Le conte que je vais tenter de retranscrire ici, je l’ai entendu raconter par une conteuse d’immense talent qui s’appelle Catherine Zarcate.
Cela fait longtemps que je l’ai entendu et que je le raconte aux enfants de mes ateliers pour les aider dans leur démarche créative – à contre-courant de ma propre compréhension du conte -, mais peu m’importe car il aide les enfants à se détacher du regard esthétisant des adultes qui amène les enfants à rendre leurs dessins de plus en plus conformistes et joliets .
Ce qui m’a donné envie de le retranscrire ici tel que ma mémoire défaillante l’a conservé c’est le récit que m’a fait un jeune animateur du comportement d’un enfant d’environ trois ans à qui il avait demandé de peindre ce qu’il observait.
Il avait amené un groupe d’enfants dans un parc et leur avait demandé de dessiner une butte qui se trouvait au milieu d’une étendue d’eau sur laquelle nageaient des cygnes et des canards.
La plupart des enfants avaient entre quatre et cinq ans.
Dès qu'ils avaient fini leurs dessins ils étaient autorisés à jouer dans l’aire de jeux toute proche.
Tous les enfants sont partis jouer assez rapidement, remettant à cet animateur des dessins conformes à son attente.
Le plus jeune, lui, est resté longtemps à observer chaque élément du paysage : le ciel - suivant les nuages et le vol des oiseaux des yeux, la butte -en regardant avec attention chaque détail, l’eau et les oiseaux qui nageaient à sa surface.
Puis, longtemps après que le dernier enfant soit parti jouer, il a dessiné quelque chose sur sa feuille de papier et a amené fièrement celle-ci à l’animateur en disant simplement : « j’ai fini. »
Le jeune animateur s’attendait à voir une oeuvre magnifique et a donc été déçu de ne trouver qu’un trait et un point tracés sur la feuille
L’enfant, lui, semblait très satisfait et est parti rejoindre joyeusement les autres pour jouer avec eux.
L’animateur était perplexe mais il s’est peu à peu rendu compte que ce point et ce trait avaient une résonance très forte en lui et cela l’a beaucoup troublé et l’a amené à valoriser le dessin de l’enfant en l’exposant avec celui des autres.
Nous avons eu une longue discussion lui et moi à ce sujet au cours de laquelle je lui ai évoqué l’évolution des capacités graphique des jeunes enfants qui implique qu'à cet âge le dessin de l'enfant ne pouvait répondre à son attente et le fait que, de mon point de vue, l’important dans l’oeuvre de cet enfant avait été son extraordinaire capacité de regarder et de s’imprégner de chaque détail du paysage ainsi que sa capacité à lui d'observer avec finesse les actions de l'enfant même s'il ne les comprenait pas.
Je lui ai aussi parlé d’un album de Dedieu qui tourne autour de ce thème Le maître des estampes - Ricochet et donc raconté le conte suivant :
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Il y a très longtemps vivait, en Chine, un peintre qui était considéré comme le meilleur de son époque car, disait-on, dans ses oeuvres passaient l’énergie de la vie.
L’empereur de ce temps là avait pour emblème deux dragons : un jaune et un bleu d’une force équivalente qui se combattaient mutuellement.
Un jour il voulut que ceux-ci soient représentés sur un tableau qui ornerait la salle de réception de son palais.
Il décida de ne confier une telle responsabilité qu’au plus grand artiste de son empire. Comme celui-ci habitait loin de son palais dans des montagnes isolées il y envoya un messager escorté par des soldats.
Ceux-ci mirent plusieurs mois pour trouver où habitait le peintre et le trouvèrent dans une grotte loin de toute habitation humaine. Le messager lui transmis l’ordre de l’empereur et le peintre, après mûre réflexion déclara qu’il lui faudrait au moins trois ans pour réaliser une telle oeuvre.
Le messager lui fit remarquer que la principale qualité de l’empereur n’était pas la patience. Le peintre dit alors qu’il n’accepterait de peindre les dragons que sur un tissus fait d'une soie extrêmement fine et parfaitement noir.
Le messager transmit à l’empereur le message du peintre.
L’empereur entra dans une grande fureur car, comme toutes les personnes de pouvoir, il ne supportait pas que ses ordres ne soient pas exécutés immédiatement. Mais son conseiller lui fit remarquer, avec infiniment de diplomatie, que si le peintre avait une telle exigence c’était pour que son oeuvre soit à la hauteur de la valeur de son commanditaire.
