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Billet de blog 26 janvier 2022

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Entre les libéraux et Carl Schmitt : la politique à l’horizon de Chantal Mouffe

Chantal Mouffe, avec sa pensée qui dérange surtout après la publication en collaboration à Ernesto Laclau le fameux texte intitulé Hégémonie et stratégie socialiste, attire l’attention. C’est un texte choc où les deux auteurs soulèvent de grandes contradictions dans la lutte des politiques de gauche. Se présentant comme néo-marxiste, sa pensée ne manque pas de soulever une perplexité corsée.

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La pensée politique de Chantal Mouffe domine l’histoire de la science politique moderne. Cette figure du matérialisme historique et dialectique fait son entrée fracassante avec de nouvelles appréhensions des phénomènes politiques. Ce faisant, suivant sa démarche discursive, elle assoie sa réflexion sur la repolarisation des espaces politiques avec l’ensemble des mutations qui surgissent dans le cours de l’histoire du monde. Dans ce cas de figure, l’auteure belge fait un refus au sein même de sa vision du monde en posant la base d’une complexité, pas la complexité morinienne. Rejetant la conception religieuse du marxisme, elle jette le dévolu sur le « contre et avec » pour poser l’épine dorsale de toute sa réflexion. Elle s’acharne dans une lutte contre toute adhésion idéologique. Car, selon elle, cette dernière empêche de penser et en même temps de diagnostiquer les phénomènes.

Chantal Mouffe, avec sa pensée qui dérange surtout après la publication en collaboration à Ernesto Laclau le fameux texte intitulé Hégémonie et stratégie socialiste, attire l’attention. C’est un texte choc où les deux auteurs soulèvent de grandes contradictions dans la lutte des politiques de gauche (Mouffe et Laclau, 1985). Se présentant comme néo-marxiste, sa pensée ne manque pas à soulever une perplexité corsée. Son entreprise laisse croire qu’elle est une figure de la théorie libérale avec la réclamation du pluralisme. Dans la majeure partie de ses travaux, elle pense avec et contre Carl Schmitt pour poser l’édifice de sa réflexion. Mis-à-part, il s’agit pour autant de regarder sa démarche pour pouvoir cerner tout le fil conducteur de sa pensée.

La pensée de Chantal Mouffe mérite une attention considérable. Avec l’évolution de la science et du monde, la nécessité de sonner le cor avec une pensée qui prend en compte le changement du cours de l’histoire se fait sentir. Aujourd’hui, il est clair que les anciennes pratiques de luttes deviennent inappropriées. Il faut des avancées qui, en lieu et place de jeter l’éponge, passe en revue les fondements de la vision du monde avec les mutations du monde. Définir de nouvelles stratégies au tournant de l’évolution du matérialisme historique et dialectique est la préoccupation fondamentale de Chantal Mouffe énoncée dans son Pour un populisme de gauche.

Dans son texte intitulé Pour un populisme de gauche, Chantal Mouffe met sa plume contre les marxistes orthodoxes en soutenant que les anciennes dynamiques de luttes pour renverser la rébellion du système capitaliste mondialisé sont désuètes par rapport aux mutations du monde. Elle avance ainsi : « je suis persuadée que si tant de partis socialistes et sociaux-démocrates sont en déroute, c’est parce qu’ils s’accrochent à une conception inappropriée de la politique- conception dont a critiqué a occupé le cœur de ma réflexion pendant de nombreuses années (Mouffe, 2018 : 6) ».D’où le sens de la pensée de Mouffe qui la qualifie de néo-marxiste. Après Antonio Gramsci qui place l’hégémonie au cœur du matérialisme, Chantal Mouffe la réclame pour passer en revue les trente années de domination de l’hégémonie libérale.

Elle persiste à croire qu’il faut une nouvelle appréhension des espaces politiques. Voilà pourquoi, elle progresse pour dire : « ce qui nous motivait alors était l’incapacité des politiques de gauche, fussent-elles marxistes ou sociales-démocrates, de tenir compte des mouvements qui avaient émergé dans le sillage des révoltes de 1968 et qui manifestaient des résistances à différentes formes de domination qu’il était impossible de cerner à partir de la notion de classe » (Mouffe, 2018 : 6). En se réclamant de marxiste, elle juge nécessaire de faire des nouvelles propositions à la théorie.

