Pays émergents et pays industrialisés : insoutenable rivalité ou avenir commun forcé
Cet article est issu dans d'une publication parue en intégralité en 2009/10
Introduction
La globalisation[1] est invisible. Pourtant elle n’est désormais plus une théorie mais une réalité avec des effets concrets (Ohmae, 2006). Parmi ces effets, l’émergence et récemment l’influence grandissante des grands pays émergents se sont imposées aux pays industrialisés sur la scène internationale. Force est de constater ici que la notion de pays émergent est mouvante, qu’elle évolue et que les réalités nationales sur lesquelles elle s’appuie, remodèlent le paysage international. Il existe en effet de petits pays émergents comme la Malaisie, la Corée du Sud, la Colombie, ou dans la cour des très grands (Cabestan, 2008), de nouveaux entrants comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, ou la Russie[2] (BRIC), façonnés par des histoires, des situations géographiques, politiques et des cultures très hétéroclites influençant leur croissance, leur développement et leurs entreprises. Conceptualisé par l’économie (O’Neill, 2001), développé et nourri par les fonds d’investissements, le terme BRIC désignait les quatre principales économies émergentes en mesure de remodeler le paysage économique mondial. Ignorés comme des concurrents potentiels, ces pays affichent désormais la volonté de maitriser et de décider des choix qui engagent leur avenir.
Ils ont leurs propres ambitions, l’exigence de stratégies nationales indépendantes et désormais leurs sociétés transnationales. Sous-estimés aussi en tant que partenaires, les grands pays émergents et leurs entreprises s’organisent[3]et disposent d’avantages concurrentiels et compétitifs incontournables utilisés jusqu’ici par les pays industrialisés. Ils confirment ainsi l’influence [4] qu’ils sont en mesure d’exercer sur la croissance, l’inflation, le travail sur la scène économique et sociale. Cette influence accrue soulève des interrogations tant, sur les conditions du processus globalisé des échanges internationaux que sur ses effets. Elle remodèle l’ordre géopolitique et économique sur une relation qui n’est plus envisagée uniquement par un lien de subordination. Ils sont à la fois des partenaires et des concurrents et dans leur ombre, un changement prend forme et se renforce : la lutte pour et par l’ordre économique pour l’ordre politique entre pays industrialisés et les pays émergents. Ils renouvellent de façon explicite les questions liées aux modalités de la croissance et du développement, des inégalités, du rôle de l’Etat nation et de celui des grandes entreprises. Plus spécifiquement leur influence grandissante questionne sur ces futurs acteurs majeurs du capitalisme du XXIème siècle et donc sur le rôle des pays industrialisés. Par conséquent, dans notre cas, au rôle et à la place de la France et de ses entreprises face à ses géants démographiques. En effet, la taille et la santé du marché intérieur Français, cumulées à la dette publique inégalée et aux choix des politiques stratégiques des grandes entreprises françaises suscitent plusieurs interrogations.
Derrière les indicateurs économiques positifs des pays émergents, quelle est la réalité actuelle ? Quelles sont les lignes de fractures et les dangers qui sous tendent cette croissance ? Quelles sont les voies envisageables pour la France et ses entreprises dont les intérêts semblent de plus en plus diverger[5] ?
L’émergence des pays émergents : du concept à la réalité économique
Pour le CEPII[6] en 1996, un pays était dit émergent à partir de trois critères : un niveau de richesse par habitant moyen inférieur à 70% des pays industrialisés[7], une participation croissante aux échanges internationaux[8] supérieures de 2% par an à la croissance des échanges mondiaux, et à l’attractivité des ces pays sur les flux internationaux de capitaux.
