Il y a très longtemps, dans un petit royaume du Pendjab, à la lisière d’une immense forêt, vivait un roi du nom d’Asvapati. Son peuple l’appelait « le Bienveillant ». Sa femme, savante et chaleureuse, était d’une beauté rayonnante. Ils auraient donc pu être parfaitement heureux s’ils avaient eu des enfants. Mais les années passant, leur tristesse s’accroissait d’autant.
La grande déesse Saraswati fut sensible à leur peine et elle leur annonça que la reine allait mettre au monde une fille.
Quand celle-ci naquit on lui donna le nom de Savitri.
Son père fit venir les plus grands sages pour l’instruire. Et rapidement elle devint aussi savante que belle, car elle apprit l'avidité d’amasser les connaissances et la jubilation devant les vérités que l'on découvre ainsi. Elle apprit aussi la joie d’être au monde et celle d’aimer le monde et les êtres vivants.
Par ailleurs, aucun cavalier, aucun archer, ne montrait autant de courage, d’énergie et d’endurance qu’elle.
Ce qui fit que lorsqu’elle atteint l’âge de se marier, aucun prince n’osa demander sa main.
Savitri dit à son père qui se désolait qu’aucun prétendant ne se présente qu’elle partirait elle-même à la recherche de l’homme avec lequel elle aimerait vivre. Et, un beau matin, elle a quitté le palais pour parcourir le monde.
Elle a visité de grands temples, de riches palais, des villes et des villages. Elle a traversé des fleuves et des déserts, a vu l’océan, et la neige éternelle au sommet des plus hautes montagnes. Elle a parlé avec des rois, des savants ainsi qu’avec des gens du peuple.
Et ainsi, elle apprit nombre de choses qu’elle aurait ignorées en restant chez son père.
Mais elle ne rencontra aucun homme qui fasse vibrer son cœur.
Elle finit donc par se décider à prendre le chemin du retour.
Au moment où elle pénétrait dans l’immense et sombre forêt qui bordait le royaume de son père, un puissant orage éclata ce qui l’obligea à s’abriter avec sa suite dans la hutte d’un bûcheron.
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Le roi Asvapati prenait le thé avec son ami le grand sage Narada. Quand il vit arriver la princesse Savitri.
A son visage rayonnant le roi sut tout de suite qu’elle avait trouvé quelqu’un. Impatient, il lui demanda, avant même de la saluer :
« Eh bien, qui est-ce ? »
Elle répondit : « C’est le fils du roi Dyumatsena. »
Le roi se mit à réfléchir à voix haute : « Duymatsena ? Duymatsena ?
Ne serait-ce pas ce roi qui régnait de l’autre côté de la forêt ?
Il y a si longtemps que je n’ai entendu prononcer son nom que je le croyais mort sans descendance. »
– Non, père, il est toujours en vie : il est devenu aveugle, et alors il a été chassé de son palais. Il s’est réfugié dans la forêt avec sa femme et son fils unique, qui n’était qu’un bébé à cette époque. Ce fils s’appelle Satyavan. Et il abat des arbres pour nourrir sa famille. »
« Un beau-fils bûcheron ? Qu’en penses-tu ? » demanda le roi à son ami et conseiller le grand sage Narada.
- Son esprit est aussi limpide que l’eau d’une source seigneur, répondit Narada.
- Oui, c’est bien mais est-il généreux ?
- C’est un homme sensible aux peines des autres, seigneur. Il est aussi beau qu’intelligent. Mais, en vérité, la princesse Savitri ferait mieux de se choisir un autre époux.
– Mais pourquoi ? Questionna le roi, pourquoi puisque tu ne lui trouves que des qualités ?
- Parce que son nom est déjà inscrit dans le grand livre de Yama, le seigneur de la mort. Il mourra dans un an, jour pour jour » a répondu Narada. C’est pourquoi ta fille ne devrait pas l’épouser, elle en souffrirait trop. »
Le roi, secoué, a soupiré. « Tu l’as entendu, ma fille, si tu ne veux pas connaître la douleur du veuvage il te faudra partir à nouveau, et te chercher un autre fiancé. »
Mais la princesse Savitri s’écria :
« Père, je ne peux donner mon cœur qu’une fois. Quel que soit son destin, c’est Satyavan que j’ai choisi. Même si je n’avais qu’une seconde à vivre avec lui, jamais je ne voudrais d’un autre époux. »
Le roi connaissait sa fille. Il savait qu’elle était décidée et que rien ne la ferait changer d’avis.
