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Billet de blog 12 mai 2020

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La culture d’impunité ressurgit au prétexte de l’exception

Au moment même où la confiance dans les pouvoirs publics a plus que jamais besoin d’être restaurée, l’égalité devant la loi est menacée au prétexte de la crise sanitaire à travers la volonté affichée d’exonérer pénalement les maires et les décideurs publics. Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre les enjeux de cette dynamique d’un renoncement à être responsable au moment où les défis multiples et complexes l’exigent le plus. Par William Bourdon et Vincent Brengarth, avocats.

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On l’oublie, mais pourtant la bascule qui a rendu les responsables publics et privés redevables quand ils commettaient des inégalités ou des graves fautes est récente. Il a fallu l’appel de Genève, lancé par des grands juges européens en 1996, la pression citoyenne pour que progressivement s’effrite une culture d’impunité chez les plus grands décideurs, « source » de sentiment de déni de justice, de colère, et de discrédit de la parole et de l’action publique. Cette exigence de responsabilité a cru à la mesure de la perception par les citoyens de graves menaces pour le bien public et l’intérêt général. Cette perception s’est doublée d’une exaspération face aux acteurs publics tant ils continuent à sembler incapables ou impuissants à répondre à ces menaces alors qu’ils en ont le mandat. Quant aux acteurs privés, ils subissent le même sort, puisque simultanément, ils multiplient les engagements éthiques, pour nous faire croire qu’ils sont devenus co-responsables de notre sort collectif, en miroir et en dépit des avancées législatives, la défiance ne cesse de se nourrir d’engagements perçus comme de façade, dont la seule inspiration serait de re-séduire les consommateurs et les fonds de pension éthiques.

Nous entrons dans une période de grande tension, puisque d’un côté, la crise sanitaire est manipulée comme prétexte à une régression, c’est-à-dire de retrouver une forme d’irresponsabilité, et de l’autre côté, les citoyens dont les colères les conduisent parfois avec excès à considérer qu’il devrait y avoir un coupable nécessairement derrière chaque dommage.

Un bref retour en arrière s’impose pour comprendre les enjeux de cette dynamique, qui est aussi idéologique, d’un renoncement à être responsable au moment où les défis multiples et complexes l’exigent le plus.

Depuis le décret du 19 septembre 1870, abrogeant l'article 75 de la Constitution de l'an VIII qui subordonnait les poursuites à l’encontre des agents du Gouvernement pour des faits relatifs à leurs fonctions à une décision du Conseil d'Etat, les élus sont théoriquement soumis à un régime identique de poursuite que les autres citoyens. La loi du 4 janvier 1993 a également renoncé au « privilège de juridiction » dont ils bénéficiaient. Si le décret de septembre 1870 a ainsi mis fin à la « garantie des fonctionnaires », cette dernière resurgit pourtant indirectement et sournoisement à travers la volonté affichée d’exonérer pénalement les maires et les décideurs publics. L’égalité devant la loi est ainsi menacée au prétexte de la crise sanitaire, au moment même où la confiance dans les pouvoirs publics a plus que jamais besoin d’être restaurée. La torsion faite à l’état de droit depuis ces dernières semaines pourrait connaître comme épisode nouveau une forme d’immunité pénale injustifiée que viendrait nourrir la logique d’exception. De ce point de vue, si l’Assemblée n’a finalement pas adopté la « loi d’auto-amnistie » des élus qu’on pouvait craindre, elle a malgré tout un peu plus renforcé la protection juridique de ces derniers.

L’honnêteté intellectuelle incite à dire que la préoccupation pour les maires est légitime car non seulement ces derniers se retrouvent en première ligne du dé-confinement et de son incertitude mais que, plus encore, le législateur, en votant l’état d’urgence sanitaire, a institué une police spéciale donnant aux autorités de l’Etat la compétence pour édicter des mesures aux seules fins de garantir la santé publique et de lutte contre la catastrophe sanitaire. Si la police spéciale instituée par le législateur ne neutralise pas le pouvoir de police générale du maire, ce dernier n’en demeure pas moins restreint. C’est précisément tout ce qu’illustre le débat autour des arrêtés pris par les maires pour maintenir les écoles fermées et la résistance dont certains élus font preuve à l’égard de mesures décidées par l’exécutif. Par conséquent, il serait paradoxal que la limitation des compétences n’entraîne, dans ces circonstances précises, aucune atténuation de responsabilité pénale. Pour autant, une exonération supplémentaire aux mécanismes existants n’apparaît ni opportune ni nécessaire et il serait profondément trompeur de faire croire que les préoccupations des élus n’ont jamais été entendues.