Le premier facteur participant à l’émergence et la formalisation des pays émergents a été le tournant libéral né de l’ajustement structurel[9]. Celui-ci deviendra le moteur du Consensus de Washington comme le souligne Sgard (2008)[10] favorisant l’ouverture et la libéralisation des marchés suscitant un intérêt particulier des fonds d’investissements spéculatifs pour les pays émergents. Car si les placements sont plus risqués, ils rémunèrent davantage. Il semble donc que le concept de pays émergents se soit bien vendu sur ces marchés, parce qu’il était moteur de nouveaux actifs à fort potentiel pour les fonds d’investissements qui en ont promu en partie l’émergence (Sgard 2008). Le second facteur est lié à la division internationale du travail et au réservoir de main-d’œuvre inépuisable à faible coût et aux différences de niveaux de développement. Les avantages fiscaux et sociaux découlant des différences de développement de ces pays ont conduit les entreprises et les pays industrialisés à y investir, à y développer la production afin d’augmenter leurs résultats financiers, en assurant leurs positions et leurs approvisionnements en ressources diverses. En mettant un nom sur une réalité économique offrant des perspectives spéculatives à l’échelle de leur taille géographique et démographique, le concept informel de pays émergent a connu un engouement de la part des marchés et des entreprises. Avec près de 40% de la population mondiale, ces pays ont ainsi profité de l’arrivée massive d’investisseurs et d’entrepreneurs étrangers attirés par le coût de sa main-d’œuvre et la flexibilité des normes syndicales, sociales et environnementale. Les transferts de savoir-faire et de technologie, les investissements directs, et les placements financiers dans ces pays requalifiés d’émergents se sont intensifier et ont permis l’intégration de ces pays dans l’économie internationale. Nous avons observé préalablement que leur émergence et leur croissance ont été fortement soutenues d’une part, par une spéculation des actifs spécifiques liés au soutien du développement des pays émergents, et d’autre part, grâce aux transferts et aux flux de toute nature.
Parmi les acteurs et agents économiques, les pays industrialisés et leurs grandes entreprises ont dans un premier temps, directement bénéficié d’un système qu’ils ont créé, entretenu et développé grâce à l’ouverture des marchés mondiaux. Il y a encore quelques années, les pays industrialisés et leurs sociétés transnationales étaient en mesure de se répartir le marché mondial des ressources et de la main d’œuvre. Celles-ci achetaient et neutralisaient les compétiteurs locaux, se répartissaient les brevets, les technologies[11]. En s’appuyant sur les conditions du marché mondial de la main d’œuvre, et en investissant dans les pays émergents, les sociétés transnationales s’assuraient la répartition du marché des consommateurs et celle du marché des ressources. Les grandes entreprises des pays industrialisés ont alors atteint des niveaux de taille et de puissance économique et sociale inégalés dans l’histoire économique en devenant des entreprises globales soutenues dans leurs projets de développement par leur pays d’origine.
A partir du milieu des années quatre vingt dix, les marchés des pays industrialisés étant saturés et moins rentables[12], les grandes entreprises ont intensifié leur présence dans les pays émergents en changeant de stratégie commerciale [13](Bauchet 2003). Dans un premier temps, les grands pays émergents qui n’ont plus été envisagés uniquement comme des sources de main d’œuvre et de matières premières à bas prix, mais comme les futurs marchés stratégiques. Par conséquent, les transferts et les échanges de toute nature, ainsi que les fonds investissements d’actifs spécialisés dans ces pays se sont développés. Leur croissance a permis le maintien de manière artificielle du niveau de croissance faible des pays industrialisés, alors qu’en second lieu l’intégration, le niveau de croissance et de développement des pays émergents augmentaient, permettant le renforcement des projets nationaux et des entreprises des pays émergents. A leur tour, les acteurs privés et publics issus de ces pays ont progressivement accédé aux marchés internationaux, grâce à leur intégration économique.
Le déplacement du centre de gravité mondial
Après avoir bénéficié des transferts de flux de toute nature, et alors que jusqu’ici les grandes entreprises des pays industrialisés neutralisaient leurs compétiteurs nationaux, ceux-ci ont acquis les ressources et les capacités pour peu à peu grâce mettre en place des stratégies leur permettant de résister et de se développer. La première manifestation visible d’un changement jusqu’ici imperceptible mais pas imprévisible, fut le rachat de filiales d’entreprises des pays industrialisés (tableau 1), jugées par elles, soit non stratégiques, soit non rentables[14], jusqu’à figurer aujourd’hui dans le classement Fortune des cinq cents entreprises mondiales[15].
