À nouveau, et dans une discrétion un peu honteuse, un obstacle à la liberté d’information !
Adoptée le 24 septembre à l’issue d’une procédure accélérée ne laissant guère d’espace au débat démocratique, la loi Accélération et Simplification de l’Action Publique a une fois de plus étendu le champ du secret des affaires, en prévoyant que « ne peuvent être ni communiqués, ni mis à disposition du public des éléments (...) dont la divulgation serait de nature à porter atteinte à des secrets de fabrication ou au secret des affaires ».
Cela vaut-il réplique aux tentatives des citoyens, des journalistes d’obtenir de la CADA qu’elle renonce à considérer que le secret des affaires devrait prévaloir sur l’intérêt général.
Le journal Le Monde, soutenu par de nombreuses ONG et des sociétés de rédacteurs viennent d’obtenir du Tribunal administratif que soit invalidée partiellement la décision de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs, refusant des informations sur les implants médicaux au motif du secret des affaires.
Mais les lobbies ne supportent pas que les secrets cèdent devant la liberté d’information, activent à Bruxelles comme à Paris leurs réseaux d’influence pour, comme ce nouveau dispositif le prévoit, restreindre le droit fondamental à la liberté d’expression.
Celui-ci s’inscrit malheureusement dans un mouvement long de renforcement des secrets au détriment de l’exigence démocratique de transparence. De l’adoption de la loi « secret des affaires » en 2016 au mésusage du secret de la défense nationale pour intimider les journalistes de « Disclose.ngo » en 2019 (entendus pour violation du secret-défense relativement aux livraisons d’armes au Yémen), en passant plus récemment par l’enquête diligentée par Dupont-Moretti contre des magistrats du Parquet National Financier, le mésusage, sinon la manipulation, des secrets va crescendo.
Ceux-ci sont plus que jamais détourné de leur usage légitime pour devenir des instruments au service des intérêts des puissants, des outils pour garantir leur impunité quand ils moquent la loi, mais également un canon braqué sur la tempe des lanceurs d’alerte.
À cela certes, rien de surprenant : comme le rappelait Hannah Arendt, le mensonge et la dissimulation sont inhérentes aux stratégies de conquête du pouvoir. C’est à cet effet que les révolutionnaires français ont érigé comme rempart contre l’arbitraire la liberté de chaque citoyen de « parler, écrire, imprimer librement ». En effet, lorsque les dirigeants savent que leurs actions peuvent être exposées sur la place publique et scrutées par les citoyens, ceux-ci seront moins enclins à abuser de leurs prérogatives.
Ce droit fondamental d’accès à l’information revêt une importance capitale dans une période de crise sociale, politique et sanitaire, de graves menaces sur les intérêts publics, alors que la fébrilité du pouvoir et les attentes légitimes de transparence démocratique rendent plus que jamais vital l’existence d’un réel contrôle citoyen. Or, l’instrumentalisation des secrets par les puissances économiques se heurte frontalement à cette exigence d’un contrôle démocratique effectif, car il permet aux responsables publics ou privés de se dérober à leurs obligations de rendre de comptes et, in fine, de maintenir une relation asymétrique avec les citoyens s’agissant de l’accès aux informations.
Entendons-nous bien sur les termes : le secret est parfaitement légitime (on pense au secret privé : le secret médical bien sûr) lorsqu’il est essentiel pour protéger la dignité, l’intimité des personnes vulnérables ou de permettre aux citoyens de s’exprimer librement, ou lorsqu’il est indispensable pour protéger effectivement la sécurité des personnes et des biens communs. Le point de rupture intervient lorsque les puissants font usage du secret pour taire les voix dissidentes en se parant – comble du cynisme – des oripeaux de la démocratie et de la liberté.
Il intervient également quand on instrumentalise le sanctuaire que doit rester la vie privée pour masquer des informations cruciales pour l’intérêt général.
On a entendu des voix rétrogrades récemment expliquant que l’obligation de transparence s’agissant du patrimoine était une forme d’atteinte à la vie privée !!!
Au sein du chœur de voix dissidentes que l’abus du secret cherchent à faire taire, celle des lanceurs d’alerte revêt une importance particulière. Alors même que ces derniers, citoyens ordinaires qui deviennent extraordinaires, acmé des colères citoyennes, sont souvent les premiers à mesurer et à révéler l’existence d’abus et de pratiques les plus graves.
Ils y sont encouragés aujourd’hui par la loi « Sapin II », même si cette loi restreint leur protection lorsque sont révélés des faits « couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client » ! Or, on le sait, la grande majorité des scandales en Europe, notamment dans le secteur financier, n’ont pu être à la connaissance du public et des autorités que grâce à de courageux lanceurs d’alerte consacrant ainsi le fait que les grands secrets, lorsqu’ils sont la couverture des forfaits, doivent céder le pas face au droit du public à l’information.
Reste un chantier qui aujourd’hui semble fermé permettant aux lanceurs d’alerte d’agir pour les faits les plus graves, y compris quand ils violent le secret de la défense ou le secret professionnel.