Dans ce dialogue, nous n’allons pas mettre l’accent sur les travaux de la penseuse par rapport à ceux d’autres marxistes. De préférence, nous voulons surtout placer le curseur sur deux (2) visions du monde : l’idéal politique de Mouffe et les libéraux. Néanmoins, ce travail concentrera sur sa lecture qui puise et rejette en même temps les conceptions de Carl Schmitt et la pensée libérale. Nous tâcherons de regarder la sympathie de la penseuse pour la théorie libérale, laquelle théorie qui devrait être diamétralement opposée à la vision de Mouffe. Cette démarche discursive illustre l’originalité de la pensée de Chantal Mouffe au tournant de la science politique.

Dans son ouvrage intitulé La notion de politique, Carl Schmitt (1992) repose la politique sur une dualité ami/ennemi dans une dimension antagoniste. En fait, dans son point de vue sur la politique, il rejette la question du pluralisme. Pour lui, il ne peut y avoir une diversité de positions dans un même espace. De là découle sa critique du libéralisme. Il pose le pluralisme comme condition expliquant l’inadéquation de la théorie libérale en ce qui a trait à la politique. En effet, en plaçant la politique dans un circuit ami/ennemi, il met l’emphase sur l’ennemi politique, pour lui, qui n’est pas un adversaire. Donc, l’ennemi politique est à abattre.

La politique n’est pas donnée dans la lutte elle-même, qui a ses propres techniques, psychologiques et militaires; il consiste, ainsi qu’il a été dit, dans un comportement commande par l’éventualité effective de celle-ci, dans le clair discernement de la situation propre qu’elle détermine et dans la tache de distinguer correctement l’ami et l’ennemi (Schmitt, 1992 :76).

L’identification de l’ennemi est fondamentale dans la pensée politique de Carl Schmitt. De surcroit, suivant son approche, contrairement aux libéraux, on ne peut pas cohabiter avec l’ennemi. Sur le coup, le conflit n’est pas légitime. Car, l’idée de l’élimination de l’ennemi implique la suppression du conflit. Il croit que l’ennemi politique n’est pas un adversaire. L’opposant politique doit être exclu de la lutte. Ainsi, il définit l’ennemi politique comme :

Ce n’est donc pas le concurrent ou l’adversaire au sens général du terme qui est l’ennemi. Ce n’est pas davantage le rival personnel, prive, que l’on hait et pour qui on ressent de l’empathie. L’ennemi, ce ne peut être qu’un ensemble d’individus groupes, affrontant un ensemble de même nature et engages dans une lutte pour le moins virtuelle, c’est-à-dire effectivement possible. L’ennemi ne saurait être qu’un ennemi public, parce que tout ce qui est relative à une collectivité, et particulièrement à un peuple tout entier devient ce fait affaire publique. Ennemi signifie hosties et non inimicus au sens plus large (Schmitt, 1992 : 67).

Le débat sur la conflictualité ne s’arrête pas à Schmitt. Il continue avec la politologue belge, Chantal Mouffe, qui apporte une nouvelle directive à la question de l’antagonisme. D’abord, elle place le curseur sur la dimension conflictuelle de la politique. Ce faisant, toujours dans la lignée de Carl Schmitt, elle critique les libéraux dans leur entreprise de purifier la politique à travers une conciliation des conflits dans le but d’assurer le bien-être collectif. Ensuite, elle regarde la lecture de Schmitt par rapport à la dimension conflictuelle tout en proposant une redéfinition de l’antagonisme.

Pour penser la politique avec et contre Schmitt, Chantal Mouffe, en lieu et place de l’ennemi, pense qu’un opposant est un adversaire. D’où, elle voit la politique comme étant la structuration des conflits dans une dimension agonistique. Elle propose de saisir l’importance du pluralisme dans la politique. Par contre, ce pluralisme n’est pas celui des libéraux. L’adversaire, pour les libéraux, est un simple concurrent. Politiquement, on peut partager le même point de vue que ce dernier à n’importe quel moment. Cette concurrence politique peut n’être imprégnée d’aucun ancrage idéologique. C’est de l’imposture. D’entrée de jeu, les deux concepts qui entrent en compétition dans l’approche de Mouffe et celle de Schmitt sont : antagonisme et agonisme.