Le terme de pays émergent est alors devenu une évidence pour les pays industrialisés et leurs entreprises relançant leur niveau d’éveil et d’alerte[16]. Ils tentent désormais de faire face à ces nouveaux entrants. Ces éléments nécessitent une l’analyse d’une ascension qui interpelle à trois niveaux. Le premier niveau est le manque d’intérêt général qui s’est traduit pour la montée en puissance des pays émergents[17] et de leurs entreprises. Le second est la rapidité et le taux de croissance développé par les différentes entreprises de ces pays soutenues par leurs gouvernements respectifs. Le dernier niveau lié au précédent est le changement au niveau technologique et de diversification qui s’est opéré. Initialement la nombreuse main d’œuvre peu qualifiée de ces pays les conduisait à produire des produits à faible valeur ajoutée. Celle-ci s’est peu à peu spécialisée et diversifiée dans les services et les industries à valeur ajoutée, tout en bénéficiant d’un niveau d’éducation en hausse.
Les grands pays émergents sont en phase d’être les futurs donneurs d’ordres, tout en étant les principaux fournisseurs mondiaux. Ils sont donc désormais des acteurs économiques et sociaux en mesure d’interférer ou de gripper l’équilibre mondial établi par et entre les pays industrialisés, voire d’imposer une nouvelle règle du jeu. Comme il existe de petits pays émergents, il existe des pays industrialisés comme la France, dont la taille et la situation économique et sociale découlant des choix stratégiques passés à la fois du gouvernement et des grandes entreprises dans ce contexte particulier, affaiblissent la position. Il s’agit pour la France, de faire face aux pays émergents et à leurs avantages compétitifs[18] et de faire face à leurs grandes entreprises. Or les stratégies de compétition mises en place par les grandes entreprises françaises se dissocient de l’intérêt national et général pour répondre aux attentes des marchés financiers qui encouragent la réduction des coûts à tout prix. Bien que cette compétition intensive soit en partie validée par l’Etat français et apparaisse comme la seule solution possible face aux pays émergents, la voie de l’hyper concurrence et de compétitivité et concurrence sociale est insoutenable[19]et elle semble particulièrement risquée pour la France au niveau national[20]
Derrière les chiffres présentés se posent de façon explicite, les questions du mode de la croissance et du développement, des inégalités, du rôle de l’Etat nation et des grandes entreprises comme ordre politique, des modalités et des acteurs majeurs du futur capitalisme. Néanmoins, ces indicateurs économiques ne rendant compte que « d’une réalité », il existe des éléments et des tensions en mesure d’infléchir voire d’interrompre cette croissance. La montée en puissance des grands pays émergents, dopés par la spéculation et les investissements, s’accompagne de contraintes et de pressions et de réalité internes qui pourraient enrayer leur dynamique. Ces tensions pourraient conduire à des lignes de fracture internes et à une crise mondiale financière, économique et sociale d’ampleur inégalée. Cette ascension dans la configuration post-crise 2008, après dix ans de croissance intensive des pays émergents pose en effet, la question des menaces qui en découlent et dans le contexte qui nous concerne, celle de la place de la France et de ses entreprises. Les éléments présentés initialement invitent à anticiper un possible dérèglement interne de ces pays et à leurs répercussions. Ne raisonner qu’en termes de données économiques lissées, sans analyser la structure de ces données économiques et de celles sociales sous-jacentes, conduirait à reproduire les erreurs passées et à se priver des chances de comprendre les enjeux et les opportunités qui sous tendent ces éléments.
Les nouveaux conquérants : illusion et réalité
Il n’est pas possible de rendre compte ici de la complexité et des facettes historiques, économiques, culturelles et sociales des trois grands pays émergents.
Il aurait été utile de détailler ici en complément, la structure des exportations et des importations, la répartition par zone géographique de la richesse nationale ainsi que l’étude de l’évolution des fonds d’investissements financiers et industriels pour mieux rendre compte de la réalité actuelle. A partir de quelques indicateurs historiques[21], économiques et sociaux étudiés en complément de ceux présentés précédemment, il est néanmoins possible de distinguer et d’analyser certaines lignes de tensions et de fractures potentielles. Cela permettra d’une part, de comprendre les effets et les dangers liés à cette croissance intensive, et d’autre part, de poser les bases d’une réflexion sur ce que la France et ses entreprises pourraient envisager comme référentiel alternatif et les choix et incitations institutionnels qui en découlent.