L’empereur finit par accepter la demande du peintre. Mais entre le moment où il fallut sélectionner les fils de soie les plus fins et solides tout à la fois, trouver les tisserands capables de les tisser, se procurer la teinture d’un noir intense en quantité suffisante,tendre la toile délicate sur un cadre approprié à sa finesse extrême sans risquer de la déchirer, trois années s’étaient écoulées.
L’empereur que cette attente avait exaspéré au plus haut point renvoya son messager avec pour mission de ramener le peintre mort ou vif. Celui-ci eut beau protester qu’il n’était pas encore tout à fait prêt, c’est en tant que prisonnier qu’on l’emmena au palais. Le messager lui laissa juste le temps de rassembler ce qu’il lui fallait de pinceaux et de peinture pour créer son oeuvre.
Arrivé au palais il fut immédiatement amené devant l’empereur qui lui présenta la toile et lui demanda de se mettre à la tâche le plus rapidement possible.
Le peintre, sans rien répondre sortit son matériel, prit un pinceau, le plongea dans la peinture jaune et, d’un geste aussi concis que rapide traça une ligne jaune sur la toile. Il reposa calmement le pinceau et s’empara d’un deuxième pinceau qu’il plongea dans la peinture bleue et, d’un geste tout aussi précis, traça une ligne bleue qui croisait la ligne jaune. Il reposa alors son pinceau et dit à l’empereur que son oeuvre était achevée.
Surpris l’empereur lui dit qu’il comprenait que le voyage avait dû être épuisant pour une personne d’un âge aussi honorable, qu’il se faisait tard et que le peintre avait sans doute besoin de repos mais celui-ci lui répondit que son oeuvre était vaiment achevée.
L’empereur entra alors dans une colère terrifiante : comment ce peintre osait-il avoir l’affront de se moquer ainsi ouvertement de lui après lui avoir fait perdre un temps précieux et, de plus, dépenser des fortunes dans la fabrication d’un tissus précieux qu’il avait gâché avec ses gribouillages informes. Plus il regardait le tableau, plus sa colère enflait.
Il appela son bourreau et lui donna l’ordre d’exécuter le peintre dès le lendemain sur la place publique après avoir rassemblé la population pour que tout un chacun sache qu’on ne se moquait pas impunément de lui.
Le peintre suivit le bourreau sans protester ce qui troubla l’empereur.
Durant la nuit celui-ci ne parvint pas à trouver le sommeil : à chaque fois qu’il fermait les paupières il voyait avec une grande précision un dragon jaune et un dragon bleu plus magnifiques l’un que l’autre s’affronter avec une grande élégance dans la violence maîtrisée d'un combat loyal.
Dès l’aube naissante il se rendit dans la prison pour parler au peintre. Celui-ci lui dit avec simplicité que s’il lui avait fallut tout ce temps c’est qu’il lui avait été nécessaire pour capter l’énergie des dragons et la mettre dans les deux traits qu’il avait tracé sur la toile.
L’empereur fit annuler l’exécution, donna l’ordre d’emprisonner le peintre dans une pièce plus confortable et de le traiter comme un prisonnier de marque, rassembla son armée et se rendit dans la grotte du peintre.
Arrivé devant la grotte, il vit sur la paroi extérieure gauche de celle-ci deux splendides dragons – l’un jaune et l’autre bleu - en train de s’affronter. Leurs écailles brillaient au soleil et il lui semblait qu’ils allaient s’animer et s’envoler pour se battre dans les airs.
Il ferma alors les yeux mais rien ne se passa.
Il s’avança à l’intérieur de la grotte et vit une multitude de dragons qui se succédaient, toujours magnifiques et altiers mais dont le trait devenait de plus en plus dépouillé, de plus en plus simplifié, de plus en plus acéré et énergique.
Il ferma les yeux devant chaque dragon mais rien ne se passait.
Enfin, sur la paroi gauche de la grotte, il vit deux traits qui lui parurent semblables à ceux tracés par le peintre sur le tissus précieux.
Il ferma les yeux et les dragons commencèrent à bouger maladroitement sans arriver à s’envoler ni à se combattre dans les airs.
Il comprit alors ce que le peintre signifiait quand il lui avait dit qu’il avait capté dans ses traits l’énergie des dragons et le travail que cela avait représenté pour y arriver. Trois années ne lui parurent soudain plus trop longues pour arriver à un tel chef d’oeuvre : il se serait contenté avec joie de la plupart des dragons du début mais il fut reconnaissant – en son for intérieur – au peintre de son exigence qui devint pour lui une preuve immense du respect et de la confiance en sa finesse d'esprit que celui-ci lui portait et il souhaita s'en montrer digne.