L’agonisme de Mouffe est une continuité de l’antagonisme de Schmitt. Nous pouvons dire qu’elle prend le contre-pied des libéraux et également de Schmitt. Cette opposition s’explique dans l’exclusion du pluralisme par Schmitt qui se trouve au cœur de la pensée politique de Mouffe. Or, le pluralisme est l’une des conditions époustouflantes expliquant l’idéal politique des libéraux. Et aussi, le pluralisme évoqué  par Mouffe rejette la trivialité de la concurrence pour se baser sur l’opposition choquante entre des adversaires. Il s’agit, en effet, d’une question de vision du monde.

Pour construire son argumentaire, Mouffe se sert du concept d’hégémonie pour cerner les dimensions conflictuelles de tout ordre social. Par rapport à son point de vue qui tourne autour de l’idée selon laquelle nous pouvons chacun partager le même espace différemment, pour elle, chaque acteur de l’espace est en quête de l’hégémonie. En ce sens, elle a pu signaler :

Ce qui joue, au contraire, dans un affrontement agonistique, c’est la configuration même des relations de pouvoir autour desquelles une société se structure : il s’agit d’une lutte entre des projets hégémoniques différents qui ne pourront jamais êtreréconciliés rationnellement. Cette dimension antagoniste ne disposait jamais : c’est une vraie confrontation, mais qui se déploie dans un cadre régule par un ensemble de procédures démocratiquesacceptées de part et d’autres par les adversaires (Mouffe, 2016 :23).

Dans cet ordre d’idée, dans L’illusion du consensus, Chantal Mouffe postule l’idée d’une redéfinition de la politique à travers des concepts fondamentaux comme : hégémonie, agonisme et pluralisme. Elle prend non seulement le contre-pied de la pensée libérale mais aussi de la dualité ami/ennemi de Schmitt. Le concept d’hégémonie, emprunté à Gramsci, permet de comprendre la dynamique des acteurs dans une dimension agonistique. Sur ces entrefaites, elle avance :

En plus du concept d’antagonisme, c’est la notion d’hégémonie qui est cruciale pour penser la politique. Penser la politique avec l’idée de la présence toujours éventuelle de l’antagonisme nécessite de faire le deuil de la possibilité de trouver un fondement ultime, et par suite de reconnaitre la dimension d’indécidabilité présente dans tout système social. Il faut, autrement dit, admettre le caractère hégémonique de tout ordre social quel qu’il soit et reconnaitre que chaque société est le produit d’une série de pratiques mises en œuvre dans le dessein de créer un certain ordre dans un contexte contingent (Mouffe, 2016 : 23).

Dans Les paradoxes démocratiques, la penseuse agit contre tout un ensemble d’auteurs qui ont posé les fondements de la démocratie moderne. Elle rejette la pensée de Jürgen Habermas, Carl Schmitt, John Rawls et tant d’autres auteurs. Mais, dans ses critiques formulées contre Schmitt, on peut la considérer comme étant défenseuse de la théorie libérale. Alors, pour relancer le débat, Mouffe est-elle libérale? Voyons! Dans un premier temps, elle rejette l’antagonisme de Schmitt pour réclamer le pluralisme des libéraux. Par contre, il y a une nuance fondamentale dans sa pensée. Le pluralisme qu’elle réclame repose sur une base idéologique. Ce n’est pas un pluralisme formel comme celui des libéraux.

De surcroît, en pensant que nous pouvons ensemble appréhender un même espace, elle soutient que la conflictualité doit être au rendez-vous. Or, dans le carcan libéral, il faut éliminer la conflictualité. Le pluralisme des libéraux est plutôt harmonieux dans la mesure où l’ensemble des antagonistes d’un même espace atteignent une dimension transcendantale pour sauvegarder l’espace. Cela revient à dire qu’il suffit d’éliminer la conflictualité. À partir de quoi, on peut s’en tenir à l’idée que Mouffe n’est pas libérale. Son avancée dans la théorie marxiste ne fait qu’expliquer l’originalité de sa pensée. Elle s’inscrit dans un processus de rupture et continuité.

