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Billet de blog 1 juin 2025

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Sur le bien

Un ami auquel je posai la question l’autre jour me répondit ceci : " Il n’y a plus de religion, plus de lien spirituel. Les pathologies, psychoses et névroses remontent à la surface chez tout le monde, qui agit mal, et veut qu’on l’en excuse ; tout cela est la cause de notre ennui."

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A Emilie de B. de L.

Un ami auquel je posai la question l’autre jour me répondit ceci : « Il n’y a plus de religion, plus de lien spirituel. Les pathologies, psychoses et névroses remontent à la surface chez tout le monde, qui agit mal, et veut qu’on l’en excuse ; tout cela est la cause de notre ennui. Vous dites qu’ils ne les sentent pas en Ukraine ; mais ce n’est pas parce que la guerre change les priorités, c’est parce que la peur de la mort a redonné du prix à la vie. Nous n’avons pas de guerre ; il nous faut une religion. »

Je partage les effets – je viens de les ressentir jusque dans les tréfonds de ma chair – mais ai quelque peine à m’accorder avec lui sur les causes. Je ne suis pas croyant, et il m’est difficile d’imaginer les subtilités de cette vie intérieure. Mais à un homme qui a besoin de la crainte de l’enfer pour agir bien je ne ferai pas confiance. Sa droiture ne tient qu’avec sa crainte ; remplacez-la par une crainte supérieure, faites-le agir selon le mal, et sa droiture flanche. Un tel homme n’agit pas par vertu : il agit par peur.

Toutes nos actions comportent une part de mal ; même avec les intentions les plus pures, il est impossible que dans leurs conséquences et leurs ramifications les plus fines elles ne finissent par déborder sur la sphère d’un autre, qui s’en sentira heurté. Le bien, comme tel, est inatteignable. Mais ce n’est pas parce qu’il est inatteignable que cela nous retire l’obligation de minimiser autant qu’on le peut les conséquences néfastes de nos actions. Elles se prévoient, s’anticipent, se corrigent avant de les mettre en œuvre, s’annulent s’il le faut, quand on voit qu’elles auront pour conséquence manifeste de blesser. Comme chaque action particulière englobe avec elle son lot de causes et d’effets particuliers, neuf, inédit et unique, la validation qu’on doit leur apporter ne se trouve dans aucune bible, dans aucune loi, dans aucun code de conduite morale. Ces livres donnent de beaux principes, et il est certains que de beaux principes diffusés largement dans la société, à la messe, lors de la prière, à la lecture de cette vie maximalement bonne que fut celle du Christ pour ses fidèles, augmentent la masse générale de la propension au bien. Mais cet avantage pour ainsi dire secondaire ou par ricochets de la religion n’empêche pas le mal, parce qu’un principe, aussi beau qu’il soit, n’est qu’un principe ; il est abstrait, et pour le mettre en application il nous faut retourner à l’analyse de la situation particulière face à laquelle nous devons agir. Cette situation particulière est unique : elle n’est dans aucun livre.

Ainsi le bien se cache, ce qui n’étonnera personne, puisqu’il est si difficile à trouver. Mais accepter qu’il soit caché, qu’on ne l’ait pas sous la main, qu’il nous faille le redéfinir à chaque nouvelle action que nous nous apprêtons à prendre, refuser d’agir mécaniquement et servilement au nom d’un principe préalablement donné ; en somme, accepter d’être seul face à son action, c’est déjà le faire. C’est déjà le faire que de se dire : « je ne sais pas », et de remettre sur la table, avant d’agir, toutes les conséquences bonnes ou mauvaises que notre action pourra entraîner.

Cela est difficile. Cela implique de suspendre son action le temps d’y penser, de briser en nous une forme de spontanéité, de renoncer à ces délétères « je suis ainsi, donc j’agis ainsi », « j’en ai besoin, donc je le fais », ou « Dieu a dit, donc j’obéis ». Cela implique, au contraire, de cultiver autant que nous le pouvons une vision nette du monde, de refuser la paresse qui consiste à ne pas voir, à ne pas entendre, à ne pas anticiper, et travailler, autant que possible, à avoir un œil juste sur ce que nous faisons. Mais ce travail est aussi une connaissance du monde – non pas des livres de conduite, mais du monde, tel qu’il se présente à nous – travaillée sans relâche, qui augmente en nous à mesure que nous la cultivons ; et j’admettrais volontiers, si je les maîtrisais suffisamment, que c’est la raison pour laquelle les Anciens mirent le bien à côté du juste et du vrai.

