A Matthieu Mesnage
J’avais, petit, l’habitude de dormir avec une loupiote. Je m’aperçois un après-midi ne pas l’avoir débranchée, m’approche, tire dessus avec mes petites forces, elle ne vient pas. Je tire un peu plus et, afin d’avoir une meilleure prise, laisse glisser mes doigts sur les fiches. Le coup de jus part. Mes grands-parents qui entendent le cri accourent de leur chambre pour me détacher de la prise ; j’ai deux doigts grillés, nous filons chez le pédiatre. Les allées sont bordées de cyclamens rouges et les dalles ont la couleur de la brique. La rouste que mes grands-parents me donnent m’apprendront à être plus prudent ; et de fait, je n’ai, depuis, jamais réessayé de détacher une loupiote en tirant sur les fiches.
Je viens de raconter ce souvenir tel que je me rappelle l’avoir vécu. Le fait de l’écrire ne m’engage pas à dire la stricte vérité ; non pas que j’aie conscience de mentir en l’écrivant, mais sans doute certains détails, si je devais revivre cette scène comme elle m’est arrivée, seraient différents. Les détails, la morale aussi, parce que j’ai aujourd’hui conscience que cette rouste m’apprit à faire plus attention ; mais sur le moment, je ressentis de la peur de voir de l’énervement ajouté à de la précipitation, et de l’incompréhension de constater qu’à ma douleur et à ma crainte, la réponse de mes grands-parents avaient été, au lieu d’un baiser ou d’une gentille parole, une rouste. Aujourd’hui je vois leur amour, et le fait qu’ils aient eu peur pour ma vie.
Ce souvenir est en moi très clair. Je l’évoque comme une chose sûre. Je le repasse dans ma tête d’avant en arrière, et il est toujours le même. Dans le fond, je n’ai pas besoin de savoir si ces fleurs étaient rouges, violettes ou blanches : que je me les rappelle rouges suffit pour leur donner une existence, et attester de l’authenticité de mon souvenir. Sa morale, même, que j’ai progressivement étendue, en passant, avec la sagesse de l’âge, de la crainte, puis à la prudence, puis à l’amour, contient les trois à la fois, chacune de ces notions ne se différenciant de l’autre que par le degré d’analyse que je veux y mettre.
Tel qu’il est placé dans le bassin de ma mémoire, ce souvenir dort tranquille. Il me définit. Lui et ses pairs forment une série de balises sur le chemin que je prends dès que je veux me retrouver moi-même, autant, du moins, qu’il m’est possible de le faire. Y penser ne pose aucun problème. L’écrire non plus, puisqu’en somme, je suis seul face au papier. Mais voici que je veux raconter ce souvenir à un ami, soit qu’il me demande de justifier une position morale que l’on discute, ou que la chaleur d’un bon feu et d’un verre de whisky m’y engage. Je le sors du flux de pensée où il était, et tâche de le mettre dans des mots. Mon discours commence. Aux premières phrases, je sens que quelque chose n’est pas juste. Je continue. La suite, non plus, ne va pas. Étonnamment, sans que je sois capable d’en trouver la raison, mon discours ripe contre la paroi qu’il veut atteindre ; je ne suis plus tout à fait sûr de la chronologie des événements. Les détails, que j’ajoute pour donner du corps à mon récit, ne m’apparaissent soudainement plus aussi nets que lorsque je me les rappelais, cinq minutes à peine avant de commencer. J’ai, en parlant, l’impression de mentir, et de travestir ce souvenir que je raconte. Ces fleurs n’étaient-elle pas finalement violettes ? Mes grands-parents, que j’ai dit avoir accouru de la chambre, n’étaient-ils pas dans le salon ? Combien de temps suis-je resté attaché à cette prise en attendant leur aide ?
Bien sûr, ces détails n’ont aucune importance pour que mon ami comprenne le souvenir que je suis en train de narrer. Il est, pour lui, indifférent que ces fleurs aient été rouges ou violettes. Mais il ne l’est pas tout à fait pour moi. Comment m’assurer de l’authenticité de ce que je dis, si je ne suis pas sûr de chaque détail que je formule dans la narration de ce souvenir ? Je ne me la devais pas quand j’y pensais, ni quand je l’écrivais. Mais dès lors que je le communique à un autre, leur précision, leur certitude, contribuent à donner de la sincérité à ma parole : à présent qu’elle n’est plus seulement mienne, mais qu’elle passe dans la conscience d’un autre, il faut qu’elle soit sincère, et je dois communiquer ce souvenir avec la même exactitude que celle avec laquelle je l’ai vécu, qu’il laisse en lui, pour ainsi dire, la même marque d’impression. Je le dois à cet ami, et d’autant plus que je l’estime ; je le dois aussi à ce souvenir et à moi-même, puisque, si je ne veux pas me faire mentir, je dois le raconter avec la force et l’intensité auxquelles il correspond quand je m’y replonge. Car, autrement, que sera mon discours, sinon un vain substrat de ce que j’ai vécu ? Comment puis-je lui communiquer cette force intime, si déjà mon récit m’apparaît faux, tronqué, si je bute sur chaque détail lorsque je le raconte, et m’aperçois, en définitive, que la vérité, c’est que je ne m’en souviens plus ? J’ai évidemment en tête ses grandes étapes, mais la précision exacte de ses détails, qui font de ce souvenir, non pas seulement une idée, mais bien quelque chose de vivant, elle, a disparu à jamais dans les tréfonds de ma mémoire.
Or, que sommes-nous d’autre, sinon la construction progressive de ces souvenirs accumulés ? Mais non pas ces souvenirs, en vérité. Les discours que nous tenons sur eux, et plus tard les discours sur ces discours, mots qui ne sont pas moins nous qu’eux-mêmes, mais qui transforment ces souvenirs sans arrêt, en modifient les visages, les formes, les sens, et la morale, chaque fois qu’on les raconte, et nous en écartent à mesure un peu plus. Aussi ce que nous avons de plus précieux, de plus profondément nous-mêmes et qui dort dans cet abysse qu’est notre mémoire est-il proprement incommunicable à ceux qui nous sont les plus chers, parce que la parole ne peut les enlacer. Une écriture artiste, peut-être, comme celle de Proust, pourra utiliser les ressources de l’art pour tricher, et redonner à la force d’un souvenir l’intensité correspondant à celle qu’on a vécue. Mais il n’est pas d’art d’un ami à l’autre, et leur amour est infini, eux qui nous écoutent divaguer sans saisir le sens de ce qu’on veut leur dire, et conservent toujours pour nous la même patience. Car on veut leur communiquer une expérience, mais tout ce qu’on parvient à leur faire sentir, ce sont des idées. Par où ce qui rapproche le plus deux amis entre eux n’est pas, comme je l’écrivais il y a plusieurs années, la fidélité, la confiance, la loyauté, la recherche constante et l’émulation dans un intérêt commun : c’est l’intimité.