Répétons à nouveau que lorsque le secret fait obstacle à la manifestation de la vérité, ce sont des abus massifs et des violations des droits qui prospèrent et s’inscrivent dans la durée. Ce sont parfois des centaines de millions d’euros qui échappent des finances publiques européennes, faute pour les citoyens d’être mis en capacité d’agir et se mobiliser.
En témoigne le cas Edward Snowden tout d’abord. Ses révélations d’informations top-secrètes concernant l’espionnage illégal des communications sur internet par le gouvernement Américain et ses alliés déclenche une mobilisation sans précédent en faveur de la vie privée des deux côtés de l’atlantique, et conduira à d’importantes réformes des services de renseignement. Pourtant, Edward Snowden fait toujours l’objet de poursuites pour violation du secret-défense aux Etats-Unis, et reste à ce jour bloqué en Russie, seul pays dans lequel il peut aujourd’hui résider.
On doit penser également à Antoine Deltour, ensuite. Ses révélations sur l’optimisation fiscale agressive catalysent une mobilisation citoyenne en faveur de la justice fiscale et relancent l’initiative fiscale européenne. Pourtant, il aura fallu à ce dernier des années de combat pour voir son statut de lanceur d’alerte reconnu et se voir acquitter des charges pensant sur lui, notamment celle de violation du secret des affaires. Enfin, l’on ne peut manquer de mentionner le jeune lanceur d’alerte Rui Pinto, poursuivi sur le fondement de près de 90 inculpations au Portugal pour avoir révélé la face sombre du football mondial.
Les exemples de lanceurs d’alerte poursuivis et persécutés pour avoir révélé des secrets dans l’intérêt général sont nombreux et reflètent l’absurdité d’une situation politique dans laquelle les autorités préfèrent s’acharner sur le messager que de remédier à ce qui est dénoncer et de punir les coupables. Or, cette situation menace notre démocratie, car elle peut – et c’est bien l’objectif – conduire les lanceurs d’alerter à se taire, au risque de voir se pérenniser des violations graves des droits de l’Homme et de priver les citoyens du pouvoir que confère l’information.
Dans cet esprit, on doit se souvenir de la multiplication des procédures-bâillons menées par des grands groupes industriels pour lesquels les journalistes et les lanceurs d’alerte sont les ennemis numéro un.
En démocratie, les secrets doivent être cantonnés à leur juste place : ils sont indispensables pour protéger les grands intérêts privés et parfois l’intérêt public, mais ne le sont pas quand ils constituent le masque de la face sombre des pouvoirs économiques et sociaux, qu’il s’agisse de la finance, des agences de renseignement, ou du football.
À ce titre, la loi doit accorder une protection sans failles. Tout d’abord et cela va de soi, toute personne ayant divulgué de bonne foi des informations couvertes par un secret doit pouvoir bénéficier du statut de lanceur d’alerte, à charge pour le juge de déterminer, en toute indépendance et au cas par cas, si la personne remplit bien les critères d’obtention de ce statut.
Ensuite, les lanceurs d’alerte doivent pouvoir échapper à des poursuites et voir leur cause entendue équitablement devant les tribunaux lorsqu’ils sont poursuivis pour violation d’un secret. En particulier, ces derniers doivent bénéficier d’une forme d’exception de citoyenneté leur permettant d’échapper aux poursuites dès lors que l’intérêt général révélé de bonne foi par la divulgation de l’information prévaut sur les intérêts privés qui en seraient ébranlés. C’est le sens d’une jurisprudence qui se consolide à la Cour Européenne des Droits de l’Homme.
C’est elle qui permet parfois de rééquilibrer une balance qui continue à pencher dangereusement du côté des puissants.
Rappelons que ce n’est pas qu’au lanceur d’alerte que doit revenir la charge de prouver que la révélation d’un secret était nécessaire, cela doit être d’abord et surtout aux pouvoirs économiques et politiques qu’il revient de démontrer, au cours des procès, que le maintien du secret était le seul moyen de protéger un intérêt légitime, et non une simple mesure de confort.
C’est le sens de la bagarre menée par des ONG pour obliger la Commission Européenne à reprendre sa copie il y a quelques années, relative au secret des affaires, marqueur d’une véritable contre-offensive contre les lanceurs d’alerte et les journalistes d’investigation.
L’adoption d’une directive de l’Union Européenne sur la protection des lanceurs d’alerte offrira prochainement l’opportunité de repenser les dispositifs de protection de ces individus courageux. Cette réflexion devra prendre en compte l’exigence démocratique de mieux concilier les secrets et la liberté d’expression, sans quoi l’instrumentalisation des secrets conduira à une confiscation du pouvoir citoyen et, partant, enfantera d’une démocratie vidée de son sens.
William BOURDON Jean-Philippe FOEGLE
Avocat au Barreau de PARIS Coordinateur de la Maison des lanceurs d’alerte