La responsabilité pénale des agents publics en cas d’infractions non intentionnelles a toujours fait l’objet de débats juridiques à la fois riches et complexes. Les réformes du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000 - dite loi Fauchon - ont été animées par la volonté de limiter la responsabilité des élus locaux, aussi pour ne pas effaroucher les prétendants à la fonction de maire. La loi Fauchon a ainsi créé un régime spécial pour les personnes physiques auteurs indirects d'une infraction non intentionnelle. Si les termes de l’article 121-3 du code pénal sont généraux comme se doivent de l’être les termes de la loi, ils trahissent cette préoccupation exprimée envers les décideurs publics : «Il y a également délit, lorsque la loi le prévoit, en cas de faute d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, s'il est établi que l'auteur des faits n'a pas accompli les diligences normales compte tenu, le cas échéant, de la nature de ses missions ou de ses fonctions, de ses compétences ainsi que du pouvoir et des moyens dont il disposait.» L’article est d’ailleurs directement transposé dans le Code général des collectivités territoriales. Par ailleurs et autre principal apport de la loi Fauchon, en cas de causalité indirecte entre la faute et le dommage, une faute d’une certaine gravité particulière est exigée.

Selon le texte de compromis trouvé dans le cadre de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, l’application de l’article 121-3 du code pénal se fera « en tenant compte des compétences, du pouvoir et des moyens dont disposait l’auteur des faits dans la situation de crise ayant justifié l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de la nature de ses missions ou de ses fonctions, notamment en tant qu’autorité locale ou employeur. » Certes, la rédaction finalement choisie n’introduit pas la même intensité d’irresponsabilité que l’amendement de Philippe BAS pour protéger les maires mais elle n’en demeure pas moins symptomatique d’une orientation vers cette même irresponsabilité.

Il est déjà bien question dans la loi de « diligences normales », de « compétences »... Il est aujourd’hui impensable, avec les évolutions législatives allant à rebours d’une responsabilité mécanique des maires de soutenir que le droit existant ne serait pas suffisamment protecteur, alors qu’il est déjà si complexe et attentif aux préoccupations des élus. Le risque, c’est qu’un certain nombre de décideurs publics cherchent à se protéger en se réfugiant derrière les circonstances exceptionnelles que nous traversons tout en anticipant - fait assez curieux - sur leur responsabilité pénale là où la priorité devrait être donnée aux mesures pour mettre un terme à l’épidémie. La logique d’exception de l’état d’urgence favoriserait une autre logique, celle de l’impunité dont ils sont généralement déjà si friands. Nul n’ignore que de nombreuses plaintes ont d’ores et déjà été déposées, notamment devant la Cour de justice de la République. L’heure des comptes viendra et elle le devra sans esprit de vengeance mais avec celui de l’égalité devant la loi. Ce besoin de justice pour prospérer devra reposer sur une démonstration de responsabilité documentée. L’exigence s’impose d’autant plus à l’égard des élus municipaux que, pour l’immense majorité, ils luttent avec les moyens que sont les leurs alors qu’ils sont soumis à des responsabilités contradictoires du fait de l’érosion de leurs prérogatives, notamment par les Préfets.

Le mouvement est global, car des grands responsables de l’industrie mondiale ont interpelé ces derniers jours l’Europe et nos responsables publics pour plus de dérégulation, notamment s’agissant des normes environnementales mais aussi s’agissant des normes protectrices du droit des travailleurs. Incroyable paradoxe, alors que les atteintes à la biodiversité et le réchauffement climatique ne peuvent qu’exiger plus de responsabilité effective et donc un durcissement des normes, c’est le moment choisi par des grands acteurs du marché pour œuvrer en sens contraire. Pour ceux qui pensaient que la crise sanitaire allait déciller les yeux de ceux qui nous promettaient qu’ils avaient bien compris qu’on pouvait être aussi rentable sinon plus en étant vertueux, la désillusion est immense.

Les attentes dans la justice pénale sont d’autant plus fortes que le système de l’état d’urgence sanitaire privilégie une concentration des pouvoirs. L’impuissance des contre-pouvoirs n’est qu’une manifestation de la verticalité des mesures qui sont prises. Dès lors, à défaut de véritable responsabilité politique, doit subsister l’espoir placé dans une justice déjà si maltraitée pendant l’état d’urgence sanitaire. Après l’état d’urgence sanitaire, viendra celui de l’évaluation des dysfonctionnements individuels et structurels et, s’il y a lieu, de leur caractérisation par un juge pénal. C’est la responsabilité des pouvoirs publics de résister au chantage des acteurs privés qui, vieille antienne, ne semblent avoir toujours rien compris, en persistant dans une logique courtermiste. Celle dont l’inspiration est la voracité sinon le cynisme, alors que construire un monde nouveau qui ne soit pas la répétition, en pire, du monde ancien exige un changement radical de paradigme appelé par toutes les grandes consciences et les citoyens. C’est au moment où le pire s’annonce que le pire revient, celui de la culture d’impunité.

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