- Ta fille sait ce que son cœur désire, O roi, dit Narada. Si tu tentais d’arracher de son cœur l’amour qu’elle porte à Satyavan, c’est ce cœur même que tu devrais lui arracher. Malgré le chagrin que tu éprouves, laisse-la prendre celui-ci pour époux.
- O sage conseiller, lui répondit Asvapati, je reconnais, hélas, la justesse de ta parole, même si cela me fait mal de l’entendre. Je bénis donc cette union qui fait saigner mon cœur de père.
Il envoya donc ses messagers dans la forêt, et le mariage fut somptueusement célébré.
Savitri quitta alors sa famille pour partager la vie du bûcheron Satyavan.
Elle allait chercher l’eau au fleuve, balayait, cuisinait comme si elle n’avait jamais fait que cela dans sa vie. Et si sa joie était grande pendant la journée, le soir la tristesse l’envahissait.
Satyavan, lui, était très heureux et insouciant. Ses parents partageaient son bonheur et aimaient tendrement leur belle-fille.
Un soir, comme il lui caressait tendrement le visage, Savitri prit les mains crevassées de Satyavan, les embrassa et lui dit :
- Tes mains abimées me font souffrir. Tu travailles trop.
Il lui répondit :
- Savitri ce travail m’est léger du moment que je puis être à tes côtés. Rien ne peut me rendre plus heureux que ta présence et cet amour qui nous unit toi et moi me fait oublier tout le reste, il comble de joie mon cœur et mon esprit. »
Savitri en l’écoutant pensait douloureusement : “Chaque instant me rapproche de la mort de celui que j’aime. »
Chaque jour, elle, comptait les jours qui restaient. Son bonheur était entremêlé de souffrance, car le temps fuyait sans retour.
Pourtant elle s’évertuait à savourer intensément ce temps de bonheur qui lui était donné, et à se répéter qu’au moins elle avait la certitude de pouvoir vivre un an auprès de son époux. Pleinement
Vint le dernier mois, puis la dernière semaine. Encore six jours. Encore cinq jours….
Quatre jours avant la date fatidique Savitri s’arrêta de manger et de boire.
« Prends au moins un peu d’eau, lui dirent ses beaux-parents, il fait si chaud ! »
Savitri leur répondit en souriant : « J’ai fait le vœu de ne rien consommer pendant quatre jours ! »
Et quand ce soir-là arriva, qu’elle ne se coucha pas et que Satyavan la pria de venir se reposer elle lui répondit :
« J’ai fait vœu de ne pas fermer l’œil pendant trois nuits ! »
Car ainsi espérait-elle apprendre à voir l’invisible, à entendre l’inaudible, à percevoir l’imperceptible.
Elle veilla ainsi trois jours et trois nuits. Et rien de ce qu’elle avait souhaité n’arriva.
Le dernier soir, elle espéra que le jour ne se leva jamais.
Et le dernier matin, à l’aube, lorsque Satyavan se prépara pour aller travailler Savitri voulut l’accompagner.
« Nourris-toi un peu avant de partir ! » lui dit sa belle-mère, inquiète.
« Je mangerai ce soir, mère. » répondit Savitri.
Satyavan prit alors Savitri dans ses bras et en la serrant tendrement contre lui il lui dit avec douceur :
- Repose-toi, bien aimée, je te vois fatiguée, il vaut mieux que tu restes ici.
Affolée, elle lui répondit :
- Je t’en prie, laisse-moi t’accompagner, je ne supporterais pas de rester loin de toi aujourd’hui. J’ai besoin de te voir, de t’entendre, de te parler, de me nourrir de ta présence. »
Satyavant la regarda avec surprise. Bravement, elle lui fit un sourire joyeux, puis elle prit sa main et l’entraîna sur le sentier qui menait à la forêt.
Jamais encore elle n’avait pénétré si loin dans la forêt.