Avec un taux de croissance moyen de +10,7% entre 2006 et 2008 et un PIB cumulé d’environ 8 860 milliards de dollars en 2008, les économies du BRIC sont aujourd’hui les plus performantes et les plus compétitives de la planète. Les réserves de change et de liquidité de la Chine lui permettent de financer ses projets et ceux d’autres pays alors que le coût de la compétition mondiale est constamment en hausse et que les dettes publiques des pays industrialisés relèguent les investissements en recherche au secteur privé. Par conséquent, la Chine[22], devenue la seconde puissance économique et le premier exportateur en 2009 ainsi que le banquier mondial, l’Inde qui devrait dépasser la Chine dans les trente prochaines années, et le Brésil[23] sont évaluées comme les puissances dominantes en 2050 selon la banque mondiale[24].
Ce qui les amène à revendiquer une représentation en cohérence avec leur poids au sein des institutions internationales.
Dernières évolutions
Depuis la crise financière de 2008 et le sommet de Copenhague, les trois pays émergents précités (Chine, Inde, Brésil) ont pris une importance particulière dans l’après crise.
[25] est indispensable.
Ces éléments appellent à la réflexion et à l’action. La croissance n’est pas le développement et ne donne pas l’assurance d’une stabilité sociale. Les tensions des pays émergents reposent sur des causes structurelles tout comme celles des pays industrialisés, auxquelles se greffe la conjoncture actuelle. Toutefois si ces causes que nous ne pouvons développer ici sont différentes, elles appellent des réponses communes à des problèmes en partie communs. Les pays émergents ont déjà pris la mesure des défis internes qui les attendent et mettent en place des systèmes, des lois nationales, des incitations ou des obligations sociales, environnementales et économiques contrairement aux idées en cours[26]. Dans cette phase fragile de croissance il leur faut attirer et retenir les meilleures ressources et les flux les plus qualifiés, pour assurer une croissance et un développement durable. Alors que les pays industrialisés et leurs entreprises sont largement affaiblis et critiquées pour leurs politiques sociales et que les grands pays émergents et leurs entreprises sont néanmoins fragilisées par des carences sociales et managériales, la rivalité et la compétition insoutenable sont-elles pertinentes et les seules options possibles ?
Rivalité insoutenable ou avenir commun forcé ?
Nous avons observé que les pays émergents disposent d’avantages compétitifs imparables en termes de coût de production et de nombre. La bataille économique s’exerce sur l’ensemble des services et des produits, mais aussi sur la captation des ressources de toute nature soit, pour le pays (tourisme, investissements, recherche…) soit, pour les entreprises (flux financiers, humains, technologiques…). L’amélioration comme la détérioration des conditions sociales environnementales et économiques des Etats, passent désormais de plus en plus par le lien entre Etats et très grandes entreprises[27], qu’elles influencent à partir des modèles managériaux proposés. Ainsi après s’être lancés dans une compétition qui vise à maintenir leurs positions, les pays industrialisés et leurs entreprises sont de plus en plus soumis aussi aux tensions sociales. Certains observateurs argumentent que cet état du monde est le résultat d’ « une entente de quelques personnes qui se connaissent, aux dépens du plus grand nombre qui ne se connaissent pas ».Néanmoins le pacte social reposant sur le renoncement des individus au recours à la violence est affaibli dans les pays industrialisés comme dans les pays émergents.
En effet, la stabilité de l’environnement pour les entreprises comme pour un état est fondamentale pour la croissance et le développement donc dans les résultats et la performance. La course sociale vers le bas conduit certes à des résultats économiques à court-terme sur des indicateurs réduits qui semblent optimisés, mais dont l’érosion et la détérioration des ressources sont visibles et détériorent la performance globale. Il ressort de notre travail que le point de convergence des pays émergents et des pays industrialisés est le manque et le besoin de repenser des politiques nationales favorisant la gouvernance d’entreprise et la performance sociale et durable en dehors d’une cosmétique conjoncturelle.
La montée en puissance des grands émergents perçue comme une menace, ne peut être analysée uniquement comme le résultat d’une compétition accrue ou déloyale. Elle est aussi liée à l’incapacité des pays industrialisés d’anticiper les changements et les attentes de l’environnement et à changer de paradigme. L’ascension observée renvoie en miroir et en continu, la baisse de l’influence et du pouvoir économique des pays industrialisés et de leurs champions nationaux, si aucune analyse critique n’est menée conduisant à des stratégies alternatives, notamment pour la France. Il parait parfaitement illusoire de s’accrocher à un classement mondial à partir du pivot central axé sur la compétition sociale intensive face à ces grands pays. Il est raisonnable d’accepter et d’accompagner ces changements[28] en cours, tout en créant les conditions d’une mobilisation des grandes entreprises et de la société.