L’étude de Mouffe serait de comprendre des réalités pendantes. Elle ne refléterait pas sa position idéologique. C’est pourquoi, elle peut faire l’objet d’incessantes critiques de la part des néo-marxistes, pire encore, les marxistes orthodoxes. Comme néo-marxiste, elle devrait faire tourner sa réflexion autour de la doctrine. Avec l’idée de saisir la force des évènements, elle se dépouille de toute emprise idéologique afin de lancer sa pierre dans le pavé. Comme nous l’avons signalé, saisir le sens de sa pensée suppose une sortie du carcan idéologique pour mettre l’emphase sur la réalité des choses et les forces en présence.

S’appuyant sur la pensée de Mouffe est peut-être assez fade. Elle se distancerait de toutes idéologies en se statuant sur des courants politico-philosophiques marquant les sociétés (surtout occidentales). Elle construit sa pensée à partir des constatations par rapport aux déterminités conçues par les idéologies naissantes qui dissimulent l’oppressive et la puissance de l’ordre social par rapport au pluralisme défendu dans les discours des libéraux.

Les travaux des penseurs sur lesquels nous avons choisi de réfléchir sont très peu connus dans notre univers académique et intellectuel. De surcroît, les pensées développées peuvent paraître fatigantes pour ceux qui hésitent à toute aventure intellectuelle. La mobilisation de toutes ces pensées pour décanter et éclairer des concepts servant de jalons aux travaux des penseurs d’univers idéologiques différents s’avérerait appréciables. Ils aimeraient voir s’affronter leurs idées en tant que sujets et produits de traduction de conflictualité substantielle dans une tendance visant une uniformité ou d’universalité par un désir de triomphe d’une particularité.

La pensée de Chantal Mouffe a toute son importance dans l’histoire de la science politique. C’est un modèle de pensée qui prend en compte l’ensemble des aspects d’un même phénomène. Et aussi, une pensée qui dérange dans le sens qu’elle rejette, à la base, le marxisme orthodoxe qui nie les mutations de l’époque contemporaine. Ainsi, pour comprendre le sens de la pensée de l’auteure, il faut une sortie du creuset idéologique qui, au nom de la conviction, ignore le changement du cours de l’histoire de l’humanité. De là surgit une certaine similarité entre la pensée de Chantal Mouffe et la complexité d’Edgar Morin. Par contre, ils se diffèrent sur les moyens.

Au-delà de l’ampleur de la pensée de Chantal Mouffe, il est important de signaler des réticences par rapport à la pensée de l’auteure. D’abord, nous pouvons esquisser un problème d’éthique qui a couronné toute sa pensée. Il y a des concepts et des idées empruntés à d’autres auteurs que l’auteure en question n’a pas pris le temps de citer. Sur la question des mouvements post politiques, ce point de vue est chère à Alain Touraine et Alberto Melucci. Nouveaux mouvements sociaux et mouvements post politiques découlent d’Alain Touraine et Alberto Melucci. Et aussi, le concept d’hégémonie est chère à Antonio Gramsci. Dans toute la pensée de Mouffe, Pierre Bourdieu, Alain Touraine et Alberto Melucci sont au rendez-vous. Malheureusement, l’auteure fait abstention de les citer. D’où le problème fondamental de sa pensée. Sa démarche est anti-science tout simplement.

Références

MOUFFE Chantal et LACLAU Ernesto (2019).Hégémonie et stratégie socialiste : vers

une radicalisation de la démocratie. Paris : Fayard

MOUFFE, Chantal (2016). Le paradoxe démocratique. Paris : Beaux-Arts de Paris        

éditions

MOUFFE, Chantal (2016). L’illusion du consensus. Paris : Éditions Albin Michel

MOUFFE, Chantal (2018). Pour un populisme de gauche. Paris : Éditions Albin Michel

MOUFFE, Chantal (1992). Penser la démocratie moderne avec, et contre, Carl Schmitt.          

Revue française de science politique. no 1, pp. 83-96

SCHMITT, Carl (1992).  La notion de politique. Paris : Flammarion

Auteur : Westevenson CLOVIS

Licencié en Philosophie et Science politique à l’Institut Supérieur d’Études et de  

Recherches en Sciences Sociales (IERAH\ISERSS) de l’Université d’État d’Haïti.

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