Suite des petites scènes sur tapis
Un groupe de cinq préados - d'origine indéterminée mais pas franchement "de souche" - d’environ 10 à 14 ans s’installent sur le tapis.
Ils s’expriment bruyamment en commentant des mangas qu’ils sont en train de regarder, les comparant les unes aux autres.
Un garçon africain d’environ dix ans est venu me demander si je faisais un atelier Origami. Je lui ai répondu : « pourquoi pas ! ». Et il a dit : « bon ! Je vais venir alors».
A ce moment là le plus grand du groupe des cinq garçons a levé la tête et m’a demandé : « c’est quoi des origamis, madame ? » Je lui ai répondu que c’était fabriquer des figurines en pliant des feuilles de papier.
Il m’a demandé alors :
- « vous savez faire la grenouille ? »,
- « Oui mais la plus simple, celle qui saute, et toi quelle grenouille tu sais faire ? »,
- « celle qui saute aussi mais j’ai un peu oublié, vous pouvez nous montrer, madame ? »
Je suis allée rapidement chercher des feuilles de papier brouillon. L’un des plus jeunes m’a dit
- « madame, c’est du papier et le papier c’est des arbres : faut pas le gaspiller ! »
- « Tu as raison, mais vois-tu ça c’est du papier recyclé et de plus, c’est du papier brouillon »
- « Est-ce que quand on a recyclé du papier on peut le recycler à nouveau ? »
- « Je pense que oui »
- « Montrez-nous la grenouille, madame »
- « Le papier c’est des forêts !»
La discussion entre eux a duré à peine une minute et finalement c’est la grenouille en papier qui l’a emporté sur la protection des forêts !
Dur, dur !
Pendant ce temps là, j’avais commencé à faire des carrés avec des feuilles A4 – donc rectangulaires. Je leur ai dit : « pour les origamis, habituellement, on fait plutôt des carrés mais pour les grenouilles on les fait à partir de rectangles »
Le grand a fait des carrés avec moi et on a utilisé la bande rectangulaire en surplus coupée en deux. Quand on a eu assez de petits rectangles on a commencé le pliage de la grenouille.
Deux femmes sont alors venues nous regarder, à leur conversation entre elles, j'ai compris que c’étaient des enseignantes. Je voyais leur air désapprobateur quant au comportement des jeunes qui se chamaillaient entre eux en permanence. Pourtant ces chamailleries étaient plus ludiques qu’agressives : lorsque l’un d’entre eux était en difficulté les autres l’aidaient tout en le traitant de « demeuré », ce qui l’amenait à répondre et engendrait des « jeux de mains, jeux de vilains » mais c’était du « joke » entre amis, rien de bien sérieux. Quelque chose qui a plus à voir avec les relations de plaisanteries qu’avec une véritable agressivité.
Mon absence d’intervention était donc parfaitement complice !
Les grenouilles finies, ils étaient émerveillés comme des tout-petits et ils s’amusaient à les faire sauter. Ils ont organisé un concours de sauts de grenouille qui a engendré encore beaucoup de joyeux désordre, sous le regard de plus en plus furibard des enseignantes qui, néanmoins se sont abstenu de tout commentaire.
Le grand m’a demandé :
- « Vous connaissez d’autres pliages ? »,
- « Oui, la grue du Japon mais c’est plus compliqué que la grenouille»
- « Ah non ! » s’est écrié un des plus jeunes, pas un engin de chantier ! ».
S’en est suivie une discussion sur les différents sens du mot « grue » pendant laquelle, tout en y participant et en racontant l’histoire de la petite fille d’Hiroshima, j’ai fabriqué un oiseau de papier que je leur ai montré en le faisant battre des ailes.
- « Oh ! Oui, madame, montrez-nous ! »
Je leur ai dit :
- « je veux bien, mais je m’appelle Wata. D’ailleurs, je ne connais pas vos prénoms, si vous êtes d’accord on va se présenter avec une chanson ».
Ils ont rit mais ont accepté et on a chanté la chanson « j’ai un nom, un prénom, deux yeux, un nez, un mentons, veux-tu nous dire ton prénom pour continuer la chanson… » ( enfance et musique) pour chacun d’entre eux.
Ils l’ont fait sans moquerie ni ironie, apparemment, ils étaient ravis !
Chacun a dit son nom, que j’ai oublié aussitôt, situation qui me mets toujours dans un embarras profond, mais les deux neurones que j’ai dans le cerveau refusent de se connecter pour mémoriser plus d’un prénom à la fois…
Je leur ai alors donné les carrés découpés et laissés de côté précédemment et leur ai montré le pliage en les aidant beaucoup. Le grand comprenait très vite et aidait les autres à son tour. Finalement, chacun a eu son oiseau plus ou moins fabriqué par lui.
Il y a eu un début de dispute car l’un d’entre eux en faisant battre les ailes de la grue d’un de ses copains trop vigoureusement en a déchiré le papier mais j’ai donné à celui qui était lésé la grue que j’avais fabriquée et tout s’est arrêté instantanément.
S’en est suivie une discussion sur ce que je savais faire d’autre, puis sur l’atelier suivant pendant laquelle je fabriquais à toute berzingue d’autres oiseaux que je leur ai donné au moment où ils s’en allaient.