Il revint à toute allure à son palais, fit libérer le peintre et organisa une grande fête en son honneur. Il plaça la toile bien en vue dans la salle de réception de son palais et demanda au peintre de rester près de lui.
Celui-ci déclina l’invitation disant qu’il avait besoin de la vue superbe et de la tranquillité d’esprit que lui offrait la nature qui entourait sa grotte pour garder intacte sa capacité de créer.
Auparavant l’empereur aurait considéré ce refus comme un affront à sa toute puissance mais quelque chose de subtil et de profond avait changé en lui et il laissa le peintre repartir.
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Ce conte je le raconte dans mes ateliers au bout d’un certains temps pour aider les enfants à sortir de l’obligation esthétisante imposée plus ou moins consciemment par les adultes.
Après l’avoir raconté je leur montre le cheminement de Picasso qui part d’un taureau peint de façon très figurative pour arriver à une représentation très épurée.
Je leur montre aussi quelle est l’origine graphique des lettres de l’alphabet et comment fonctionnent les idéogrammes chinois ainsi que les hiéroglyphes égyptiens.
Dans un premier temps, nombre d’enfants dessinent juste un trait sur une feuille et me demandent si c’est de l’art. Je leur réponds que c’est une forme d’expression et qu’il est très difficile de tracer la première ligne puis de continuer.
Après cela, ils se lancent dans des créations très libres qui vont un peu dans tous les sens et je leur montre des oeuvres de peintres abstraits célèbres et surtout de Basquiat. Ils sont à la fois surpris et choqués mais ce qu’ils produisent alors n’a plus rien à voir avec les dessins convenus que l’on attend des enfants.
Ils sont pris d’une frénésie créatrice et expérimentent toutes sortes de choses étonnantes dans une grande liberté. Ils ont une exigence par rapport à eux-mêmes, au résultat qu’ils recherchent : un garçon de cinq ans avait dessiné un bonhomme qu’il m’a apporté pour me demander ce que j’en pensais. J’ai été impressionnée par la force évocatrice de son personnage même s’il y avait des maladresses dans sa représentation et je ne lui ai dit que ce que je trouvais positif. Il a fait la grimace, a froissé son dessin et est reparti dessiner. Je me suis sentie très déstabilisée car ce gamin avait une image très négative de lui-même et j’ai pensé qu’il avait interprété que j’avais voulu être condescendante avec lui, ce qui n’était vraiment pas le cas : la force qui émanait de son dessin m’avait vraiment impressionnée !
Il est revenu me voir longtemps après avec le même bonhomme, tout aussi intense, mais qui n’avait plus les même faiblesses au niveau de la technique graphique pure : le trait n’était plus tremblé et les membres très stylisés étaient bien proportionnés. Cependant la position du bonhomme et son expression restaient les mêmes : il avait conservé tout ce qui faisait la puissance expressive de son dessin tout en en corrigeant les faiblesses techniques. Je ne sais comment il y est arrivé : j’étais débordée par les demandes d’aide d’autres enfants ce qui rendait toute observation impossible.
Tout les enfants ne deviendront pas des créateurs reconnus mais tous ont le droit fondamental d’expérimenter leurs capacités créatrices propres que ce soit dans le domaine graphique, musical, littéraire, physique ou artisanaux : cela leur permet d’une part d’enrichir leur vie intérieure et d’autre part de mieux apprécier le cheminement qu’implique la création des artistes.
Personnellement je ne suis pas une artiste dans le sens où je suis incapable de créer quelque chose d’original. Je peux reproduire relativement facilement ce que d’autres ont produit mais je n’ai aucune inspiration propre. Je ne le regrette pas : je suis une bonne artisane et cela me suffit. Comme suffit à me combler la création des autres d’où qu’elle provienne et cela peut être tout aussi bien une création émanant de la nature elle-même qui se révèle soudainement comme une évidence époustouflante au regard de l’observateur/trice abasourdi/e parfois après un long moment de contemplation aveugle. Aveugle dans le sens où elle ne perçoit pas la splendeur essentielle de la banalité apparente.
D’une certaine façon, même si je n’ai pas le talent qui me permettrait d’être une artiste, je ne le regrette pas car je vois l’art partout et souvent là où la majorité des personnes ne le voient pas car il n’est pas estampillé, reconnu et légitimé comme tel et cela suffit à me remplir d’un bonheur qui pour être furtif, impressionniste n’en est pas moins intense.
Et le fait de travailler avec les enfants, de les observer gans leur découverte du monde représente pour moi une ouverture fabuleuse sur les possibles qui sans eux me seraient invisibles.