que 3 propositions concernant les élus locaux, et la reconstruction. Sur la centaine de pages du rapport, seules deux sont consacrées aux raisons de la colère. On parle d’un isolement délétère des banlieues et des quartiers défavorisés, d’une ségrégation économique qui alimenterait un sentiment d’abandon et on se pose la question d’une expression politique inachevée qui alimenterait la protestation. Mais rien sur l’aspect social. D’ailleurs il n’y a pas une seule fois le mot « social » dans la liste des propositions présentées par la commission. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir auditionné des experts du sujet : Nathalie Heinich, docteur en sociologie et directrice de recherche au CNRS, François Dubet, professeur émérite de sociologie à l’université de Bordeaux, Marco Oberti, chercheur en sociologie et professeur à Sciences Po, Thomas Sauvadet, sociologue, le professeur de sociologie Didier Lapeyronnie, et plusieurs autres. Sur 8 séances d’auditions, la moitié ont réunis des experts des questions sociales et culturelles. Résultat : aucune proposition. Rien. Nada.
Le sociologue François Dubé explique en juillet 2023 sur Euronews :
« Chaque fois, il y a une bavure ou un meurtre policier. Chaque fois, il y a des violences contre les équipements publics, les commissariats, les écoles, les mairies. Chaque fois, ça se termine par des pillages. Chaque fois, les élus ne sont pas entendus, les associations ne sont pas entendues. […] Les problématiques sont profondes : ghettoïsation des quartiers, précarité, chômage, défaillances de l’éducation nationale. »
Si la commission du Sénat avait cherché à légitimer les partisans d’une réponse autoritaire, elle n’aurait pas procédé autrement. La réponse proposée est entièrement axée sur la sécurité, mettant en avant les contributions des syndicats de police ainsi que de tous les services impliqués dans le maintien de l’ordre, tels que la préfecture de Paris et les diverses directions générales (DGPN, DGSI, DGGN) relevant du ministère de l’Intérieur. La prochaine fois, il faut frapper plus vite et plus fort, avec encore plus de moyens, semble préconiser le rapport sénatorial.
Au contraire, les rapports britanniques accordèrent une importance significative aux facteurs sociaux, notamment en soulignant l’origine sociale des émeutiers.
En 2011, le Ministère de la Justice britannique rapporta ainsi que près des deux tiers des jeunes de 10 à 17 ans impliqués venaient des zones défavorisées : « Les jeunes comparaissant devant les tribunaux provenaient de manière disproportionnée des zones ayant des niveaux élevés de privation de revenu. »
Si la commission parlementaire de la Chambre des Communes s’est d’abord concentrée sur l’intervention de la police, elle considéra aussi les causes du désordre « dans la mesure où ils offrent des leçons pour réduire la probabilité que des perturbations similaires se reproduisent » . Le rapport britannique expliquait que des facteurs sociaux et économiques, combinés à un sentiment de marginalisation et de frustration, avaient contribué à l’intensité et à l’ampleur des émeutes :
« Il existe plusieurs enquêtes qui pourraient aider à fournir des réponses. Ce n’est que [lorsque d’autres enquêtes] pourront être réalisées et liées aux circonstances locales, telles que les attitudes de la police, la méthodologie des partenariats locaux de réduction de la criminalité et d’autres partenariats, les facteurs sociaux, etc. Il n’y a pas de raccourci. »
Une analyse sociale des événements apparue très rapidement cruciale pour comprendre le déclenchement des émeutes qui frappèrent l’Angleterre en 2011. Cette tache fut confiée au Panel indépendant dont la mission était d’ « explorer les causes des émeutes et d’examiner comment les communautés peuvent être rendues plus résilientes socialement et économiquement afin de prévenir les désordres futurs » .
« Dans l’élaboration de ce rapport, nous avons réfléchi à la manière d’améliorer l’organisation des services publics et de les rendre responsables de leurs actions. Nous avons également cherché des moyens d’aider les communautés à prendre en charge et à résoudre les problèmes auxquels elles sont confrontées. Nous avons évité, autant que possible, les prescriptions descendantes, préférant soutenir des institutions localement responsables et redevables qui répondent aux souhaits des résidents, des parents et des entreprises. Nous sommes pleinement conscients que toute augmentation des coûts financiers sera difficile à justifier dans le contexte économique actuel. La grande majorité de nos recommandations portent sur une meilleure utilisation des ressources existantes. »
Le rapport de 140 pages (soit presque autant que celui du Sénat si l’on met de côté les annexes) comportait une liste de 63 recommandations. Plusieurs des propositions publiées appelaient le gouvernement à fournir un soutien accru aux familles, à améliorer les performances scolaires, à s’attaquer au chômage des jeunes, à proposer des formations, à développer le mentorat pour les jeunes délinquants condamnés afin de lutter contre la récidive. Dans sa conclusion le rapport écrivait :
« Les recommandations du Panel sont conçues en veillant à ce que les services publics travaillent ensemble et acceptent la responsabilité de transformer la vie des individus, des familles et, par extension, des communautés. De plus, nous voulons créer une série de lignes rouges décrivant le type de traitement que chaque enfant, chaque famille et chaque communauté peut attendre des services publics. »
Le gouvernement britannique publia une réponse un an plus tard en juillet 2013.
« Nous sommes d’accord avec la Commission sur le fait que nous devons aider de nombreux jeunes susceptibles de décrocher de la société, soutenir les plus vulnérables en difficulté et développer un sens beaucoup plus fort de responsabilité. »
Un certain nombre de mesures ont été appliquées, en s’appuyant sur des programmes sociaux existant. Pour beaucoup, la réponse n’a pas été jugée satisfaisante, de nombreuses critiques soulignant que seules une dizaine de propositions avaient été mises en oeuvre, le reste étant soit rejeté (pour la moitié) soit incertain. Mais une dynamique fut créée, des fonds furent débloqués afin de soutenir le redéveloppement et la régénération des zones pointées comme particulièrement défavorisées.
En France, la commission des lois du Sénat a écouté longuement avant de rédiger son rapport. Cependant, au vu du résultat, on peut se demander si elle a réellement entendu ce qui a été dit lors des auditions. Si l’objectif était simplement de réclamer davantage de moyens pour la police, cela aurait pu être fait beaucoup plus tôt en se basant simplement sur les débats des plateaux de BFM TV ou CNews en juillet.
Dans un contexte équivalent, bien que remontant à douze ans auparavant, les rapports britanniques ont proposé des analyses et des recommandations très différentes. Il aurait peut-être été judicieux de s’en inspirer en France. Apparemment, les parlementaires français ont opté pour une approche axée sur l’autorité et l’ordre public, avec des propositions telles que davantage de formation à l’utilisation des grenades et des LBD, l’augmentation des sanctions pénales, le développement de la surveillance et même la censure des réseaux sociaux. En prônant un renforcement des pouvoirs policiers, on semble doucement préparer l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en France en 2027.