Les éléments non exhaustifs présentés tout au long de notre article constituent des points d’appui pour mener une réflexion dans le cadre français. En effet, la France a peu d’alliés économiques et politiques avec lesquels elle peut envisager une dynamique de reprise. Elle ne dispose pas des avantages industriels de l’Allemagne ou de la main-d’œuvre des pays satellites de l’ancienne URSS, ni d’un marché intérieur comme le marché américain, ni de partenaires proches régionaux, ni du secteur des services ou d’une place boursière comme Londres. Si lors de la crise de 2008, ce manque de spécialisation a été un avantage, la sortie crise oblige à revoir les choix passés, ce qui n’est toutefois pas propre à la France.
Perspectives nationales
L’essoufflement du modèle national et les limites atteintes par les modèles managériaux des entreprises favorisent pour la France de s’interroger sur les options possibles. Les limites de la tension sociale paraissent en effet atteintes ou proches, et il devient nécessaire au-delà des discours de trouver les stratégies et les outils internes et externes afin d’apaiser et de reconstruire le lien entre Etats, entreprises et société. L’Etat français et les dirigeants des grandes entreprises ne peuvent faire l’économie d’une remise à plat des choix stratégiques et d’un « positionnement » sur la scène internationale et des modèles proposés, face à ces acteurs émergents sous peine d’être définitivement hors-jeu[29]. La confrontation et la compétition sociale avec les pays émergents et européens n’est pas soutenable en l’état.
Par conséquent, les deux questions de base à se poser sont : quel type d’investisseurs souhaite attirer la France et quel type d’entreprises et de dirigeants souhaite-t-elle attirer et promouvoir.
Il faut chercher et favoriser les moteurs d’une dynamique économique et sociale permettant en premier lieu une croissance interne, moins coûteuse, tout en ayant en second lieu une stratégie de développement basée sur l’exportation de modèles source de croissance externe. Dans la conjoncture actuelle, l’option politique qui encouragerait les politiques sociales responsables et durables des entreprises et des institutions n’aurait rien à voir, ni avec la morale, ni avec l’utopie. Elle est au contraire directement en lien avec la performance économique et financière sécurisée attendue par certains investisseurs, et répond en partie aux besoins des parties prenantes des pays industrialisés et émergents. En dehors de la définition d’un projet national clair et soutenu par des politiques dissuasives dans les investissements de « junk bonds[30] », les politiques incitatives sont nécessaires. La voie de la gouvernance durable d’entreprise et de la performance sociale des entreprises françaises sont parmi celles à suivre, pour redynamiser la recherche et le développement, la mixité sociale dans l’éducation au niveau de l’Etat. Plusieurs raisons le justifient.
Repenser les modèles
Proposer un modèle national et d’entreprise différent, fondé sur des critères discriminants sociaux durables permet de ne pas surenchérir dans la voie d’une hyper concurrence dont nous observons chaque jour les effets sur la société française. Il s’agit d’encourager les politiques sociales et durables comme un investissement et non comme un coût, pour générer de la performance sociale, économique et financière en se distinguant nettement des concurrents chinois, indiens mais aussi américains, ou européens qui semblent mieux armés pour cette compétition sur certains points. En premier lieu, si la crainte de voir les flux financiers et celui des dirigeants compétents se tarir par une politique trop sociale, il est important de noter les éléments suivants. D’une part, les études démontrent que les fonds d’investissements responsables[31], c'est-à-dire les fonds qui investissent dans des entreprises socialement impliquées des modèles économiques soutenus par un modèle et une performance sociale, sont en hausse constante et rémunère bien et de manière moins risquée et, d’autre part, que les entreprises qui adoptent réellement ce modèle de politique managériale et économique sont performantes car elles réduisent l’absentéisme, les accidents du travail, les conflits internes[32]. De plus, la crise de 2008 a démontré de facto que le niveau de rémunération n’est pas corrélé de facto à la compétence managériale. Il s’agit donc de déplacer le coût de la compétition en amont sur les forces internes de l’entreprise grâce à un management et des managers socialement performants[33].