Cette suspension de notre action est-elle rationnelle ? Non, parce que le temps que nous mettrons à agir sera utilisé par d’autres, qui agiront moins proprement, et tireront de leur action un bénéfice que nous ne nous arrogerons pas pour nous-mêmes. Mais est-elle raisonnable ? Oui, parce qu’en s’imposant cette loi à soi-même on entérine un monde dans lequel, parce qu’on ne se précipite pas pour tirer le premier bénéfice venu, on donne aux autres la possibilité de suspendre leur action eux aussi, et ainsi chacun peut avancer de concert en tâchant de réduire la proportion de mal dans les actions de tous.

Mais, de deux choses l’une. Ou bien nous considérons que nous ne sommes pas libres, et alors les choix qu’on peut faire importent peu, parce qu’ils sont dictés de longue date par la force que nous choisissons d’interposer entre nous et notre action ; habitus social, trauma psychologique, principes donnés par notre religion. Ou bien nous sommes libres, mais alors, si nous le sommes, nous acceptons qu’entre deux actions qui s’offrent à nous, bien qu’il nous soit fréquent de choisir la mauvaise, il nous est également possible d’opter pour la bonne. Autrement dit, si nous sommes libres, le bien existe, et si le bien existe, alors nous considérons en même temps que nous sommes dignes de le chercher, de le trouver, et de le mettre en application. La possibilité qui nous est offerte par notre liberté de choisir entre le bon ou le mauvais choix n’a aucun sens si nous ne nous considérons pas dignes d’opter pour le bon. C’est, ainsi, parce que nous sommes libres que nous devons être dignes, et c’est parce que nous sommes dignes que nous devons nous efforcer d’opter, autant qu’il nous est possible, pour le bien ; la liberté, l’indépendance, l’autonomie dans la force de notre jugement, ne peuvent se concevoir sans cela.

Ce siècle est plein d’entraves. Il est possible que les névroses, psychoses, ennuis, ressortent, parce qu’en effet nous n’avons pas de lien spirituel. Mais la religion, qui fâche selon les appartenances, n’a pas besoin d’être le ciment essentiel pour assurer que nous agissions bien. La dignité humaine, qu’en appliquant à moi-même j’applique nécessairement à tous, est déjà ancrée en nous, qui chérissons la liberté, et qui l’avons choisi pour notre devise. Ces entraves ne sont pas à considérer comme une privation de la possibilité que nous avons d’être libres. Elles ne sont, justement, qu’une donnée supplémentaire à ajouter au problème qui se pose à nous, que nous pouvons intégrer dans l’anticipation de nos actes, ni plus ni moins que comme n’importe quelle autre donnée présente dans ce problème. Elles comptent elles aussi comme une lecture du monde – du monde intérieur aussi bien que du monde extérieur – un œil juste appliqué à sa connaissance, et permettent d’atteindre le vrai, en même temps que le juste et le bien.

Parce que l’homme est libre, parce qu’il n’a aucune réponse toute faite dans l’obtention du bien qu’il doit forger lui-même, il est seul. Mais il peut diminuer le poids de cette solitude morale ou spirituelle. L’amitié, l’amour, choisis au nom de mêmes principes, de mêmes valeurs, de mêmes croyances, de mêmes conduites de vie, l’aident à partager le fardeau de sa solitude devant la conduite morale qu’il a à tenir, et lui permettent de redéfinir le bien, chaque fois, appuyé par ceux qui lui sont chers. Il est seul, mais il aime. Je ne connais pas assez les Anciens pour l’affirmer, mais c’est peut-être pour cette raison qu’ils en faisaient, en plus d’un être juste, bon, ou vrai, un être beau.

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