Ce qui est insupportable pour les citoyens aujourd’hui, surtout pour ceux qui connaissent désespérance et précarité, c’est que ceux qui ont vocation à préserver les grands intérêts publics semblent n’en avoir jamais eu autant cure. Jamais ils n’ont autant multiplié les renoncements et n’ont fait preuve également d’un mépris consommé pour ceux qui portent les grandes causes citoyennes.
Quelques mois avant les évènements de Mai 68, un texte étudiant d’inspiration situationniste intitulé «Vivre sans temps mort, jouir sans entrave», avait marqué son époque,
Dans un tête-à-queue sinistre, ce sont des responsables publics, relayés par des bateleurs médiatiques, et de tous horizons politiques, du monde ancien, qui semblent avoir repris à leur compte cette incantation, tant ils sont crispés sur leurs positions et leurs privilèges, dont la carte ADN se résume en deux mots : cynisme et domination.
Cette incantation libertaire, loin d’en faire une revitalisation courageuse de notre démocratie, ce monde ancien la dénature en une nouvelle figure de l’entre-soi.
Ce sont mêmes responsables publics qui parfois continuent à en appeler avec vigueur, et toujours avec opportunisme, à la moralisation de la vie publique, à la transition écologique, si ce n’est de redonner aux citoyens la place qui leur a été confisquée.
Jouir sans entrave, c’est désormais le sous-jacent de ceux qui ne cessent de brocarder les associations anticorruption, les citoyens exaspérés de la persistance de cet entre-soi, les lanceurs d’alerte en les percevant, à juste titre, comme des empêcheurs de s’enrichir en rond.
Ce sont les mêmes qui les traitent de « balances ». Au-delà de la saillie péjorative, ils ont bien raison, car les lanceurs d’alerte, comme les repentis, n’ont jamais été autant décisifs dans la révélation d’immenses scandales financiers et sanitaires, parfois au péril de leur vie. Ce que le monde ancien ne supporte pas, c’est que soient brisés des secrets et la loi du silence quand ils sont instrumentalisés au profit du crime et de l’impunité de leurs auteurs. Cette intolérance est encore plus grande quand l’entre-soi se dégrade dans une coloration mafieuse.
Ce sont les mêmes qui nous disent leur écœurement quand ils prétendent que maintenant leur serait imposée frugalité, voire de manger de la salade de quinoa tous les jours, et qui brocardent avec véhémence, sinon vulgarité, les acteurs de la cause écologique et animale.
Ce sont toujours les mêmes enfin qui conspuent le mouvement féministe comme des empêcheurs de siffler des femmes dans la rue, sinon de leur mettre la main aux fesses, parfois contre quelques promesses, en toute tranquillité.
Ce sont les mêmes toujours qui se ruent sur les erreurs de certains juges pour discréditer une dynamique judiciaire vitale pour le renouveau de notre démocratie, celle qui a réduit la culture d’impunité de nos responsables publics ou privés, la marque de l’entre-soi. Certes les juges parfois cognent, mais globalement ils ont remis la France, s’agissant de la grande délinquance financière, à un étiage qui est celui des grandes démocraties.
De la même façon, c’est la même communauté d’intérêts qui stigmatise les mouvements antiracistes comme préfigurant un mouvement identitaire ou communautaire. Le fil rouge de tous ces anathèmes, c’est le refus obstiné d’entendre ce qu’exigent les citoyens français, mais aussi universellement, de mettre à bas les logiques oligarchiques, aveugles et humiliantes.
Il n’y aura pas de transformation profonde qui garantisse un monde durable et apaisé tant que les responsables continueront à vouloir rester irresponsables dans toute leur logique de domination patriarcale et financière.
Tant que les logiques de mépris et de cynisme subsisteront, rien ne changera.
Ce sont ces logiques qui font que les femmes libanaises dans les cortèges il y a quelques mois, mettaient violemment dans le même sac les violeurs et les corrupteurs.