En second lieu, la réputation et la légitimité d’une entreprise selon les chercheurs et les études menées lui permettent de capter les meilleurs flux nécessaires à son développement et à sa performance globale (Porter et Kramer 2006). Or la réputation et la légitimité se construisent sur le respect des engagements de l’entreprise ou de l’Etat[34]. Cela favorise la captation des meilleures ressources et les plus adaptées à l’entreprise en termes de ressources, humaines, matières premières, fournisseurs, clients, employés et financiers où que se trouve l’entreprise[35]. Par conséquent, les entreprises françaises (grandes ou petites) attireraient en Inde, en Chine, au Brésil ou ailleurs, les ressources les plus adaptées à leur développement, ce qui dans un premier temps, favorise la productivité et dans un second temps permet une diffusion des méthodes aux parties prenantes. Tout comme l’état français pourrait attirer un certain type d’investisseurs. Il faut pour cela favoriser un temps des incitations de trois niveaux : fiscales et économiques et sociales ici et dans les pays émergents.
Au niveau des institutions politiques, nombres de voies sont envisageables : la mise en œuvre de politiques fiscales taxant les entreprises en fonction de leurs politiques sociales et industrielles, (excluant la philanthropie), la création de zones franches fondées sur l’entreprenariat social et l’entreprise verte, la création d’un statut spécifique pour les PME comme aux Etats-Unis. Des systèmes de fiscalité étudiés à partir des investissements des entreprises dans les écoles professionnelles, ou des politiques d’accompagnement entre seniors et juniors pourraient aussi être envisagés. Les partenariats de coopération entre la France et les pays émergents à partir d’entreprises françaises PME et grandes entreprises à politiques sociales et durables[36] devraient être aussi privilégiés[37]. Ces éléments constituent des voies non exhaustives d’outils de croissance et de développement externe pour capter les ressources et d’outil interne pour les mobiliser.
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Sans céder à un pessimisme fataliste ou à un optimisme irréaliste, un redéploiement du management par la responsabilité et la performance sociale et durable des entreprises et des institutions, comme source de croissance interne et de développement externe, vaut la peine d’être étudié en complément de la mise à plat des choix gouvernementaux. En évitant la spirale déflationniste et en repensant le moteur de croissance, les politiques sociales et durables de l’entreprise permettraient peut-être de redynamiser les entreprises françaises en interne, tout en apportant un savoir managérial spécifique. Elles permettent au contraire de proposer des modèles que les pays émergents pourraient plébisciter hors confrontation. Elles ouvrent des pistes sur les critères de la performance et la prise en compte d’indicateurs et de coûts globaux dans le PIB. Une nouvelle dynamique et un rôle pour la France et ses entreprises sur la scène mondiale seraient ainsi envisageables. Au regard du contexte économique et social, et des conséquences des choix passés, elle vaut en tout cas d’être explorée. Cette piste semble une solution exploitable permettant des opportunités multilatérales économiques, sociales et environnementales vers les pays émergents, le temps de sortir de l'impasse de mettre en place de nouvelles stratégies réactives et innovantes. Au-delà des quelques éléments développés, il reste de nombreux axes à explorer pour rendre compte d’une situation complexe dont la gouvernance demeure centrale, tant au niveau de l’Etat que dans celui de ses relais opérationnels dans les entreprises.
[1] Nous employons ici le terme globalisation en y incluant la mondialisation des échanges de biens et de services. Le terme globalisation étant plus spécifiquement dédié à la finance.
[2] Le BRIC est la dénomination qui sert de référence aux grands pays émergents.
[3] Le 16 juin dernier, le président russe Dimitri Medvedev recevait à Ekaterinbourg ses homologues chinois, indien et brésilien pour le premier sommet du BRIC – acronyme désignant le groupe de pays formé par le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. Prospérité, enjeux et perspectives d’un concept géoéconomique.
[4] Brésil, Russie, Inde et Chine. Le montant total des avoirs des 50 premières firmes des pays émergents s’est accru plus rapidement que celui des 100 firmes des industrialisés. Depuis leur introduction par la CNUCED dans un classement propre aux pays émergents en 1993 leur indice de croissance a été de 280%. Source: UNCTAD handbooks of statistics, Conference on Trade and Development Geneva, 2005.
[5] Pour l’ensemble des données pays voir les sites de l’OMC, de l’ONU, du FMI, et de la CIA, World Fact Book
[6] Centre d’études prospectives et d’informations internationales.