Ils arrivèrent dans un endroit où les frondaisons étaient si enchevêtrées que la lumière n’arrivait passer à travers.
Savitri souriait, mais sa gorge était serrée, car chaque liane lui semblait un piège tendu contre Satyavan, chaque bambou une lance visant son cœur, chaque baie rouge une goutte de son sang.
Satyavan finit par trouver un arbre mort, et il commença à en couper les branches.
Soudain il poussa un cri de douleur : « Ma tête ! Des milliers de flèches dans ma tête ! Il faut que je dorme un moment » Et il s’effondra sur le sol.
Savitri se précipita près de lui, lui souleva la tête et la posa sur ses genoux. Satyavan semblait dormir.
Les oiseaux continuaient à chanter et le ruisseau continuait à murmurer, comme si de rien n’était. Savitri resta immobile, ne sachant que faire.
Tout à coup elle sentit un souffle glacé. Elle entendit un bruit de pas lourds dans le silence de la forêt. Elle perçut une grande ombre qui avançait, cachant la lumière du soleil.
Elle vit alors un sombre géant, dont le front portait trois yeux couleur de feu.
Sa tête s’ornait d’une couronne de crânes, qui dansait et cliquetait sinistrement à chacun de ses pas.
Dans sa main il tenait une corde terminée par un nœud coulant, qui vint se poser sur le corps de Satyavan.
Savitri vit alors sortir de son mari un petit corps, semblable à celui de Satyavan mais guère plus gros qu’un pouce.
- Qui es-tu ? demanda Savitri
Une voix résonna comme venant de partout et de nulle part et dit :
- Je suis Yama, le roi des morts. Satyavan ton époux a épuisé son temps de vie. Je viens chercher son âme. »
Tout en parlant le géant attacha le petit corps de Satyavan avec le nœud coulant et, ceci fait, fit demi-tour et repartit d’où il était venu, emportant son minuscule prisonnier suspendu au bout de la corde.
Savitri, après avoir doucement posé la tête de Satyavan dans l’herbe, se leva, et se mit à marcher derrière Yama. Elle se hâte à sa poursuite.
Quand celui-ci faisait un pas, elle devait en faire vingt, à travers ronces, broussailles, éboulis, ravins.
Une branche craqua. Le géant se retourna.
« Savitri ! Que fais-tu ici ? »
- Quelle question, je suis mon mari ! N’est-il pas dit que mari et femme ne doivent jamais se séparer ?
- Oui, mais son séjour sur terre est achevé ! Je te l’ai dit : je suis Yama, esprit de la mort. Je viens chercher chacun à son heure, mais personne ne peut me suivre si je ne l’ai appelé. Or ton jour n’est pas encore venu, Savitri, alors rentre maintenant. Retourne chez toi. Cours prévenir les siens que Satyavant est mort, et fais en sorte que son corps soit respecté.»
Savitri lui répondit :
- Où va mon époux je veux aller. O Yama, ce n’est pas toi que je suis, c’est mon époux. Ce n’est pas la mort que je poursuis, mais l’amour. »
En prononçant ces paroles Savitri le regarda fièrement. La lumière de ses yeux était si limpide que Yama détourna le regard, hocha la tête et dit encore :
« Peu de mortels peuvent me voir. Et aucun, à ce jour, n’a osé me regarder comme tu le fais. Tu as du courage. Alors fait un souhait Savitri, et je l’exaucerai. Souhaite tout ce que tu voudras, tout, sauf la vie de ton mari !
– Merci, Seigneur, je souhaite que mon beau-père retrouve la vue.
– Ton souhait sera réalisé. Rentre maintenant, mon enfant, et cours annoncer à ce vieil homme que j’ai, pour toi, béni la mort de son fils.»
Et Yama laissa là Savitri, et reprit sa route.
Mais Savitri ne s’en retourna pas, et elle suivit à nouveau Yama, à travers rochers escarpés et sables brûlants.
Une pierre tomba, Yama se retourna.
« Savitri ! Personne à ce jour n’a encore osé me suivre comme tu le fais ! Ton courage m’exaspère mais force mon respect. Bon, je t’accorde encore un souhait, ce que tu veux, sauf la vie de Satyavan.