Bien sûr, il n’y a jamais de grande cause citoyenne dans l’Histoire qui ait transformé le monde sans excès ni radicalités. Dans une répétition saumâtre, ceux qui les craignent le plus ne cessent de les instrumentaliser, les caricaturer, en traitant d’ayatollahs les mouvements féministe, écologique, anti-raciste, etc. Ils feignent d’oublier que ce sont parfois ces excès, ces cris de colère, qui sont aussi décisifs pour basculer l’ordre établi l’ordre établi, déciller les yeux et contraindre ceux qui sont en responsabilité à sortir de leur cynique inertie.
C’est ce que le mouvement Act-Up avait fait pour faire prendre conscience de la gravité de l’épidémie du Sida.
Nous avons tous collectivement, pour ceux qui accompagnent cette exigence citoyenne, la responsabilité d’être attentifs évidemment aux effets dévastateurs de leur instrumentalisation par le monde ancien, mais aussi d’écouter l’exhortation des grands intellectuels américains, il y a quelques semaines, qui en appelaient à éviter que leur résistance à Donald Trump conduise au dogmatisme et à la coercition. Nous devons être vigilants et intransigeants face à ceux qui au motif de leur désespérance ou de leur colère voudraient imposer une chape de plomb et substituer à l’exigence de convaincre, l’intolérance.
Personne ne peut plus croire que notre gouvernement soit véritablement infusé par l’exigence de la transition écologique. Personne ne peut plus croire que les saillies du nouveau Garde des Sceaux quand il s’agace de la Loi imposant la transparence en matière de patrimoine pour les élus, quand il raille les écologistes et les féministes, ne soit qu’un dérapage toléré. Au contraire, sa pensée constitue bien l’avant-garde d’une idéologie commune, soit une nouvelle figure d’un néo populisme qui ne dit pas son nom.
Jouir et s’enrichir sans entrave, c’est humilier les populations sans entrave. C’est face à nos propres finitudes et maintenant la finitude du monde d’être obsédé avec tapage et vacarme d’exalter la seule religion qu’ils connaissent : le courtermisme, celui de la jouissance et du profit. Fatal carambolage au moment où la défense de l’intérêt général exige plus que jamais sacrifices, responsabilité, modération, hauteur de vue, visions, des qualités qui ne sont plus dans le vocabulaire de nos responsables publics. Il est vrai que le monde ancien a des circonstances atténuantes, chacun doit vivre avec l’angoisse de mourir, maintenant il faut vivre avec l’angoisse que le monde meurt aussi.
Il y a certes quelques grands global managers qui ont perçu que rentabilité pouvait rimer avec vertu, mais la spontanéité n’est pas véritablement dans leur grammaire quand il s’agit de renoncer au versement de somptueux dividendes au moment où les ressources doivent être mobilisées pour faire face aux conséquences de la crise actuelle.
Notre gouvernement met en scène la citoyenneté écologique mais ne fait que céder devant les lobbys industriels et agroalimentaire in fine la seule raison de ses choix politiques.
La cupidité, l’obsession de sa propre jouissance ainsi que de sa propre survie politique, n’ont jamais autant constitué un assassinat en bande organisée de l’intérêt général des citoyens.
La crise sanitaire et son instrumentalisation à bas bruit, pour parfois étouffer les libertés publiques, n’y changeront rien, l’orchestration de l’Etat protecteur, face à la menace terroriste, non plus. Devant nous se dresse une vague de colère et de désespérance gigantesque qui va s’abattre sur notre pays si au lieu d’écouter les colères des femmes, des citoyens qui portent haut le drapeau de l’intérêt général on continue de leur cracher dessus, de les moquer et de les mépriser. Nouvelle stratégie des néo-populistes : feindre de n’avoir jamais été aussi près du peuple pour mieux masquer la prévalence de leurs intérêts privés, celle qui participe à la déshumanisation du monde.