[7] Pour la Banque Mondiale, un pays émergent se situe à un PIB par habitant de 8300 dollars.
[8] Il s’agit de la croissance de l’exportation de produits manufacturés et les industries agroalimentaires.
[9] Voir Sylvie Bélanger, Les ajustements structurels, Collection Cahier du GRETSE n° Janvier 1992.
[10] Jérôme Sgard, Qu’est-ce qu’un pays émergent et est-ce un concept intéressant pour les sciences sociales ?, CERI – Sciences-Po, Contribution au colloque, Emergences : des trajectoires aux concepts, Bordeaux, 27-28 novembre 2008
[11] Agreement on Trade-related Aspects of Intellectual Property Rights
[12] Ceci est lié au coût de la compétition internationale en hausse et une baisse du pouvoir d’achat dans les pays industrialisés.
[13] Selon l’UNCTAD, en 2000, sur les 500 plus grandes entreprises mondiales 220 étaient américaines, 158 européennes et77 japonaises. Pour se rendre compte du changement, se référer au rapport 2007 Unctad, et au rapport du Boston Consulting Group : The New Global Challengers : How 100 Top Companies from Rapidly Developing Economies Are Changing the World, 2006.
[14] IBM cède sa filiale informatique domestique à Levono.
[15] Source : The Economist, The New Titans, Septembre 2006, Page 3-8
[16] Le cas Mittal-Arcelor (2006) en France est particulièrement représentatif. D’une part, l’Etat français s’est chargé de faire monter le prix d’acquisition en mettant en perspective le manque de responsabilité de Mittal dans cette offre publique d’achat et, d’autre part, en soulignant les origines initiales indiennes de Mittal.
[17] En 1992, la Chine représentait 7% du PIB américain[17]. Les Bric[17] représentent 15% de l'économie mondiale mais la Chine pèse environ 10 % à elle seule du commerce international contre 1% il y a vingt ans. En 2014, selon les projections du FMI, la Chine[17] comptera selon le FMI pour 15% du PIB mondial, l'Inde 5%, le Brésil 2,8%, la Russie 3,4% alors que l'économie américaine ne pèsera plus que pour 18% du PIB mondial, laissant l’Europe à la traine. Nombres d’observateurs prédisent que la Chine est déjà, et sera la super puissance en 2020, ce qui explique une certaine forme de tolérance des pays industrialisés à son encontre. La Chine dont le PIB est presque aussi important que les 3 autres pays émergents réunis, est appelée à prendre pour un temps la tête de ce groupe et plus globalement d’être le challenger des Etats-Unis. Toutefois, les scénarii de Goldman Sachs ou de la Banque Mondiale[17], celle-ci serait toutefois dépassée par l’Inde en 2050, pour des raisons démographiques et politiques, alors que le Brésil figurera dans les cinq puissances dominantes. Les réserves de change de la Chine (près de 2.200 milliards de dollars) sont plus importantes que les autres nations environ : 194 milliards pour le Brésil, 256 milliards pour l'Inde, 427 milliards pour la Russie versus Japon 1045, zone euro 205, Etats-Unis 69). Source Banque mondiale et CIA World Fact Book
[18] Ils détiennent par exemple, le réservoir de main d’œuvre moyennement qualifiée, inépuisable et captive du XXIème siècle ainsi que le réservoir d’ingénieurs, médecins, enseignant –chercheurs et étudiants[18] de haut niveau. Une autre particularité de ces pays et de leurs grandes entreprises est celle de pouvoir dédier un budget à la recherche et développement[18] en constante augmentation qui font de ces entreprises des outils économiques au service d’un projet national fort, lui-même sous tendu de pressions internes fortes.
[19] L’exemple significatif est celui de la France et des entreprises françaises qui ont perdu de nombreux marchés en Afrique sub-saharienne, pourtant captifs, par l’incapacité à conceptualiser et à s’adapter aux changements en cours et à redéfinir d’autres alternatives possibles à la fois profitables pour l’Afrique, pour la Chine et pour la France.
[20] Résultat du commerce extérieur, conséquences sociales et économiques des politiques nationales suivies, suicides en entreprises, séquestration.
[21] Se référer à la bibliographie page : David.S. Landes (2000), Marie-Claire Bergère (2007)
[22] La Chine montre qu’elle dépasse le cadre économique de sa puissance en exécutant courant décembre 2009, un ressortissant anglais, malgré les protestations de Londres.
