La science est une magie… Nos médecins font des images de l'intérieur de nos corps quand nous sommes malades, nous volons au-dessus des océans pour un oui ou pour un non et notre smartphone nous montre des vidéos de chatons à l’autre bout du monde.
Tout cela ressort, de facto, de la magie : ça marche et la plupart d’entre nous ne sait ni comment, ni pourquoi. Les scientifiques eux-mêmes sont vite démunis dès qu’ils s’écartent un peu de leur domaine d’expertise. En témoigne l’effet de sidération qu’exercent actuellement les grands modèles de langage issus de l'intelligence artificielle (si ces modèles ne pensent pas encore, ils semblent déjà capables de faire des associations – une large fraction de notre activité mentale).
Le corollaire est qu’en matière de science, la grande majorité d’entre nous est incapable de distinguer le vrai du faux. Il s’en suit que ce que nous allons accepter comme vrai est largement une question de confiance.
… Et tout le monde veut des pouvoirs magiques. Or, ce qui émerge comme “vérité scientifique” porte une importance grandissante dans notre société. On pense évidemment à la difficile émergence d’un consensus autour du réchauffement climatique (on se souvient d’un ministre de l’Éducation qui en doutait) ou au rôle central des médecins et des modélisations dans les mesures prises pour endiguer la crise du covid.
Comme cette vérité scientifique affecte directement nos vies, elle devient un enjeu de lutte. Chacun cherche à établir la vérité qui lui convient le mieux, si besoin au mépris des principes scientifiques les plus élémentaires. On assiste à une montée de thèses complotistes et autres “alternative facts”, ironiquement facilitée par les réseaux sociaux issus des sciences que ces thèses nient.
En bref, celui qui contrôle la vérité́ scientifique est le vrai magicien. La science, et le discours scientifique en particulier, est donc un enjeu de pouvoir. Nous sommes tous convaincus qu’une séparation claire des pouvoirs est indispensable à la démocratie. L'objet de ce billet est d'argumenter que ce principe d'équilibre doit s'appliquer également aux sciences.
Les scientifiques doivent respecter la séparation des pouvoirs en restreignant leurs discours à une posture scientifique. C’est-à-dire parler pour expliquer et non pas pour convaincre. Ils doivent séparer de manière claire et explicite ce qu’ils disent en tant que scientifique d’un éventuel discours citoyen ou politique.
On peut être tenté de simplifier à l’extrême, de minimiser certains aspects ou d’omettre des incertitudes pour tenter d’obtenir certaines réponses de nos concitoyens (on pense encore au covid et au réchauffement climatique, mais aussi au risque nucléaire ou à ceux de l’intelligence artificielle, etc.), mais c’est à mon sens une erreur.
Le risque est que la crédibilité du discours scientifique rejoigne rapidement celle, en berne, du discours politique.
Contrairement à l'impression que peuvent laisser les figures d'autorité qui défilent dans les médias, la science est un lieu de doute. Nos travaux sont soumis de façon systématique à un débat contradictoire. Une théorie n'est acceptée, souvent à titre temporaire, que si elle a été confirmée par d'autres scientifiques.
La science a ses zones de pleine lumière, ses zones d'ombre et ses zones d'obscurité. On peut parfois faire des prédictions avec quasi-certitude, parfois elles sont seulement probables, d’autre fois on peut seulement dire ce qui est impossible. Nous devons prendre le risque d'expliquer ces nuances, incertitudes et complexité comprises. En fait, nous n'avons pas vraiment le choix, la crédibilité du discours scientifique est en jeu. Et cette crédibilité est centrale à la cohésion sociale : pour décider de que nous devons faire ensemble, il faut d'abord nous mettre d'accord sur les faits.
Inversement, il faut protéger les valeurs scientifiques en résistant à la tentation de vouloir piloter les organismes de recherche sur des échelles de temps courtes.
D’une part, c’est inefficace : les gouvernements décident souvent trop tard et mal des sujets importants. Entendons-nous : en 1850, il aurait pu être légitime que l’on fasse de l’éclairage une priorité ; il aurait été imbécile de lancer un grand programme de recherche pour améliorer les bougies.
D’autre part, c’est délétère pour le champ scientifique dont les règles et valeurs se diluent peu à peu. Il faut comprendre que le monde scientifique est un champ social assez particulier : peu démocratique (on peut avoir raison contre la majorité), sans chefs (la collégialité et le débat contradictoire sont centraux), doté d’un dogme évolutif et, enfin, d’un tempo bien plus lent que le tempo politique.
Son ordre social, “la reconnaissance par les pairs”, est centré sur la compétence scientifique. Il peut difficilement résister à la montée d’autres critères qui peuvent sembler compléter mais finalement remplacent la compétence scientifique.
Cet ordre est aujourd’hui en danger. La capacité d’un chercheur à faire le marketing de ses travaux, à écrire de belles demandes de financement, à suivre les effets de mode, à être un bon “manager” a désormais un rôle prépondérant dans sa carrière, au détriment direct de la qualité de sa production scientifique.
On assiste ainsi à une lente érosion de l’intégrité scientifique : multiplication des cas les plus graves de falsification de données ; changements de posture où l’on choisit systématiquement l’interprétation la plus spectaculaire d’un résultat obtenu, au détriment d’une interprétation bien plus simple et plus plausible ; exagération quasi-systématique de l’impact (notamment sociétal) et de l’importance d’un résultat.
Ne nous y trompons pas, cette évolution est directement issue d’un choix politique.
En demandant aux chercheurs d’écrire des projets pour obtenir des financements, en liant leur carrière à l’obtention de ces financements et surtout en liant ces financements à l’impact sociétal des travaux ou à des politiques d’innovation, on a considérablement affaibli l’importance de la compétence scientifique dans l’ordre social du monde académique.
La connaissance scientifique est l’une des richesses les plus précieuses de notre civilisation. Il est urgent de protéger ses valeurs et de la remettre au centre des décisions de nos organismes de recherche.