– Merci Seigneur, je souhaite que mon beau père, recouvre son royaume sans effusion de sang.
– Et bien, ton vœu sera réalisé. Mais maintenant arrête de t’obstiner et pars, retourne parmi les vivants, ne t’épuise pas ainsi à me suivre et surtout laisse-moi accomplir ma tâche.»
Et Yama reprit sa route.
Mais Savitri s’obstina à nouveau.
À chaque pas que faisait la mort, elle devait faire vingt pas, à travers les joncs coupants des tourbières, à travers les marécages.
Ils arrivèrent jusqu’aux abords du royaume des morts, et une brume froide recouvrait tout. Dans la boue, un énorme crapaud, effrayé, sauta, et Yama se retourna.
« Savitri ! Encore toi ! Aucun vivant n’a encore approché ma demeure ! Tu n’as pas le droit d’en franchir le portail ! »
Cependant Yama se demandait comment se débarrasser de cette femme obstinée qu’il n’arrivait pas à intimider et qu’il ne pouvait pas non plus chasser sans risquer de la tuer. Il fit encore une tentative pour la convaincre de partir :
« Je te permets un dernier souhait. Demande quelque chose pour toi-même cette fois, je t’accorderai tout, sauf la vie de Satyavan !
- Merci Seigneur, je souhaite mettre au monde des enfants et que leur père et moi-même puissions voir grandir nos petits-enfants.
– Yama, excédé, écouta à peine le vœu de Savitri : « Bien, ton souhait sera réalisé, et maintenant, tu dois rentrer, Savitri. Tu n’as pas le choix. »
– mais Seigneur, tu sais bien que je suis la femme d’un seul amour, jamais je ne pourrais aimer un autre homme que … »
Yama la fixa de ses yeux terribles, flamboyants de colère.
Mais Savitri ne bougea pas, ne détourna pas son regard, soutint sans ciller celui de Yama.
Soudain Yama se figea, stupéfait, il venait de se rendre compte qu’il s’était fait avoir mais il avait promis, et ne pouvait plus se dédire. Il hésita un instant puis partit d’un énorme éclat de rire. Alors il délaça le nœud coulant et dit :
- Satiri, tu m’as piégé ! Ton amour, ton obstination et ton intelligence ont gagné : tu vivras cent années de bonheur paisible avec ton époux ce qui vous permettra de connaître vos petits-enfants. A dans cent ans ! Puis il disparut comme une brume qui s’effiloche.
Le soir tombait. Savitri retourna le plus vite qu’elle put là où elle avait laissé le corps de Satyavan.
Tendrement elle lui souleva la tête, la remit sur ses genoux, et attendit …
Lentement Satyavan ouvrit les yeux, regarda le ciel étoilé
Et s’étonna :
« Savitri ! Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ?
- Tu dormais si profondément …
– Oh ! J’ai rêvé que j’étais au loin, et quelqu’un m’entraînait vers un pays brumeux… il était si grand, si effrayant !
- Viens vite maintenant, il fait déjà nuit. Tes parents doivent s’inquiéter de notre retard ! »
Ils revinrent à travers la forêt, en pleine nuit.
Mais maintenant, plus rien ne faisait peur à Savitri.
C’était à présent elle qui ouvrait le chemin, et elle chantait tout en marchant.
C’est le vieux et vénérable Duymatsena qui vint leur ouvrir la porte. Il courut à leur rencontre dans le clair de lune car ses yeux voyaient à nouveau.
Ce soir-là ils mangèrent avec une délectation particulière les fruits que Savitri avait refusés le matin.
Soudain ils entendirent le bruit d’un cheval au galop, qui s’approchait, puis qui s’arrêta devant leur hutte.
Un messager apparut dans l’embrasure de la porte et annonça à Duymatsena :
« Celui qui vous a chassé jadis du pays vient de mourir, Seigneur.
Ses gardes ont fui, et le peuple danse dans les rues en réclamant votre retour. »
Savitri et Satyavan se regardèrent et se sourirent.
Ils savaient qu’ils allaient avoir des enfants, et vivraient heureux ensemble jusqu’à ce que Yama viennent les chercher... Mais ils avaient le temps…
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