[23] Nous ne traitons pas dans notre article de la Russie bien qu’elle représente un PIB de 1680 md de dollars avec 4% de PIB en hausse pour 2009.
[24] Dans ce cadre, le Brésil a accordé pour la première fois un prêt de 10 milliards de dollars au Fonds monétaire international (FMI) une semaine avant le sommet. Pékin et Moscou n’ont pas tardé non plus à faire des annonces dans le même sens et ont accordé des prêts respectifs de 50 et 10 milliards de dollars au FMI (Source Worldpress)
[25] A titre indicatif le PIB mondial en 2009 sera d’environ – 3%, alors que pour le PIB 2009 Chinois sera en hausse d’environ 8% avec une contribution de + 250 md de dollars au PIB mondial, celui de l’Inde de + 6,5%, et celui du Brésil+2,7%, Source : The Economist 2009.
[26] China Social Compliance, droit social, SA 8000, PIB vert, ISO 26000, loi sur les intouchables sont en cours dan les pays émergents.
[27]Les 500 premières entreprises mondiales représentent 75% environ du commerce international. Source OMC
[28] En effet, nous constatons que les firmes Françaises sur les seuls territoires de l’Afrique Sub-saharienne ont perdu de nombreux marchés au profit de la Chine et de façon moindre des Indiens (BTP, équipement de la personne et biens de consommation, CIAN 2006). Se référer à Valérie Paone, L’influence de la Chine en Afrique : une alternative au post-colonialisme ?, AFRI, 2007. La compétition s’exerce plus encore sur les marchés asiatiques considérés comme stratégiques.
[29] Source Insee : la France détient le record des dirigeants les mieux d’Europe sous prétexte de les voir partir à l’étranger, le record des seniors et des jeunes au chômage entre autres éléments
[30] Fonds d’investissement dits « pourris », comme les sub-primes
[31] Se référer à Novethic site internet, filiale de la Caisse des dépôts et consignation.
[32] Se référer au cas Google.
[33] L’Oréal est classée en 2006 « entreprise la plus responsable » au monde, par Corpedia -Ethisphère Council dégage des profits en hausse chaque année et a pour objectif de truster la moitié de tout le marché africain d’ici à 2015 sur ce marché devenu prioritaire pour les Entreprises du BRIC mais aussi par Procter & Gamble, J& J. Les résultats sont-ils liés à la conjoncture ou à une meilleure intégration locale à travers les politiques sociales mises en place (Etats et population)[33]
[34] La Suisse par exemple attire les capitaux grâce à son secret bancaire et à sa politique de maintien de ce secret. Autre cas extrême, les dictatures ont été privilégiées par les investisseurs car elles assurent la sécurité des investissements
[35] Nous observons sur les études menées que Lafarge en Afrique contrairement au BTP Français en fort recul, bénéficie d’un taux de croissance de 18% en 2006. Deux raisons peuvent expliquer cette croissance. Lafarge fournit du ciment et bénéficie ainsi de la dynamique du marché et a, depuis 2001[35] mis en place en Afrique une démarche RSE intensive à travers notamment la lutte contre le Sida. Lafarge en Afrique rencontrait des taux de prévalence de 3% à 33% selon les pays. Présent au Nigeria, en Afrique du Sud, au Kenya, au Cameroun, en Zambie, au Malawi et en Tanzanie, le leader mondial des matériaux de construction y a réalisé l'an dernier un chiffre d'affaires de 1,5 milliard d'euros, en hausse de 18,4 % par rapport à 2005, soit une croissance de 8 % en volume sur les marchés domestiques source Site institutionnel Lafarge
[36] Voir l’exemple de The Bakery en Inde. Cette PME par un modèle économique performant basé sur la formation des intouchables dans le domaine de la boulangerie se développe à la fois soutenue par les gouvernements locaux, la motivation des employés, le soutien des investisseurs. Elle s’appuie sur un business modèle pertinent à partir d’un savoir-faire, d’un secteur hôtelier du luxe en croissance et une gouvernance adaptée aux besoins
[37] Il existe des exemples comme Danone en Inde, ou Wal-Mart. Mais ces exemples s’ils sont à garder, sont limités à des épiphénomènes et encore trop liés aux stratégies commerciales. La recherche d’une dynamique de masse doit être favorisée.