A ce moment là, l’une des institutrices - dont j’avais oublié (ou occulté ?) la présence, qui était restée à regarder y est allé de son commentaire :
- « Ces jeunes, ils ne savent vraiment pas se tenir : regardez dans quel état ils ont mis votre tapis ! » en me montrant un autre espace qui avait été utilisé précédemment par des tout-petits et leurs grandes sœurs.
Je lui ai répondu avec un large sourire et sur le ton le plus badin que je pouvais :
- « ce n’est pas eux : ça c’est le travail des tout-petits qui sont venus avant leur arrivée »
- « Oui mais quand même, vous avez vu leur allure : ils font peur ! »
J’étais trop fatiguée et agacée pour entamer une discussion avec elle et j’ai pris lâchement le prétexte – ô combien évident du rangement pour la saluer poliment.
Ils ne sont revenus que deux semaines plus tard. Ils n’étaient que trois, dont le plus grand. Ils m’ont tout de suite demandé de faire des origamis.
Il était 17h40, et je devais quitter les lieux à 18h, j’ai rapidement évalué ce que j’avais le temps de faire. Je leur ai proposé de fabriquer « la chemise du capitaine » supputant qu’il y avait quelques chances pour qu’ils sachent faire un bateau en papier – au moins le grand.
J’ai donc pris un paquet de feuilles de brouillon et je leur ai demandé s’ils savaient faire les bateaux en papier mais le grand m’a interrompu :
- « Vous savez, mad…heu Wata, après qu’on soit parti j’ai refait la grue du Japon et j’en ai fait plein ! ».
Il m’en montre une. Je lui ai dit :
- « c’est vraiment super ! Tu es très fort parce que moi, il m’a fallu beaucoup de temps pour apprendre à les faire ! ».
Un des deux plus jeunes s’est alors écrié :
- « moi aussi je sais les faire, regardez ».
Il me montre une grue de papier, regarde le grand et dit :
- « non, je rigole, c’est lui qui me l’a faite »
- « Vous connaissez un autre pliage ? »
J’ai regardé l’heure : il était 17h47, la chemise du capitaine et tout le blablabla qui l’avait accompagnée n’avait pris que 7mn !
- « Oui, je sais faire un poisson, mais là, je vais beaucoup vous aider pour que ça aille vite : on n’a plus que 5mn ! »
On a fabriqué quatre poissons à toute allure. J’ai quasiment fabriqué celui des deux plus jeunes et pas mal aidé le plus grand.
Avant de partir le grand m’a dit :
- « je ne comprend pas très bien dans quel sens il se prend ce poisson »,
les deux autres se sont rapprochés.
- « C’est normal, comme ça c’est pas très évident mais si on rajoute un œil et une bouche… » et je les ai dessinés sur son poisson.
Les trois se sont exclamés :
- « Ah ! C’est comme ça ! Ah oui, c’est bien un poisson ! »
L’un des deux plus jeunes m’a dit alors :
- « C’est pas juste : si vous m’aviez montré pour la tête je n’aurais pas détruit le mien ! »
- « Tiens : je te donne le mien, dessine lui toi-même son œil et sa bouche »
Et c’est ce qu’il a fait.
Le gardien du square est venu nous dire de sortir et ils ont obtempéré.
Ils sont revenus peu de temps après, le tapis était rempli d’enfants avec leurs parents. Ils se sont installés en se faisant face deux à deux et je suis allée leur dire bonjour.
Puis j’ai lu un album à un petit garçon de 2 ans et demi, très remuant.
J’ai entendu l’un des garçons protester :
- « Il ne vous écoute pas ! »
J’ai répondu :
- « je crois que si ! »
Le petit, de l’autre bout du tapis, a alors protesté vivement :
- « Si, j’écoute ! »
Quand cette lecture a été terminée, un des garçons m’a tendu un livre et – moitié sérieux, moitié ricanant – m’a demandé de le leur lire.
C’était un grand album de contes traditionnels très connus. J’ai donc entamé la lecture du premier conte qui était une version de « la plus mignonne des petites souris » dont le père veut absolument qu’elle se marie avec l’être le plus puissant de la création.
Ils l’ont écouté, tout en devançant le déroulement du récit ce qui a sérieusement raccourci la lecture mais leur a procuré beaucoup de plaisir !
Puis, j’ai lu les contes suivants, sans m’arrêter pour leur demander de m’écouter lorsqu’ils parlaient entre eux et, régulièrement, ils s’interrompaient dans leurs conversations pour faire des commentaires sur l’histoire et regarder attentivement les illustrations.
Et cela toujours avec cet air de « ne pas vouloir prendre ça au sérieux ».
Puis l’un d’eux m’a demandé s’il pouvait lire lui-même à haute voix le texte à ma place. Il en a lu plusieurs pages avec d’énormes difficultés puis m’a rendu le livre en me disant :
- « Allez-y, vous mettez mieux le ton ! »
Le samedi suivant, je faisais des masques avec des enfants qui devaient participer à un carnaval organisé par une association de quartier et cet atelier était presque terminé quand ils ont débarqué.
La plupart des enfants étaient déjà partis. Ils se sont installés, ont choisi chacun un masque prédécoupé et, le temps que je range le tapis, se sont mis à le colorier en silence. Puis ils sont partis en courant comme une volée de moineaux, leur masque à la main.
Je ne les ai plus jamais revu jusqu’à ce jour….
watayaga@hotmail.fr